Antoine
Borie, actuellement instituteur en Gironde et à qui sont
adressées les lettres de Victor Serge ici reproduites, n’a
pas connu personnellement leur auteur — ce qui ne rend que plus
émouvante l’amitié qui les lia l’un à
l’autre. Comme Borie me l’écrivait récemment,
évoquant la campagne qui devait aboutir à faire libérer
Serge des geôles staliniennes : « Pendant l’affaire
Victor Serge, je l’ai défendu partout, dans le mouvement
syndical (CGTU à l’époque), le mouvement politique,
au sein aussi de la Ligue des droits de l’homme, et plus d’une
fois je suis rentré à la maison harassé, rendu,
découragé…» Fort heureusement, le dictateur de
toutes les Russies avait alors besoin du préjugé
favorable des intellectuels occidentaux — c’est l’époque
du Congrès d’Amsterdam pour la « paix » et du
Congrès des écrivains, à Paris — et, en dépit
des efforts des bien-pensants pour présenter Serge comme un
renégat et un traître, des hommes comme Poulaille,
Wullens, Marcel Martinet, à qui se joignit l’action de
Magdeleine Paz, réussirent à faire éclater le
scandale de l’arrestation et de la déportation de celui à
qui l’on ne pouvait « reprocher » que d’avoir le
courage de s’avouer ouvertement un oppositionnel. Tant et si bien
que le tsar rouge, en 1936, jugea habile de laisser — cas unique ! —
Victor Serge revenir en Occident, exactement à Bruxelles,
d’abord, où il était né (1890). Par la suite,
Serge put venir à Paris, où il devait rester jusqu’en
1940. Après la débâcle, il réussit, en
1941, à quitter la France pour le Mexique, où, le 17
novembre 1947, alors qu’il préparait son retour parmi nous,
la mort — une mort soudaine — devait l’arracher précocement
(il n’avait que cinquante-sept ans) aux siens et à son
œuvre.
« Je
savais, écrit encore Antoine Borie, qu’il avait quitté
la France, mais là s’arrêtait mon renseignement. Les
jours qui passaient ne m’apportaient rien de nouveau et
augmentaient mon inquiétude. J’avais une amie espagnole au
Chili. À la fin de la guerre, je lui écrivis à
Santiago, où elle tenait le rayon France de la Bibliothèque
nationale, pour lui demander de faire des recherches. Un mois
après… j’avais l’adresse de Victor Serge au Mexique…
C’est de cette époque que commence l’échange de nos
lettres. »
En
Antoine Borie, Serge n’avait pas seulement trouvé un
compagnon de lutte sur le plan politique, mais encore un lecteur
spontanément compréhensif. « J’étais,
écrit Borie,… isolé en quelque sorte parmi les foules
ignorantes, aveugles sur les événements russes. J’avais
déjà lu de Victor Serge deux livres qui m’avaient
bouleversé et marqué : « Naissance
de notre force »
et « Ville
conquise ».
Premières œuvres littéraires [[En
réalité précédées par l’admirable
livre « les Hommes dans la prison » (1930).]]
d’un homme incapable de trahir, d’un écrivain attaché
à un but:: la défense de l’homme accablé par
les folles propagandes et trahi, écrasé par la
Révolution. C’est de la fréquentation de ces deux
livres que date mon amitié, que dis-je, mon admiration pour
Victor Serge. » On ne saurait trop y insister : chez Victor
Serge, la valeur du témoignage écrit — qui fait de
son œuvre l’une des créations françaises les mieux
garanties de durer — s’égale à l’importance de la
vie du militant, du résistant (quelle prémonition dans
le titre Résistance
par lui donné, dès 1938, au recueil de poèmes
paru aux « Humbles »!).
Résistant à l’oppression, résistant à
tous les mensonges, et qui, d’une plume vengeresse, sut nous rendre
présents les compagnons de son combat. Je me rappelle à
ce propos, moi qui n’ai jamais été trotskiste,
l’amitié profonde que l’un de ses plus beaux récits
m’inspira pour ceux qui osèrent l’être sous le règne
de Staline le fusilleur. Je veux parler du roman « S’il
est minuit dans le siècle »,
où est si magistralement évoquée la vie en
déportation d’opposants fidèles à Trotski.
J’en avais rendu compte dans une petite revue de Suisse allemande.
