La Presse Anarchiste

La grève des boutonniers de l’Oise (1)

    Les bou­tons que vous
por­tez, bou­tons blancs de vos che­mises, bou­tons de cou­leur de vos
vête­ments, vous êtes-vous deman­dés, camarades,
d’où ils venaient, quels tra­vailleurs les avaient façonnés ?

    Peut-être le
savez-vous depuis notre grande grève de février, mars,
avril der­niers. Les jour­naux ont par­lé beau­coup des
bou­ton­niers, parce que, sur le pas­sage de nos cor­tèges de
gré­vistes, quelques vitres de demeures patro­nales ont été
bri­sées. Mais les jour­naux n’ont pas par­lé des
exis­tences que le métier a bri­sées et brise sans arrêt
par­mi nous. Ces dégâts-là, pour­tant, sont
autre­ment importants !

    Je vou­drais, brièvement,
le dire ici. Vous com­pren­drez mieux alors notre mou­ve­ment de révolte.
Vous en per­drez moins vite le sou­ve­nir, aussi.

    L’ar­ron­dis­se­ment de
Beau­vais, dans l’Oise, pos­sède une sorte de mono­pole de la
fabri­ca­tion du bou­ton. Dix mille ouvriers envi­ron y sont occupés,
dans une qua­ran­taine de fabriques dis­sé­mi­nées sur une
ving­taine de communes.

    Dans un coin éloigné
de l’Oise, il y a une autre dizaine de fabriques. Une autre dizaine
encore dans le res­tant de la France, à Paris, dans la Somme et
dans le Nord.

    Avec quoi est fait le
bou­ton ? Autre­fois, on ne tra­vaillait que la nacre, blanche ou
noire, clas­sée par espèce et connue sous le nom du lieu
où elle était pêchée : Sydney,
Macas­sar, Manille, Quing-Sood, etc.

    La nacre épaisse
et blanche sert éga­le­ment à fabri­quer de magnifiques
manches de cou­teau, des mon­tures d’é­ven­tails et autres objets
de prix.

    Mais la nacre est chère.
Elle a été sup­plan­tée par d’autres coquillages
infi­ni­ment moins coû­teux : le bur­gau de Sin­ga­pour, gros
escar­got de mer, pesant par­fois jus­qu’à 2 kilogrammes ;
la gol­fich et l’a­léo­tide reflé­tant toutes les couleurs
de l’arc-en-ciel ; la moule, la lin­gah, le colom­bo, le sharbay ;
enfin et sur­tout, par le tro­ca, sorte d’es­car­got marin, portant
aus­si, selon les lieux d’o­ri­gine, les noms de Calédonien,
Tahi­ti, Macas­sar, Japo­nais, etc…

    Il y à dix ans, à
peu près, que l’on a com­men­cé à uti­li­ser le
tro­ca, et aujourd’­hui il entre dans la plus grosse par­tie de la
fabri­ca­tion. C’est que si la nacre franche coûte actuellement
de 3 à 7 francs le kilo­gramme, le tro­ca ne coûte que 50
à 80 cen­times. La dif­fé­rence de prix est énorme ;
la dif­fé­rence de qua­li­té du bou­ton n’est appréciable
que pour les connaisseurs.

    Par quelles opérations
passe le coquillage pour deve­nir bouton ?

    D’a­bord, le sciage au
moyen d’une scie cir­cu­laire rou­lant à une vitesse
ver­ti­gi­neuse. Indé­pen­dam­ment de l’air vicié de vapeurs
et de pous­sières qu’il res­pire, le scieur est continuellement
expo­sé à des acci­dents. Les scieurs à qui manque
des bouts de doigts ou des doigts entiers ne sont pas rares.

    Puis le découpage
du bou­ton brut ; ensuite le tour­nage, qui sert à donner
les façons de bour­re­lets, de cuvettes, de fan­tai­sies, etc.
Décou­peurs et tour­neurs, tra­vaillant pen­chés sur leur
meule ou sur leur tour, en avalent de la pous­sière de
coquillage au long d’une jour­née ! Des femmes, les
gra­veuses, fignolent cer­taines caté­go­ries de boutons.

