La Presse Anarchiste

Les lectures des paysans

    La Répu­blique a
tou­jours tiré gloire de l’É­cole laïque et
obli­ga­toire, avec l’es­pé­rance aus­si d’en tirer pro­fit. Les
ins­ti­tu­teurs syn­di­ca­listes s’en sont aperçus.

    L’é­cole, disait,
hier encore, M. Briand, est la « pierre d’assise »
de la Répu­blique. L’é­cole est donc à la base de
l’État. Les
gou­ver­ne­ments la défendent, à l’aide de dis­cours et de
déco­ra­tions. Ils la défendent aujourd’­hui contre les
évêques ; ils la défen­daient hier contre les
syndicalistes.

    Dra­veil, Narbonne,
Raon-l’É­tape…, évi­dem­ment, disent les « apaiseurs »,
la Répu­blique est un peu rouge de sang ouvrier… mais il faut
de l’ordre, de la paix. Voyons, la Répu­blique n’a-t-elle pas
don­né l’é­cole laïque ?

    Les idoles perdent à
être vues de près. Des regards pro­fanes ont pénétré
l’é­cole et l’on fut tout éton­né d’ap­prendre, un
beau jour, qu’il y avait, sur le ter­ri­toire de la France
répu­bli­caine, de nom­breux illet­trés et que même
le nombre de ceux-ci aug­men­tait depuis dix ans. Puis on s’aperçut
qu’un grand nombre de ceux qui n’é­taient pas illettrés
ne savaient guère lire.

    Les bureaux du ministère
firent des sta­tis­tiques, d’ailleurs très incomplètes,
et sans quelques cri­tiques avi­sés, comme M. Des­caves, on eut
sans doute offi­ciel­le­ment, léga­le­ment sup­pri­mé les
illet­trés, puisque l’ins­truc­tion est légalement
obli­ga­toire. Mais ce fut impos­sible. On décré­ta donc la
crise l’é­cole… On décou­vrit la lune, et bien
cer­tai­ne­ment nos dépu­tés vont être appelés
à voter une bonne loi coer­ci­tive qui, à l’aide de
tra­vaux for­cés, incul­que­ra à tous, gra­tui­te­ment, une
solide et démo­cra­tique ins­truc­tion. Car, pour nos étatistes,
si l’é­cole laïque, qui est cepen­dant obli­ga­toire, n’a pas
rem­pli tout son rôle, cela tient évi­dem­ment à ce
qu’elle n’est pas suf­fi­sam­ment obligatoire.

    En atten­dant, certains
ont pen­sé que cette crise de l’é­cole méritait
d’être étu­diée de près. C’est dans ce but
d’é­tudes que M. Catha­la, pro­fes­seur à l’École
nor­male de Lyon, vient de publier dans le Volume une enquête
sur les Lec­tures des Paysans.

  *  *

    M. Catha­la fit parvenir,
l’an der­nier, aux ins­ti­tu­teurs et aux ins­pec­teurs pri­maires, un
ques­tion­naire deman­dant, pour chaque com­mune de France, le nombre
d’ha­bi­tants, le nombre d’é­lec­teurs, l’é­tat de la
biblio­thèque sco­laire, les livres lus, les jour­naux, les
alma­nachs. 2150 réponses lui sont par­ve­nues, ce qui est peu,
puisque le ques­tion­naire avait été envoyé à
tous les ins­ti­tu­teurs. Mais, si ces réponses n’ont étudié
en tout que 1.792.768 habi­tants, elles viennent de toute l’étendue
du pays, de toutes les contrées, et consti­tuent des documents
intéressants.

    Des réponses
faites, il résulte que :

    Les pay­sans lisent
sur­tout les jour­naux, et de pré­fé­rence les journaux
locaux et dans ces jour­naux, en dehors des chro­niques locales, les
articles qui touchent à l’a­gri­cul­ture : tableaux des
mar­chés, etc.

