S’il est un projet qui
doit réunir dans une pensée commune de réalisation
tous les ouvriers syndiqués du département de la Seine,
c’est bien celui qui consiste en l’édification, à
Paris, d’une Maison des Syndicats.
Sur ce point, pas de
divergence de vues possible. Réformistes et
révolutionnaires, syndiqués sérieux
et syndiqués énergumènes, tous
doivent être d’accord pour que soient libérés les
syndicats des préoccupations immorales que leur impose leur
qualité d’obligés du préfet de la Seine et de la
ville de Paris.
Sans doute, il se
rencontre encore des syndiqués qui, sans nier les actes
arbitraires et les brutalités indéniables du préfet
de la Seine — véritable maître de l’immeuble municipal
— croient quand même que de meilleurs jours viendront…
Sans doute aussi,
d’autres syndiqués, pourtant convaincus que les rapports avec
la Préfecture ne peuvent se modifier que pour être plus
tendus, reculent cependant, effrayés, devant l’énormité
de l’effort à produire pour mener à bien un tel projet.
Pour les premiers, il
suffira de rappeler les principaux faits d’armes du préfet de
la Seine et du Conseil municipal de Paris contre la Bourse du
Travail, et leur explication, même brève, suffira à
démontrer qu’il n’y a rien à attendre de ce côté
qu’un redoublement dans les vexations et dans les violences
arbitraires.
Pour les seconds, nous
essayerons de prouver que la tâche à accomplir, quelque
considérable qu’elle apparaisse et qu’elle soit en réalité,
n’est pas au-dessus des forces des syndiqués du département
de la Seine.
Il nous restera à
dire ce qui a été fait jusqu’à ce jour dans
cette voie par l’Union des Syndicats du département de la
Seine.
L’arbitraire préfectoral et municipal
De suite, il nous faut
dire, parce que tel est notre sentiment, que tous les actes — et
ils sont nombreux — qu’il est possible de reprocher au préfet
de la Seine et au Conseil municipal font partie d’un plan de campagne
établi de longue date et dont l’exécution méthodique
se poursuit avec une inlassable ténacité. Cette
campagne a pour but : ou la domestication des syndicats
parisiens ou bien leur destruction.
Ainsi envisagés,
ces actes — qui ne peuvent pas être séparés —
se classent tout naturellement en deux catégories :
1° Ceux prévus
dans le plan de campagne et qui doivent être exécutés
au moment opportun ;
2° Ceux non prévus,
parce que menus et secondaires, et pouvant être exécutés
en tout temps.
La première
catégorie est, pour nous, de beaucoup la plus importante,
parce qu’elle caractérise bien les intentions criminelles des
serviteurs des capitalistes. Il nous faut épingler de suite
les actes de cette première catégorie parce qu’ils
constituent, pour ainsi dire, la charpente et aussi dégagent
l’orientation des menées officielles contre les organisations
syndicales.
C’est, à l’actif
du préfet de la Seine :
L’exclusion, de la
Bourse du Travail, de la Confédération générale
du Travail, de la Fédération des Bourses et de son
Office de statistique et de placement.
L’exclusion de la
Chorale enfantine de l’Union des Syndicats de la Seine.
L’exclusion de l’Union
des Syndicats de la Seine.
Enfin, à l’actif.
du Conseil municipal, l’élaboration et le vote d’un Règlement
restrictif sur l’administration et le fonctionnement de la Bourse du
Travail.
Expliquons d’abord ces
faits. Nous les ferons suivre de quelques échantillons de ceux
qui constituent la deuxième catégorie.
C’est le 12 octobre
1905, après une préparation savante, que M. le Préfet
de la Seine faisait évacuer les locaux occupés par la
C.G.T. et ses différents services. On prit comme prétexte
qu’elle publiait La Voix du Peuple, journal antimilitariste.
Ce n’était pas très fort comme trouvaille, attendu que
le premier numéro de La Voix du Peuple date de novembre
1900. C’est à la préparation des esprits que travailla,
avec un tas de politiciens de bas étage, le fameux Copigneaux.
On donna pendant quelques mois, à la Bourse du Travail,
l’aspect d’un repaire de voleurs et de sadiques. À
la faveur des divisions que l’attitude de Copigneaux provoqua, le
mauvais coup fut commis.
L’espoir caressé
de voir les syndicats de la Seine désorientés par le
départ de la C.G.T. fut déçu. L’Union des
Syndicats restait à la Bourse du Travail l’organisme central
coordonnant les efforts et l’action des syndicats parisiens. Il
fallait donc, après cela, atteindre l’U. d. S.