    Enfin, le polis­sage, qui
se fai­sait à la main autre­fois,
comme tout le reste, d’ailleurs — en col­lant les bou­tons sur des
planches pour les frot­ter vigou­reu­se­ment avec une brosse enduite de
tri­po­li et de vitriol, se fait méca­ni­que­ment aujourd’­hui. On
trempe les bou­tons, au préa­lable, dans un bain d’acide
muria­tique, puis on les met à rou­ler quelques heures dans un
ton­neau ayant la forme d’un tam­bour et conte­nant de la sciure de
bois, de la stéa­rine et de la chaux de Vienne. Le poli ainsi
obte­nu est incom­pa­ra­ble­ment supé­rieur à celui que
don­nait l’an­cien système.

    Il ne reste plus qu’à
mettre sur cartes selon la qua­li­té et la grosseur.

    L’ou­tillage mécanique
ne date. que d’une quin­zaine d’an­nées. Et c’est sur­tout depuis
dix ans, depuis l’emploi du tro­ca qu’il s’est généralisé
et perfectionné.

    C’est que grâce au
tro­ca, l’in­dus­trie du bou­ton a connu des jours de splen­deur pour les
patrons et de qua­si-aisance pour les ouvriers. Les prix de façon
étaient assez avan­ta­geux. Et que l’on songe aux bénéfices
que pro­cu­raient aux patrons les prix de vente du bou­ton de troca
pas­sant pour de la nacre.

    En dix ans, des fortunes
colos­sales se sont édi­fiées ; des châteaux
se sont dres­sés à l’en­trée de nos vil­lages. Les
Troi­soeufs, les Dou­delle, les Mar­chand, qui connurent la plus noire
misère, sont deve­nus mil­lion­naires en quelques années.
Ils sont les auto­ri­tés du pays, les vrais maîtres.
Troi­soeufs est maire. de Lor­mai­son ; Dou­delle, de
Saint-Cres­pin ; Mar­chand, d’An­de­ville. Avec leur copain Dupont,
séna­teur et maire de Beau­vais, ils sont les meneurs du
syn­di­cat patro­nal. L’État
n’a rien à leur refu­ser, ni gen­darmes et sol­dats, ni mois de
pri­son pour les militants.

    On aime à
rap­pe­ler, chez nous, le temps où le père Dou­delle était
men­diant et les mau­vaises langues racontent qu’à cette époque
déjà il avait des qua­li­tés d’exploiteur ;
un de ses confrères du temps d’in­for­tune lui aurait reproché
en pleine place publique de l’a­voir for­cé, un jour, à
aller men­dier à la porte d’un châ­teau et de l’avoir
vio­len­té ensuite pour lui arra­cher le mor­ceau de pain de la
charité.

    Les patrons se ruèrent
vers les pro­fits ; il fal­lait pro­duire, encore pro­duire. Ils
firent un nombre consi­dé­rable d’ap­pren­tis. Ils se
concur­ren­cèrent les uns les autres.

    N’é­tant pas
encore orga­ni­sés, les tra­vailleurs firent les frais de la
concur­rence. De 1900 à mars 1909, ils subirent des diminutions
suc­ces­sives de 25 % à 44 %. Les salaires de 10
francs pour les scieurs ; de 7 francs pour les découpeurs ;
de 6 francs pour les tour­neurs ; de 4 fr. 50 pour les
gra­veuses ; de 2 fr. 50 pour les encar­teuses sont loin
depuis long­temps. On peut dire que la moyenne des salaires pour une
semaine, est de 22 francs. Mais les salaires de 15 à 18 fr.
sont fré­quents. L’en­car­teuse se fait vingt sous.

    La vie est chère,
aus­si chère qu’à la ville. Seul, le loge­ment est un peu
moins éle­vé ; il coûte, cepen­dant, de 180 à
200 francs par an.