    Ils lisent aussi
beau­coup les jour­naux reli­gieux ou clé­ri­caux (Croix,
Pèle­rin, Semaine reli­gieuse), et après
ces jour­naux-là le Petit Pari­sien et le Petit
Jour­nal. Cela tient sans doute à ce que ces journaux
sont les plus offerts et que leur vente est la plus méthodiquement
organisée.

    Les pay­sans n’achètent
pas de livres. Cela coûte trop cher. Ils ne lisent donc pas de
livres, car les biblio­thèques sco­laires com­mu­nales contiennent
sur­tout de vieux volumes aus­si inté­res­sants, par exemple, que
la Vie des chré­tiens illustres de Mar­ty et le
Gou­ver­ne­ment tem­po­rel de Fèvre. Ces bibliothèques
pos­sèdent par­fois aus­si des livres trai­tant d’agriculture,
mais ils sont rares, et encore trouve-t-on un Trai­té des
Coni­fères
dans une région non boi­sée. Rien
d’é­ton­nant à cela, puisque ces livres sont directement
envoyés du minis­tère, lequel a davan­tage le sou­ci de
caser les « inven­dus » stu­pides des ministres
pas­sés ou futurs, que de faire un choix judicieux.

    Les « almanachs »
sont à peu près les seuls livres que les paysans
achètent — et encore n’en achètent-ils pas souvent.

  *  *

    M. Catha­la avait de plus
deman­dé à ses cor­res­pon­dants de lui don­ner leurs
impres­sions, qu’il a grou­pées en deux cha­pitres intitulés :
« Causes et Remèdes. »

    Le pay­san ne lit pas,
d’a­près les réponses de l’en­quête, pour de
mul­tiples raisons :

  •     Parce que les livres
    qu’on lui pré­sente ne sont pas intéressants ;
  •     Parce qu’on lui interdit
    de lire (« On », c’est le prêtre, ou le
    grand pro­prié­taire clé­ri­cal. Il paraît que cette
    inter­dic­tion est fré­quente en cer­tains bourgs bre­tons où
    l’ins­ti­tu­teur est abso­lu­ment mis à l’index)
  • Parce qu’il n’a pas le
    temps ;
  • Parce qu’il ne sait pas
    lire, ou mieux parce qu’il n’a aucun goût pour la lecture.

    Ces rai­sons sont
évi­dem­ment de valeur différente.

    La pre­mière est
moins impor­tante. La seconde montre un état d’oppression
éco­no­mique for­mi­dable qui est un ensei­gne­ment. Les deux
der­nières rai­sons sont, à notre avis, essentielles,
dans les endroits de notre « République »
où la tyran­nie des capi­ta­listes per­met la lec­ture. Le
manque de temps, c’est la cause éco­no­mique à laquelle
la « démo­cra­tie » n’a pas apporté
de remède ; le manque de goût de s’ins­truire marque
sim­ple­ment la faillite des méthodes employées dans les
écoles, et si M. Catha­la note l’im­por­tance de la première,
il touche à peine à la seconde. Regar­dons donc de près
ces questions-là.

  *  *

    Je ne pos­sède pas
sur l’emploi de la jour­née du pay­san des docu­ments rigoureux
et pré­cis. D’ailleurs, cet emploi du temps diffère,
qu’il s’a­gisse de l’ou­vrier de la grande culture indus­trielle, ou du
petit pro­prié­taire ter­rien, ou d’un métayer, ou d’un
domes­tique de métayer. L’ou­vrier pay­san qui tra­vaille dans une
exploi­ta­tion indus­trielle doit être assi­mi­lé à
l’ou­vrier en géné­ral. Mais en France, la culture
indus­trielle com­mence à peine à naître, et en
géné­ral, le tra­vail du pay­san est réglé
sur­tout par les sai­sons. C’est dire que les pay­sans ont le temps de
lire, au moins pen­dant la sai­son d’hi­ver. Le tra­vail aus­si est à
cette période moins dur, et je ne crois pas non plus que la
fatigue soit la cause qui s’op­pose à la lecture.