On essaie d’abord de la
désorganiser en provoquant dans son sein des tiraillements. Le
Conseil Municipal a voté un Règlement de la Bourse du
Travail le 7 juillet 1905, qui impose aux syndicats la représentation
proportionnelle dont ils ne veulent pas. Il va falloir appliquer ce
règlement draconien. Sale affaire. Rien de plus simple, pense
le préfet. On va faire risette aux uns, menace aux autres. On
dira aux uns que s’ils veulent être bien sages, tout ira bien
et ils seront abondamment subventionnés. On dira aux autres
que si l’agitation continue, on fermera la caisse et aussi la Bourse,
etc. Ce qui est dit est fait. Les Woillot et consorts préparent
leur élection à la Commission administrative. La
besogne de division se poursuit et l’on espère que
l’application du Règlement produira ou une aggravation des
dissentiments dans le sein de l’Union et changement possible
d’orientation, ou, au contraire, le motif à plus de solidarité
entre les syndicats et départ possible de l’U.d.S. Ni l’un ni
l’autre de ces buts n’est atteint.
Malgré l’appui
d’une Commission administrative servile (élue malgré
l’U.d.S.), l’Administration préfectorale tente, mais sans
succès, de créer une organisation départementale,
dite Fédération Syndicale de la Seine, destinée
à remplacer, à la Bourse du Travail, la véritable
Union des Syndicats. Échecs
sur échecs, malgré l’habileté et l’hypocrisie
des artistes qui opèrent et l’agitation syndicale se poursuit.
Il faut en finir. Les
syndicats, ressaisis, ont chassé les jaunes de
l’administration de la Bourse du Travail. Et, puisque ses agents ne
réussissent pas, le préfet va opérer lui-même.
Il exclut d’abord la
Chorale enfantine de l’Union des Syndicats, en novembre 1907.
Puis, après plusieurs escarmouches, il exclut l’Union des
Syndicats elle-même, le 5 août 1908, c’est-à-dire
quelques jours après les événements de
Draveil-Villeneuve-Saint-Georges, qui servent de prétexte.
Et la circulaire
Waldeck-Rousseau, direz-vous, qu’en fait le préfet ?
Et le discours Mesureur à l’inauguration de la Bourse du
Travail ? Que devient tout cela ? Bah ! poudre aux
yeux que tous ces boniments. Le capital réclame des mesures
contre les syndicats et le préfet, docile serviteur,
s’exécute. Là est tout le secret de ses actions…
Voyons maintenant les
libertés que possèdent, à la Bourse du
Travail, les syndicats ouvriers en échange des coups que par
ailleurs on leur porte.
Le préfet
s’arroge le droit de juger si telle question portée à
l’ordre du jour d’une réunion ou d’un meeting est d’ordre
professionnel ou si elle ne l’est pas. S’il juge qu’elle ne l’est
pas, — ou qu’elle l’est trop, ―
réunion ou meeting sont interdits, sans plus de formalités.
Des exemples pris au hasard des souvenirs :
En octobre 1905, le
Syndicat des Limonadiers organise un meeting avec l’ordre du jour
suivant : Anniversaire de l’invasion de la Bourse du Travail
par les agents de police ; La survivance des Bureaux de
placement. Meeting interdit à la Bourse du Travail. Il ne
faut pas déplaire aux placeurs.
En décembre 1905,
le Syndicat du Bijou annonce un meeting. À
l’ordre du jour : Incarcération arbitraire de Garnery
et de Bousquet, à Amiens. Meeting interdit à la
Bourse du Travail. Il ne faut pas douter des vertus de la police.
En novembre 1906, le
Syndicat des Non-Gradés des Hôpitaux appelle le public à
entendre ses revendications générales. Meeting
interdit. De Selves ne peut laisser critiquer son copain Mesureur.
En août 1907, le
Syndicat des Jardiniers, comme depuis nombre d’années,
organise sa fête annuelle qui doit se tenir dans la grande
salle de la Bourse du Travail, le dimanche, de huit heures et demie
du soir à minuit. Fête supprimée. La Bourse est
fermée pour tout le monde le dimanche à partir de six
heures. Prétexte : repos aux gardiens de la Bourse du
Travail (!).
En juillet 1908, l’Union
des Syndicats convoque tous les Conseils d’administration des
Syndicats pour examiner les dispositions à prendre en vue
d’une grève générale. Réunion interdite.