    À
35 ans, tous les ouvriers sont asth­ma­tiques en rai­son de la poussière
qu’ils res­pirent pen­dant le tra­vail. Beau­coup sont plus gravement
hypo­thé­qués encore. Qu’ils tra­vaillent en usine ou chez
eux, les condi­tions d’hy­giène sont déplo­rables. On
entasse faci­le­ment 15 ouvriers là où rai­son­na­ble­ment on
en pour­rait mettre 8. Nulle part le moindre ven­ti­la­teur ou
aspirateur.

La Grève de Lormaison

    Pour voir clai­re­ment la
situa­tion avant la grève, il est utile de remon­ter un peu en
arrière. Entre 1880 et 1900, des ten­ta­tives infructueuses
d’or­ga­ni­sa­tion, aus­si bien du côté ouvrier que du côté
patro­nal, avaient eu lieu. Mais ce n’est qu’en 1901 que chacun
réus­sit à fon­der défi­ni­ti­ve­ment son syndicat.

    Celui des patrons, de
l’a­veu même des inté­res­sés, ne put arri­ver à
l’u­ni­té de vues néces­saire tan­dis que le syndicat
ouvrier d’An­de­ville pro­pa­gan­dait avec ardeur pour orga­ni­ser toute la
région. Des sec­tions fon­dées dans nombre de communes
don­nèrent nais­sance à L’U­nion syn­di­cale des ouvriers
table­tiers de l’Oise
, dont l’exis­tence fut assez difficile
jus­qu’en 1906. Alors seule­ment elle prit vie énergiquement.

    En juillet 1907, la
sec­tion de Lor­mai­son se déci­da à for­mu­ler des
reven­di­ca­tions. C’est que là les ouvriers subis­saient, sous
toutes les formes, une exploi­ta­tion plus éhontée
qu’ailleurs.

    Ils étaient payés
à des prix infé­rieurs de 16 à 20 % à
ceux d’An­de­ville, le centre prin­ci­pal de la fabri­ca­tion, et sou­mis à
une sorte de des­po­tisme moyen­âgeux par l’o­bli­ga­tion de loger
dans des mai­sons appar­te­nant aux patrons.

    Indépendamment
des frais d’ou­tillage et d’as­su­rance rete­nus sur la paie de leurs
esclaves, les patrons parmi
les­quels l’illustre Troi­seufs — se réser­vaient encore le
droit de les chas­ser de leurs loge­ments s’ils ces­saient de travailler
pour eux. Ain­si, enchaî­nés par cette ques­tion des
habi­ta­tions, ces mal­heu­reux étaient sous la domination
com­plète de leurs employeurs. Ceux-ci en pro­fi­taient d’odieuse
façon. Nan­ti de tous les ren­sei­gne­ments, le Comité
Exé­cu­tif de l’U­nion fut char­gé de la rédaction
du cahier des reven­di­ca­tions et de la direc­tion du mou­ve­ment. Voici
quelles étaient ces reven­di­ca­tions qui, présentées
le 2 juillet, furent repous­sées par les trois patrons de la
localité.

  1. Tarif des prix de
    façon basé sur celui d’Andeville ;
  2. Sup­pres­sion du
    contrat de loca­tion des loge­ments obli­geant tout ouvrier à les
    quit­ter en cas de chan­ge­ment d’employeur, et rem­pla­ce­ment par la
    loca­tion à l’an­née, qui, selon les usages locaux, se
    fait du 11 novembre d’une année au 11 novembre de l’autre ;
  3. Aucune rete­nue
    pour assu­rance, frais d’ou­tillage et de maté­riel, amendes ;
    sous quelque forme que ce soit ;
  4. Les cor­vées,
    qui, jus­qu’à ce jour, ont été faites sans
    rétri­bu­tion, devront être payées à
    l’heure ;
  5. Aucun ren­voi
    d’ou­vrier pour fait de grève ou connexes.

