La Presse Anarchiste

Art nouveau

    À des temps nou­veaux répond un art nou­veau. Car, de toutes les éma­na­tions de l’es­prit humain, l’Art carac­té­rise avec le plus de pré­ci­sion l’é­tat psy­cho­lo­gique d’une époque. Plus que la science, dont les décou­vertes sont par­fois dues au hasard, plus que l’His­toire, dont les don­nées manquent le plus sou­vent de cer­ti­tude, l’hé­ri­tage artis­tique du pas­sé nous offre un cri­té­rium assu­ré pour la recons­ti­tu­tion évo­lu­tive des civi­li­sa­tions disparues. 

    Aujourd’­hui, des idées nou­velles germent à foi­son. Impla­cable se déroule le pro­cès de la Socié­té pré­sente. Paral­lè­le­ment à ces idées éclosent des sen­ti­ments nou­veaux ; et l’art dont le domaine est le sen­ti­ment, se res­sent de cette ger­mi­na­tion. L’Art social est né et gran­dit chaque jour. En toutes les branches par où se rami­fient diver­se­ment les facul­tés sen­si­tives de l’âme humaine, les pré­oc­cu­pa­tions — phi­lo­so­phiques, morales ou autres, — qui tour­mentent notre époque, ont appo­sé leur empreinte. 

    En toutes ? Non, cepen­dant. La musique, cet art pour­tant jus­qu’i­ci pri­vi­lège d’une classe d’in­tel­lec­tuels, n’a pas encore mani­fes­té son évo­lu­tion en ce sens. Le drame lyrique, tout indi­qué pour une telle ini­tia­tive, stagne tou­jours entre la fée­rie pure­ment déco­ra­tive et la légende parée d’une sorte de sym­bo­lisme pes­si­miste et renon­cia­teur. Retar­da­taire, il résume sa phi­lo­so­phie en la subor­di­na­tion irré­mis­sible des volon­tés humaines aux caprices de la Fatalité. 

    La Fata­li­té ! nous en a‑t-on assez rebat­tu les oreilles ! Nous a‑t-on assez mon­tré l’homme jouet de la Fata­li­té, sou­mis sans recours à son joug inexo­rable, tou­jours vain­cu dans sa lutte pour le bon­heur, par une volon­té supé­rieure à la sienne, volon­té invi­sible, intan­gible, mais réelle néan­moins et toute-puis­sante ! De ce duel inégal de l’homme contre l’Ange, ne sortent que déses­pé­rance et renoncement. 

    Et qu’est-elle donc cette Fata­li­té, sinon un ensemble de causes et d’ef­fets, déter­mi­nant nos actes, il est vrai, mais dans l’in­fluence des­quels entre une bonne part de voli­tions humaines ? Si la Fata­li­té mène l’homme, celui-ci agit sur elle en retour, et avec d’au­tant plus de suc­cès qu’il concentre une volon­té plus intense. Il com­mande ou obéit à son enne­mie, sui­vant le degré d’éner­gie qu’il est sus­cep­tible de déployer. 

    Or, cet aban­don de soi-même aux arrêts pré­ten­dus de la Fata­li­té, der­nier mot d’une cer­taine phi­lo­so­phie ins­pi­ra­trice de notre art durant la majeure par­tie de ce siècle, cette défec­tion de la volon­té indi­vi­duelle devant la géné­ra­li­té des voli­tions contraires, est la carac­té­ris­tique d’un affais­se­ment moral, répu­gnant à la lutte qui, seule, affran­chit. En effet, quoique par­ti­cu­liè­re­ment trou­blé, notre siècle ne fut pas, en ce qui concerne l’ac­com­plis­se­ment d’un mieux social, un siècle de pro­grès tangible. 

    Au sor­tir du coup de force de 1789, réus­si parce que le pré­texte en était la réa­li­sa­tion d’un idéal de jus­tice, la Bour­geoi­sie, par­ve­nue au pou­voir, s’at­ta­cha à réta­blir à son pro­fit les pri­vi­lèges dont elle avait souf­fert. Le peuple ber­né, mais bien plus tard désa­bu­sé, demeu­ra long­temps décon­cer­té et, souf­frant des mêmes maux ou à peu près qu’au­pa­ra­vant, il tâton­na lon­gue­ment à la recherche des causes de son malaise. 

    De là ces aspi­ra­tions vagues vers un idéal indé­cis, empreintes d’un cer­tain carac­tère de reli­gio­si­té nébu­leuse, qui fut la marque du roman­tisme. Élan sté­rile, sans point d’ap­pui posi­tif, ne lais­sant après lui que déses­pé­rance et sen­ti­ment d’inanité. 

    Plus tard, aban­don­nant la nue où elle s’é­ga­rait pour redes­cendre sur la terre, l’in­tel­li­gence humaine s’ap­pli­qua à étu­dier de près les phé­no­mènes vitaux et leurs rap­ports réci­proques, soit chez le même sujet, soit d’in­di­vi­du à indi­vi­du. Ana­lyse sèche comme une nomen­cla­ture, simple enre­gis­tre­ment de faits ou « docu­ments », d’où toute conclu­sion est encore absente, sauf encore ce renon­ce­ment pes­si­miste, cette malé­dic­tion de la vie, due, en rai­son du manque de coor­di­na­tion dans les don­nées à l’i­gno­rance des causes pri­mor­diales et, par consé­quent, du remède. Cet état d’es­prit ins­pi­ra le naturalisme. 

    Enfin, les docu­ments sont réunis en grand nombre, en assez grand nombre, pour qu’ap­pa­raissent leurs rela­tions, pour que se for­mulent des pro­po­si­tions se dédui­sant les unes des autres, et dont l’en­semble est suf­fi­sant pour consti­tuer une science. Le but de la vie se pré­cise et se révèle gran­diose, dans un idéal de soli­da­ri­té universelle. 

    Alors, un art nou­veau sur­git, non plus pes­si­miste main­te­nant, mais plein d’une foi pro­fonde en l’a­ve­nir meilleur ; on l’a nom­mé l’Art social. 

    Cet idéal d’une huma­ni­té libé­rée, dont les élé­ments sont for­te­ment péné­trés du sen­ti­ment de leur indi­vi­dua­li­té, ne rele­vant que de leur volon­té et de leur conscience, assu­jet­tis béné­vo­le­ment à une loi morale sans sanc­tion inutile puisque, grâce à la fusion de l’in­té­rêt pri­vé dans l’in­té­rêt géné­ral, nul, sauf négli­geable excep­tion, ne serait inci­té au mal, — cet idéal d’une socié­té har­mo­ni­que­ment consti­tuée par le libre jeu des ini­tia­tives indi­vi­duelles concou­rant au bien com­mun, lui appa­raît le terme et le but de l’é­vo­lu­tion humaine. 

    Autre­ment beau, certes, et d’une réa­li­sa­tion plus vrai­sem­blable que le vague espoir d’une récom­pense post­hume, pro­blé­ma­tique com­pen­sa­tion des souf­frances de la vie, cet idéal de proche en proche révé­lé, pas­sionne les géné­ra­tions présentes. 

    L’art musi­cal, ai-je dit en com­men­çant, est jus­qu’i­ci demeu­ré à l’é­cart. Pour qu’il apporte à cette évo­lu­tion son puis­sant concours, je com­bat­trai ici. 

André Girard (Max Buhr)

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