Assez de grèves comme ça qui ennuient les patrons…
En août 1908, le
Syndicat des Charpentiers convoque ses membres pour entendre une
conférence sur la question des naissances au point de vue du
chômage. Meeting interdit. Si l’on n’allait plus faire de
chômeurs, que deviendrait la liberté des patrons de se
priver des syndiqués ?
Voilà donc des
échantillons de libéralisme qui prouvent combien l’on
est chez soi à la Bourse du Travail de Paris.
Il y en a d’autres.
Pour utiliser des salles
à la Bourse du Travail, il faut les demander au moins
vingt-quatre heures à l’avance (Arrêté
préfectoral du 26 avril 1906). Cet arrêté est
appliqué toutes les fois qu’on le juge utile, c’est-à-dire
toutes les fois que son application peut être nuisible au
mouvement ouvrier. Ainsi on l’a appliqué après
Villeneuve à tous les syndicats. On l’a appliqué aux
ouvriers des P.T.T. lors de la grève première des
Postiers.
Il y a mieux. On
moucharde.
Nous avons la preuve que
l’on a perquisitionné et que l’on perquisitionnera à
l’occasion, la nuit, dans les bureaux des syndicats.
Nous avons les preuves
que l’on a imposé et que l’on impose couramment, aux gardiens,
de moucharder les syndicats en écoutant aux portes, en faisant
main-basse sur les papiers qui traînent, en signalant les
visites reçues par les permanents, etc. En ce moment même,
ceux-là des gardiens qui n’ont pas, selon l’expression de leur
chef, la souplesse nécessaire, sont déplacés
et menacés de renvoi.
Enfin, au point de vue
administratif, il n’existe guère une Commission que pour la
forme. Le préfet s’asseoit sur ses décisions quand cela
lui plaît. Un fait entre mille : Depuis plus de deux ans,
la Commission administrative n’a pu obtenir l’achat, pour la
Bibliothèque de la Bourse du Travail, de la collection du
journal confédéral, La Voix du Peuple.
Une question gêne-t-elle
le préfet ? Il ne répond pas. Il ne lui plaît
pas de payer les subventions ni les sommes afférentes aux
différents services de la Bourse du Travail ? Il ne les
paie pas. Il est le maître souverain qui ne connaît que
son Dieu et ses caprices.
De tout cela, il faut
conclure, de toute évidence, qu’il n’y a et qu’il ne saurait y
avoir à la Bourse du Travail municipale ni liberté,
ni sécurité. Que la lutte entre le préfet
et le Conseil municipal, ―
serviteurs d’intérêts qui ne sont pas ceux des ouvriers,
― d’une part, et les syndicats
ouvriers parisiens, d’autre part, ne saurait cesser qu’à la
condition que cesse toute action syndicale sérieuse. La lutte
s’accentuera, au contraire, au fur et à mesure que
s’accentuera l’action syndicale. Cesser cette action serait une
abdication, qu’un préfet seul est capable d’envisager. Et
voilà pourquoi, pour continuer et intensifier l’action
syndicale, il faut chercher ailleurs qu’à la Bourse du Travail
municipale les conditions de liberté et de sécurité
nécessaires.
Où peut-on être libre ?
Dans une maison à
eux, et seulement là, les syndicats peuvent trouver
l’indépendance indispensable à leur épanouissement.
Leur est-il possible de
mettre debout et d’entretenir cette Maison ? Telle est la
question.
Sans hésiter,
nous répondons : oui. Il y a, dans le département
de la Seine, plus de cent mille syndiqués adhérents
à l’Union des Syndicats. La plupart des fédérations
nationales ont leur siège à Paris, et peuvent encore
aider les syndiqués de la Seine. Si alors l’on estime à
un million la mise sur pied d’un immeuble pouvant répondre
aux besoins des organisations syndicales locales, c’est un sacrifice
à faire pour chacun des syndiqués, d’environ dix
francs. Mais ce sacrifice de dix francs est exagéré
et peut être ramené à huit francs au
maximum, par suite de l’appoint qui peut être fait par les
versements individuels facultatifs, les dons des syndicats parisiens
et de province, enfin les versements des fédérations.
L’entretien ?
Question secondaire. Une minime cotisation annuelle suffirait à
l’assurer. L’administration : La question ne se pose même
pas, étant donné que, malgré les embûches
rencontrées, les syndicats administrent la Bourse du Travail
municipale depuis de longues années.