    Des entre­vues eurent
lieu par la suite avec les patrons ; une ten­ta­tive d’arbitrage
du juge de paix n’eut aucun succès.

    Alors les soupes
com­mu­nistes furent ins­tal­lées et une sur­veillance sur la
sor­tie et l’en­trée des bou­tons et matières premières
fonc­tion­na aussitôt.

    Les gen­darmes étaient
arri­vés dès les pre­miers jours. Leur tra­vail consistait
à pro­vo­quer, à inju­rier et à mena­cer les
gré­vistes. Pour leur faire faire cette triste besogne, les
patrons les abreu­vaient jour­nel­le­ment d’al­cool. On les rencontrait
titu­bant dans les rues ; l’un d’eux, que l’on recher­chait un
jour, fut trou­vé ivre mort dans les lieux d’ai­sance de la
mairie.

    La ter­reur régna
dans ce petit pays. Des charges furent effec­tuées sur des
groupes de femmes et d’en­fants. Un jeune homme inof­fen­sif qui passait
à bicy­clette fut mena­cé de mort par un brave pandore
qui lui mit le revol­ver sous le men­ton. Un jaune, dont rien ne
pou­vait jus­ti­fier l’acte, déchar­gea quelques coups de revolver
sur un groupe de femmes. Au lieu d’être appréhendé,
il fut pro­té­gé par les gen­darmes ; jamais il ne
fut inquiété.

    Le rôle des
gen­darmes fut si. abject que l’on en vit quelques-uns, écoeurés
de la sale besogne qu’on leur impo­sait, préférer
démissionner.

    Si bien secondés,
les patrons se firent plus arrogants.

    Tant et si bien, qu’à
bout de patience les gré­vistes usèrent de représailles
en bri­sant la car­riole de l’un d’eux et en ros­sant quelques jaunes.

    Ce fut le motif d’une
ving­taine d’ar­res­ta­tions. Sur les indi­ca­tions du patron et maire
Troi­soeufs, tous ceux qui déplai­saient furent appe­lés à
la mai­rie sous pré­texte d’une com­mu­ni­ca­tion à leur
faire. Arri­vés là, les gen­darmes se jetèrent sur
eux et les enfer­mèrent de force dans un omni­bus réquisitionné
pour les conduire aus­si­tôt à la pri­son de Beauvais.

    Mal­gré la police
qui, lors­qu’elle ren­con­trait des femmes iso­lées, les menaçait
d’ar­res­ta­tion si elles ne ren­traient pas au tra­vail ; malgré
les menaces de mort pro­fé­rées publi­que­ment par
Troi­sœufs contre des mili­tants, les gré­vistes tinrent bon.

    Leur résistance
farouche obtint sa récom­pense. À
la fin du mois ils avaient satis­fac­tion, sauf sur la ques­tion des
logements.

    Un peu plus de
résis­tance encore de leur part cer­tai­ne­ment leur aurait donné
satis­fac­tion inté­grale. Mais, nou­veaux dans la lutte, ils se
fati­guaient vite et le Comi­té Exé­cu­tif fut obligé
d’ar­rê­ter là, plu­tôt que de tout perdre.

    En se montrant
intran­si­geants sur cette ques­tion, les patrons savaient ce qu’ils
fai­saient. En effet, par la suite, une tren­taine de familles de
« mau­vaises têtes » durent quit­ter le
pays. Ain­si débar­ras­sés, ils purent à nouveau
régner en maîtres abso­lus sur une popu­la­tion renouvelée.

    Cette petite lutte fut
pleine d’en­sei­gne­ments que l’U­nion des table­tiers sut mettre à
pro­fit. Les bou­ton­niers venaient de sou­te­nir leur première
grève. Et déjà l’on pou­vait se rendre compte que
par­mi cette popu­la­tion d’an­ciens pay­sans la rési­gna­tion avait
des bornes ; qu’un peu du sang des pre­miers Jacques qui au XIVe
siècle brû­lèrent les châ­teaux des bords de
l’Oise sur­vi­vait encore.