    Mais ce qui manque le
plus au pay­san, c’est le bien-être, le milieu pro­pice à
la lecture.

    Les conditions
maté­rielles de la vie pay­sanne sont lamen­tables. Le pay­san est
mal logé, mal vêtu et mal nour­ri. C’est-à-dire
qu’il est mal pro­té­gé contre le froid. En hiver, où
il a le temps de lire, il dort. Il dort pour éco­no­mi­ser sur
les dépenses de son orga­nisme, et sur le bois de son feu, et
sur la lumière de sa lampe. Les livres parlent seuls des gaies
flam­bées de l’âtre — le pay­san ne les connaît
pas. J’ai vu, il y a peu de temps encore, des familles de pay­sans qui
uti­li­saient, comme moyen d’é­clai­rage, les résines, à
la lumière des­quelles il est abso­lu­ment impos­sible de lire. Le
pétrole a péné­tré dans les campagnes,
mais il est encore cher, comme le bois. Les pay­sans n’ont nullement
pro­fi­té des appli­ca­tions scien­ti­fiques. Beau­coup d’entre eux
vivent dans un milieu insoup­çon­né. Le cama­rade Bled ne
contait-il pas récem­ment que, lors de la grève des
ouvriers agri­coles de Seine-et-Oise, il avait vu ceux-ci, hommes et
femmes, dor­mir, pêle-mêle, dans une écu­rie, au
milieu des mou­tons. Aucune sépa­ra­tion entre hommes et bêtes.

    Quoi d’é­ton­nant à
ce que ceux-là ne lisent pas, ne s’ins­truisent pas, n’étudient
pas, qui vivent dans la sale­té, l’obs­cu­ri­té et le
froid !

    C’est donc une question
éco­no­mique que celle de la lec­ture chez les paysans.

    Ce n’est pas seulement
cela.

    Le pay­san ne lit pas,
même quand il a le temps, les dimanches d’été.
L’en­fant, écrit un ins­ti­tu­teur, une fois sor­ti de l’école
pri­maire, ne lit plus. Il n’aime pas lire.

    L’é­cole ne lui a
donc pas don­né le goût de la lec­ture. Pourquoi ?
Le petit pay­san est-il donc réfrac­taire à
l’instruction ?

    Or, le pay­san est
obser­va­teur. Il veut apprendre, mais pour pra­ti­quer. Il sait calculer
tou­jours, parce que cela lui est utile tous les jours. Illettré,
il marque avec son cou­teau sur une planche de bois le prix qu’il a
reti­ré de ses ventes. Il sait donc comp­ter ; il apprend à
comp­ter ! Pour­quoi n’ap­prend-il pas à lire ? Parce
qu’il ne voit pas l’u­ti­li­té de la lec­ture, parce que la
lec­ture n’est pas pour lui une arme ; parce qu’on ne lui
a pas appris à se ser­vir de la lecture.

    C’est là le
défaut de l’é­cole : vou­loir apprendre des choses
défi­ni­tives, des dogmes, au lieu d’ap­prendre à
apprendre, c’est-à-dire don­ner des armes pour la lutte et
démon­trer la valeur de ces armes, apprendre à s’en
ser­vir. L’é­cole laïque n’a rien appor­té de neuf au
point de vue éco­no­mique et pratique.

    L’é­cole laïque
a modi­fié quelques détails ; au fond, elle n’a
rien chan­gé à l’en­sei­gne­ment tel que le pratiquaient
les Jésuites. L’en­sei­gne­ment est pas­sif. Le maître
est tou­jours dans une chaire. Les dieux seuls ont chan­gé… de
forme.

    Or, le pay­san est
scep­tique et il est défiant. Il veut voir. Le pay­san n’est pas
l’a­veugle à qui il faut don­ner une idée de la lumière.
Le pay­san a des yeux per­çants comme l’en­fant qui voit mais ne
sait pas inter­pré­ter. Comme l’en­fant, il demande qu’on l’aide
à édu­quer sa vue pour qu’il regarde avec fruit.