Or, de son côté, Silone, qui un jour m’avait dit de
Serge : « Quel grand écrivain ! », publiait pourtant
sur le même ouvrage, dans la revue de Thomas Mann « Mass
und Wert »,
un article qui ne laissa point de me dérouter. S’inspirant
de Gide et voulant, pensait-il, stigmatiser ainsi l’esprit
doctrinaire du trotskisme, il l’avait intitulé « La
messe en latin ». Parce que, expliquait-il, on ne voyait dans le
livre que des gens qui, fussent-ils oppositionnels, continuaient,
même persécutés, même exclus, d’appartenir
du fond de tout leur être au Parti — et non point le pays
entier, la Russie anonyme. C’était méconnaître,
pensai-je, la source essentielle — que Silone cependant nous a bien
montré, par toute son œuvre, n’oublier jamais — de la
création littéraire chez tout écrivain lucide à
la fois et militant. «… Celui qui parle, note Serge dans ses
« Mémoires
d’un
révolutionnaire »,
celui qui écrit est essentiellement un homme qui parle pour
ceux qui sont sans voix. » Et, à propos des années
de la prison de Melun, il écrit également : « Elle
(la prison) me chargea d’une si lourde expérience, et si
intolérable à porter, que longtemps après, quand
je me remis à écrire, mon premier livre — un roman
[[« Les
Hommes dans la prison ».]] — fut un
effort pour me libérer de ce cauchemar, et aussi
l’accomplissement d’un devoir envers tous ceux qui ne s’en
libéreront jamais. »
On
peut dire de toute l’œuvre de Serge qu’elle fut écrite
— et c’est ce qui la rend si irremplaçable — pour
l’accomplissement de ce devoir-là.
Que
l’on ne se méprenne point d’ailleurs au sujet de ce que je
disais à l’instant de cet ancien article de Silone.
Lui-même, encore absorbé alors dans l’effort de se
dégager des résidus de l’orthodoxie léniniste,
ne pouvait qu’être hypersensible à ce qui, dans la
pensée du Serge des années 30, devait nécessairement
paraître à notre ami italien un prolongement d’obédience
d’autant plus obsédant que sa propre façon de voir ne
s’en était pas encore entièrement libérée.
Mais j’aurais d’autant plus mauvaise grâce à lui
faire reproche aujourd’hui de cette relative injustice, ou, si l’on
préfère, de ce mouvement d’intolérance dicté
(cela arrive) par le besoin d’une tolérance plus grande
encore,
que la chance immense, pour « Témoins »,
de pouvoir publier les lettres qu’on va lire, c’est
— merveilleuse récompense — à Silone, à son
œuvre que j’en suis redevable. « Avant de terminer…,
m’écrivait encore Antoine Borie, le 11 janvier de cette
année [1959], je veux vous dire pourquoi je vous ai confié
ces lettres. Je n’oublie pas… que je vous dois de connaître
(par vos traductions) les textes admirables d’Ignazio Silone,
« Fontamara »,
« le
Pain et le Vin »,
« Une
poignée de mûres »,
« le
Secret de Luc »,
etc. Autant de chefs‑d’œuvre… Vous m’avez fait connaître
un grand écrivain. Ceci mérite cela. »
Un
mot encore, sur la genèse de ce cahier. À l’origine,
nous avions conçu à « Témoins »
le projet de composer un numéro collectif spécialement
consacré à Serge. Mais, grâce à la
précieuse initiative de Robert Proix, les présentes
« Lettres à Antoine Borie » se sont trouvées
au nombre des documents rassemblés. Et il m’est apparu
certain que les meilleures contributions rédigées sur
la vie et l’œuvre de Serge ne sauraient le disputer en
signification à cette expression de Serge par lui-même
— complétée, combien admirablement, et par la lettre
de sa compagne relatant ses derniers instants, et par le poème
« Mains », son tout dernier écrit.
C’est pourquoi je crois bien faire de me borner à publier ici
ces textes si importants — ne les faisant suivre, dans une brève
annexe, que de deux témoignages qui, pour ainsi dire,
encadrent toute la vie du grand disparu : celui de sa compagne de
jeunesse, Rirette Maitrejean, et les pages qu’a bien voulu écrire
pour nous l’ami de ses tout derniers jours, Julian Gorkin.
Jean-Paul
Samson