    Sans la crise de chômage
qui dura toute l’an­née 1908, l’U­nion des table­tiers aurait pu,
à la faveur de la grève de Lor­mai­son, réveiller
toute la région bou­ton­nière, la sti­mu­ler, la dresser
pour la révolte. Elle dut se conten­ter de pour­suivre sa
pro­pa­gande d’é­du­ca­tion, mon­trant aux tra­vailleurs l’insécurité
de leur sort, la néces­si­té d’être groupés.

    Le patro­nat ayant
mani­fes­té l’in­ten­tion d’o­pé­rer des ren­vois et
d’a­bais­ser les prix de main-d’oeuvre, la sec­tion d’An­de­ville demanda
la réduc­tion des heures de tra­vail, de 10 à 8. La
jour­née de 8 heures fût accor­dée : quant au
main­tien des tarifs les patrons firent de réserves, alléguant
la concur­rence des com­munes voisines.

Le tarif de famine

    Arrive 1909 ; les
affaires reprennent. Croyant leurs ouvriers abat­tus par le chômage
ou cor­rom­pus par les mutuelles créées depuis un an dans
presque toutes les usines, les patrons font un grand pro­jet. Ils ne
veulent rien moins que rogner à nou­veau les salaires dans une
pro­por­tion de 25 %.

    Les institutions
phi­lan­thro­piques s’é­taient mul­ti­pliées au cours de la
période de chô­mage. On devait se rendre compte par la
suite que ce n’é­tait pas dans un sen­ti­ment unique de charité,
mais plu­tôt pour implan­ter un mode nou­veau de rémunération,
quelque chose comme une par­tie du salaire payé en charité.

    À
Ande­ville, une « consul­ta­tion des nourrissons »
avait été ins­ti­tuée sous le patro­nage des
patrons et des bour­geois de l’en­droit. On y dis­tri­buait des langes,
des tabliers, des jupons aux mères ame­nant leurs bébés.

    Un mois avant la grève,
on eut soin de faire publier dans le Jour­nal de Méru
une note annon­çant qu’en pré­vi­sion des dimi­nu­tions de
salaire qui pour­raient se pro­duire, les secours alloués aux
mères venant à la consul­ta­tion seraient augmentés.

    C’é­tait charmant.
Comme on se pro­po­sait de voler une ving­taine de sous par jour à
cha­cun, on pre­nait la pré­cau­tion de dire : Pas­sez à
la consul­ta­tion, on vous ren­dra un sou ; nous sommes de bonnes
âmes vrai­ment cha­ri­tables, vous voyez !

    Ah ! c’est une
belle chose que la philanthropie !

    Dès qu’elle eut
vent du nou­veau contrat, l’U­nion des table­tiers lan­ça le cri
d’a­larme. Intri­guée par les réunions suc­ces­sives du
syn­di­cat patro­nal, elle fit une enquête qui lui révéla
que, non seule­ment on vou­lait faire cette réduc­tion mais qu’il
était ques­tion de l’ac­com­pa­gner de règlements
dra­co­niens comme ceux impo­sés dans les usines de Beauvais,
dans celle du séna­teur Dupont, par exemple, où il est
inter­dit de par­ler, de fumer, de lire, de bou­ger de sa place, où
l’on ne peut arri­ver en retard sous peine de mise à pied ou de
renvoi.

    Une fois cer­taine des
inten­tions patro­nales, l’U­nion orga­ni­sa quelques confé­rences à
Méru et à Ande­ville pour pré­pa­rer l’opinion
ouvrière à répondre à l’ap­pli­ca­tion des
nou­veaux tarifs par la levée en masse.