Seulement, pour mener à
bien une telle entreprise, il ne faut pas avoir peur que la terre
vous manque lorsque le préfet de la Seine vous aura lâché
la main. Il faut absolument avoir confiance en la puissance et en la
capacité aujourd’hui acquises par les syndicats parisiens. Il
faut créer l’élan qui doit entraîner les moins
résolus. Et pour cela, il importe que les organisations
susceptibles de montrer l’exemple le fassent. C’est ainsi que le
déchet inévitable des non-cotisants sera réduit
à ses plus minimes proportions et que la grande masse des
syndiqués conscients ne pourra s’abriter, pour ne rien faire,
derrière les faiblesses d’une infime minorité de
retardataires.
Nul n’a le droit de
prétendre que l’organisation syndicale du département
de la Seine n’a pas en elle, dès aujourd’hui, les ressources
suffisantes pour mettre debout une Maison à elle, et les
capacités suffisantes pour l’administrer de façon
irréprochable.
Ce qui a été fait — Ce qu’il faut
faire
C’est ce qu’a pensé
l’U.d.S. dans la séance du Comité général
du 16 octobre 1907. Mais, c’est en mai 1908 seulement que fonctionna
la Commission qui avait été nommée à
cette date. En différentes réunions, les syndicats, par
l’intermédiaire de délégués spécialement
mandatés, furent appelés à discuter et à
adopter, sur les propositions de ladite Commission :
Le principe de
l’édification, à Paris, d’une Maison des Syndicats ;
Le paiement, à
cet effet, d’une cotisation spéciale de un franc par membre et
par semestre ;
Enfin, l’édition
de timbres spéciaux, de bons et de listes de souscription.
Ces décisions
étaient prises le 29 septembre 1908 et, pour les cotisations,
le premier semestre devait échoir le 31 décembre 1908.
Les garanties suivantes
avaient été données aux syndicats :
1° Les sommes
versées ne pourront être affectées à
aucune autre destination qu’à l’édification d’une
Maison des Syndicats ;
2° Au fur et à
mesure de la rentrée des fonds, ils seront déposés
en banque, en compte-courant, avec toutes les garanties nécessaires.
Dans de nombreuses
réunions syndicales, les délégués de la
Commission spéciale exposèrent le projet et donnèrent
des explications sur les décisions prises à l’U.d.S.
En l’espace de quelques
semaines, plus de 1.500 fr. furent versés. Plus de 30.000
autres étaient votés. Il y avait de l’enthousiasme, et
partout on applaudissait aux décisions prises.
Mais voilà que se
produisent les tiraillements que l’on sait au sujet de la Maison des
Fédérations. Comme l’on a parlé de cette
propriété pour édifier la Maison des Syndicats,
immédiatement la confiance est ébranlée et l’on
attend les événements. Les sommes votées ne sont
même pas versées. On s’attend les uns les autres.
Mais c’est là un
malaise passager qui sera vite dissipé. Le premier effort n’a
pas été stérile. Il y a en caisse, à
l’heure actuelle, plus de 21.000 francs. C’est peu, mais c’est un
premier jalon, et il ne s’agit pas d’en rester là.
Il a été,
en effet, décidé, à la date du 8 août
dernier, de faire repartir les cotisations pour la Maison de la date
du 1er janvier 1910. Les syndicats ayant déjà
versé et continuant à verser, seront en avance d’autant
sur 1910. Ainsi, le premier semestre se terminant le 30 juin 1910,
c’est plus de huit mois qui restent pour permettre aux syndicats de
recouvrer auprès de chacun de leurs membres une somme de vingt
sous. C’est le prix de deux paquets de tabac ou de quatre
absinthes.
Nous avons l’audace de
dire qu’il est possible de se priver, pendant quatre ou cinq ans, si
besoin est, de deux paquets de tabac ou de quatre absinthes tous les
six mois. Et ceux qui ne fument ni ne boivent ne nous inquiètent
pas, ils feront leur devoir.
Il faut aux syndicats
parisiens une Maison à eux. Il faut qu’ils ne soient plus
enfermés dans des règlements stupides. Il faut qu’ils
soient libres de discuter toutes les questions qui leur plaisent. Il
faut qu’ils n’aient pas à craindre le mouchardage continuel
des agents de la Préfecture de la Seine. Pour cela, ils ne
peuvent et ne doivent compter que sur eux.
Attelons-nous donc à
nouveau et hardiment à cette oeuvre qui libérera pour
toujours les organisations syndicales de la Seine de la tutelle
néfaste qu’elles subissent avec trop de passivité
depuis trop longtemps.
J. Bled (Membre de la
Commission pour l’édification de la Maison des Syndicats).