    L’en­sei­gne­ment primaire
a été jus­qu’a­lors un ensei­gne­ment pour aveugles. C’est
là la cause de sa faillite : c’est la rai­son pour­quoi il.
ennuie. C’est pour cela que les enfants fuient sou­vent l’école,
qu’ils la détestent presque tou­jours et la quittent avec
plaisir.

    L’é­cole primaire
doit faire des hommes aptes à agir. Et pour faire ces hommes
d’ac­tion, ces pro­duc­teurs, c’est à l’ac­tion éducatrice
qu’il faut s’a­dres­ser. Il faut que l’en­sei­gne­ment pri­maire soit un
ensei­gne­ment actif. Nos édu­ca­teurs offi­ciels sont per­clus de
psy­cho­lo­gie. Ils, apprennent la psy­cho­lo­gie dans les livres ! La
belle affaire ! Ils fatiguent leurs yeux et oublient d’apprendre
à regarder.

    Des bonnes intentions !
Ils en ont cer­tai­ne­ment comme ceux-là de nos cama­rades qui se
posaient récem­ment cette ques­tion : « Doit-on
faire l’é­du­ca­tion des enfants en vue de démo­lir cette
socié­té ou bien pour en construire une autre ? »
Mais le but unique de l’é­du­ca­tion ne consiste-t-il donc pas à
faire de l’en­fant un homme, un homme solide, sachant marcher,
regar­der, lire, se diri­ger — pour vivre sa vie ?

    Cela nous éloigne
un peu des lec­tures pay­sannes, mais les rai­sons que nous avons donné
valent pour l’é­cole, en géné­ral, et pour l’école
pay­sanne en particulier.

    L’es­prit pra­tique du
pay­san, dit un cor­res­pon­dant de M. Catha­la, fait qu’il considère
la lec­ture comme une perle de temps ! Nous sommes tout à
fait d’ac­cord. Et le pay­san a rai­son si la lec­ture ne pousse pas à
l’ac­tion ; si elle n’est pas la théo­rie d’une pratique ;
si elle ne peut appor­ter quelque aide à une réalisation.

    Et c’est parce que le
pay­san a l’es­prit pra­tique qu’il a été hos­tile à
cer­taines appli­ca­tions scien­ti­fiques tant qu’il n’a pas possédé
lui-même la tech­nique de ces appli­ca­tions, tant qu’il n’a pas
expé­ri­men­té lui-même, tant qu’il n’a pas vu les
résul­tats. (Ceci est vrai, notam­ment en ce qui concerne les
engrais chi­miques et le sulfatage.)

    Per­mettre à
l’en­fant d’ex­pé­ri­men­ter, le mettre en état d’agir,
voi­là ce que l’é­cole n’a pas fait. Le maître n’a
pas fait d’ap­pren­tis. L’é­du­ca­tion qu’ont reçue les
maîtres et celle qu’ils donnent est pure­ment doc­tri­naire. Elle
éloigne de l’ac­tion et s’é­loigne de la vie à
laquelle elle s’op­pose. C’est une édu­ca­tion mau­vaise. L’esprit
pra­tique des pay­sans ne s’y est pas trom­pé. Ne nous en
plai­gnons pas, cela est fort heu­reux. Les pay­sans ont résisté
par cela même à l’im­pré­gna­tion démocratique
et jaco­bine, et sans doute consti­tue­ront-ils demain le gros des
troupes syn­di­ca­listes, parce que leur esprit pra­tique et défiant
les éloigne des phrases et des prêtres, laïques ou
reli­gieux, et les rap­proche de la réa­li­té concrète.

    Mais, n’est-ce pas que
l’é­cole pri­maire est bien ce que la Répu­blique a fait
de mieux ? N’est-ce pas que la Répu­blique est bien assise
sur l’école ? 

R. Lafon­taine

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