    Ande­ville étant
le centre prin­ci­pal, la Com­mis­sion Exé­cu­tive déci­da que
ce serait lui qui ouvri­rait la résis­tance. Les patrons avaient
eu la même idée ; c’é­tait par Andeville,
dont les salaires étaient les plus élevés,
qu’ils avaient déci­dé de com­men­cer l’at­taque. Andeville
bri­sé, la région aurait flé­chi. Le mer­cre­di 3
mars, à 4 heures du soir, la mai­son Schlin­der, d’Andeville,
affi­chait le nou­veau tarif dans ses ate­liers. Immédiatement,
le tra­vail ces­sait. Les femmes ne furent pas les der­nières à
sor­tir, non sans avoir été dire au direc­teur qu’elles
vou­laient vivre de leur tra­vail sans avoir besoin pour nour­rir leurs
enfants de se prostituer.

    Le direc­teur était
navré ; il aurait vou­lu qu’on finisse la semaine ; il
priait ; il sup­pliait ! Cer­tai­ne­ment, les patrons ne
s’at­ten­daient pas à une riposte si sou­daine et si catégorique
de la part des ouvriers.

    Com­ment les ouvriers
auraient-ils pu sup­por­ter une réduc­tion pareille sans se
révol­ter ? Déjà les salaires avaient
dimi­nué dans une pro­por­tion très forte depuis sept à
huit ans et l’on osait encore les rogner ! Qu’on juge d’après
ce tableau, que nous avons alors publié par affiches, des
réduc­tions subies de 1900 à 1908 et de celle qu’on
vou­lait encore nous imposer :

Salaires (en centimes)
par grosse de boutons







4 lignes

5 lignes

6 lignes

1900

1908

1909

1900

1908

1909

1900

1908

1909

Ron­delles

25

18

15

30

22

18

35

28

25

Plaques (2 rangs)

55

38

30

70

55

40

Côtes

60

55

40

90

70

60

Ecrou­tage

8

5

3,5

9

5

3,5

10

6

5

Mêchage

23

16

12

24

22

14

30

25

20


    Immédiatement,
les ouvriers de chez Schlin­der s’a­bou­chèrent avec leurs
cama­rades des usines Mar­chand, Gué­rault, Baron, etc. ;
une réunion était tenue le soir même, salle
Vaillant. La grève était déci­dée en
prin­cipe. Nou­velle réunion le len­de­main à 8 heures du
matin. Tout le monde est là, sauf l’u­sine Mar­chand ; mais
ces der­niers ne tardent pas ; à 9 heures, ils font leur
entrée aux accla­ma­tions de l’as­sis­tance ; leur patron
venait de leur com­mu­ni­quer le nou­veau tarif.

    La Com­mis­sion Exécutive
de l’U­nion rend compte alors de ses décisions :

    Pour légitimer
leur acte, les patrons d’An­de­ville se rejettent, sur ceux des autres
com­munes qui paient des tarifs infé­rieurs et qui, pour cette
rai­son, les concurrencent.

    Ils vou­draient unifier
les tarifs par en bas. Mais il ne dépend que de votre volonté
d’exi­ger et d’ob­te­nir cette uni­fi­ca­tion sur les prix d’An­de­ville qui
sont les plus hauts. 

    Pour cela, l’union
étroite de tous les bou­ton­niers est indis­pen­sable, et, puisque
cha­cun de vous déclare qu’il est prêt à faire son
devoir à condi­tion que tous le fassent, eh bien ! soyons
le nombre.

    Reve­nez tous dans cette
salle à une heure ; nous irons en masse dans les usines
d’An­de­ville débau­cher ceux qui tra­vaillent encore, et de là,
nous irons ensemble à Méru en faire autant. 

    À
2 h. 12, le débau­chage était fini dans les usines
d’An­de­ville et le cor­tège se met­tait en marche sur Méru
au chant de l’In­ter­na­tio­nale. Là, il pas­sait dans les
dif­fé­rentes fabriques, entraî­nait les ouvriers, si bien
qu’à 6 heures, un mil­lier d’ou­vriers se pres­saient dans la
salle Angonin.

    Les mili­tants expliquent
le but de la manifestation :

    Les patrons d’Andeville
se sont décla­rés prêts à main­te­nir les
pré­cé­dents tarifs si nous par­ve­nions à les
uni­fier par­tout dans la région, de façon à
empê­cher la concur­rence. Or, les ouvriers d’An­de­ville qui, de
tout temps, furent payés plus cher, viennent vous tendre la
main. 

    Cer­tai­ne­ment, le
pré­texte de nos patrons est sans valeur puisque cette
concur­rence a tou­jours exis­té et que les uns et les autres ont
quand même fait for­tune. Le syn­di­cat patro­nal prétend
vou­loir uni­fier les tarifs par en bas. Son but est clair :
amas­ser davan­tage d’argent sans s’in­quié­ter de la misère
qu’il peut semer par­mi nous.

    Les tarifs inférieurs
engendrent la sur­pro­duc­tion, le chô­mage, les pri­va­tions et les
mala­dies. Nous gagnons 3 fr. 50 en moyenne et l’on veut encore
nous frus­trer de 1 franc par jour. Si vous pou­vez éle­ver vos
enfants avec de tels salaires, dites-le !

    À
la ques­tion ain­si posée, l’as­sis­tance fut una­nime à
répondre que l’U­nion des table­tiers devait faire tous ses
efforts pour résister.

    Le len­de­main, une
entre­vue avait lieu à la mai­rie d’An­de­ville ; seize
délé­gués ouvriers s’y ren­con­traient avec les
patrons. Le résul­tat fut nul.

    Les patrons déclarèrent
qu’ils man­gaient de l’argent à faire fabri­quer, qu’ils ne
pou­vaient plus sou­te­nir la concur­rence avec leurs confrères
des envi­rons et avec les fabri­cants du Japon.

    Les ouvriers avaient
beau jeu pour leur répondre.
Com­ment, vous vous rui­nez et vous vous faites bâtir de
véri­tables petits châ­teaux ; on ne vous voit plus
qu’en auto, lorsque vous n’êtes pas aux bains de mer ou à
Nice.

    S’il y a à
rogner ; faites-le sur votre super­flu et non sur notre strict
nécessaire.

    Vous pleu­rez sur la
concur­rence ? Enten­dez-vous donc pour éta­blir des
comp­toirs de vente où vos pro­duits seraient ven­dus au même
prix, pour ache­ter en com­mun vos matières premières ;
enten­dez-vous sur ces points comme vous vous enten­dez pour nous
man­ger la laine sur le dos.

    Quelques correspondances
furent échan­gées avec le secré­taire du syndicat
patro­nal. Nous aurions dési­ré une large entre­vue à
laquelle tous les patrons auraient assis­té ain­si que des
délé­gués ouvriers de toutes les com­munes. Mais
cela nous ne l’ob­tînmes pas.

    Les patrons d’Andeville,
qui nous conseillaient jadis de faire aug­men­ter les tarifs des
envi­rons, nous décla­rèrent ne pas « voir la
néces­si­té de com­pli­quer la situa­tion en cher­chant à
solu­tion­ner les inté­rêts des autres pays ».

    En vérité,
ils n’a­vaient pas comp­té sur la soli­da­ri­té des ouvriers
de la région ; ils auraient vou­lu iso­ler les ouvriers
d’An­de­ville. Mais ceux-ci décla­rèrent ne plus pouvoir
agir sans consul­ter tous leurs camarades.

    Immédiatement,
les mesures de résis­tance furent prises. On éta­blit une
com­mis­sion d’a­chat pour les soupes com­mu­nistes, un ser­vice de
comp­ta­bi­li­té, des col­lec­teurs, des cui­si­niers, une équipe
de cyclistes char­gée du ser­vice des com­mu­ni­ca­tions entre les
com­munes, un ser­vice de police — ayant pour fonc­tion d’empêcher
la sor­tie et la ren­trée des bou­tons et matières
pre­mières chez ceux qui tra­vaillaient à domicile.

    Un véritable
quar­tier géné­ral était éta­bli à
Ande­ville et il fut conve­nu que les sec­tions ne pour­raient agir sans
avoir consul­té la Com­mis­sion Exé­cu­tive. Les sommes
reçues pour la grève lui étaient remises et elle
avait la charge de dis­tri­buer les bons d’a­chat de vivres.

    Le Comi­té de
grève s’é­tait enten­du avec les com­mer­çants qui
avaient consen­ti à faire des réduc­tions sur les prix
pour qu’ils acceptent ces bons en paie­ment jus­qu’à ce que l’on
soit en mesure de les rembourser.

    Ain­si organisés,
les ouvriers d’An­de­ville par­cou­rurent les com­munes environnantes,
allant en cor­tège à Méru, à Saint-Crépin,
à Lor­mai­son, etc., tenant des réunions dans cha­cun de
ces endroits, où Lefèvre, de la C.G.T., Ler­roux, de
l’U­nion des syn­di­cats de l’Oise, et les mili­tants des boutonniers
prennent la parole.

    Le lun­di 8, les
gré­vistes se dirigent sur Amblain­ville, où le patron
Médard-Dela­motte est répu­té comme le moins
scru­pu­leux des exploi­teurs. Non seule­ment il paie des tarifs
moindres, mais tous ses ouvriers sont obli­gés de mettre leurs
bou­tons sous clef. De plus il a sous sa garde des enfants confiés
par l’As­sis­tance publique qu’en dépit des lois il fait
tra­vailler fré­quem­ment de 4 heures du matin à minuit.

    Une délégation
va le trou­ver le mena­çant de faire ces­ser le tra­vail chez lui
s’il ne donne satis­fac­tion. Le patron et sa femme pleurent disant
qu’il leur est impos­sible de payer plus cher, que les gros patrons
veulent les ruiner.

    Les délégués
font part de l’in­suc­cès de leur démarche à la
réunion, salle Bigault. Ils mettent en regard les prix payés
par Médard-Dela­motte et ceux payés à Andeville.
Devant cette énu­mé­ra­tion, les audi­teurs, scandalisés,
poussent des cris de colère ; les femmes menacent
d’a­ban­don­ner leurs maris s’ils conti­nuent à subir ces
conditions.

    Sur le champ un bureau
syn­di­cal est for­mé ; une délé­ga­tion est
dési­gnée pour pré­sen­ter les reven­di­ca­tions dès
le lendemain.

    À
ce moment sur­git un inci­dent comique. Le maire du pays, qui revenait
d’une noce, quelque peu pris de bois­son, fait irrup­tion dans la
salle. Il demande aux ouvriers si ceux qui viennent leur conseiller
la grève leur don­ne­ront à man­ger. Mon­tant sur une
table, il se met à faire de grands gestes en disant que depuis
35 ans qu’il admi­nistre la com­mune il a tou­jours fait le bien et
accor­dé des secours du bureau de bien­fai­sance à ceux
qui lui en demandaient.

    Les cama­rades de la
Com­mis­sion Exé­cu­tive relèvent comme il convient les
paroles de ce mon­sieur. Le pain qu’ils viennent offrir,
répliquent-ils, ce n’est pas celui du bureau de bienfaisance,
c’est celui de la soli­da­ri­té. Avez-vous com­pris, camarades
d’Am­blain­ville, l’in­jure que cet homme vient de vous faire ?
Trop pres­su­rés par votre patron, quelques-uns d’entre vous ont
été obli­gés, sans doute, de sol­li­ci­ter des
secours du bureau de bien­fai­sance. Et cet homme vient vous les
repro­cher. Il vient aus­si vous mena­cer de les sup­pri­mer si demain
vous. faites grève. Accep­te­rez-vous ces insultes ? 

    Ah ! le pauvre
maire d’Am­blain­ville. Quelques femmes l’empoignent et à coups
de poing et à coups de pied lui font des­cendre l’es­ca­lier plus
vite, cer­tai­ne­ment, qu’il ne l’au­rait désiré.

(À suivre.
J.-B. Platel

La Presse Anarchiste