La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co, le 4 mai 1946

Mon cher Borie,

Votre lettre me sur­prend et
me fait un immense plai­sir. J’ai réta­bli le contact avec
quelques amis en France et vous eus­siez pu, me semble-t-il, trouver
mon adresse sans inter­ro­ger le Chi­li ! Mais ce détour
même est signi­fi­ca­tif. Je crois qu’en réalité
nous sommes, nous res­tons plus nom­breux et plus sûrs les uns
des autres qu’il ne semble dans les moments noirs (les nombreux
moments noirs), si dis­per­sés dans le monde que nous soyons.
Beau­coup ont péri, les soli­da­ri­tés se sont lassées,
vous devi­nez juste que j’ai mul­ti­plié les expériences
amères et que la bataille conti­nue pour moi, sans accalmie.
J’ai quit­té Mar­seille au prin­temps 41 et mis plus de cinq
mois à gagner le Mexique en pas­sant par une Martinique
splen­dide, mais sou­mise à une sorte de Ges­ta­po qui nous
inter­na dans une ancienne lépro­se­rie, … par la République
Domi­ni­caine, minus­cule tyran­nie aus­si clé­mente qu’étouffante,
par Cuba où nous cou­rûmes, mon fils et moi, quelques
dan­gers à la suite de dénon­cia­tions calom­nieuses des
tota­li­taires… Au Mexique même, j’ai plu­sieurs fois été
mena­cé d’assassinat par les mêmes, les réunions
où j’ai pris la parole sont quel­que­fois devenues
san­glantes… Il y avait aus­si la ques­tion du pain quo­ti­dien, bien
dif­fi­cile à résoudre dans ces condi­tions… Nous avons
été, pen­dant plu­sieurs années, un groupe de
mili­tants socia­listes bien déci­dé, qui a tenu tête
à toutes les attaques sans rien aban­don­ner de sa pensée ;
nous avons eu le sou­tien des intel­lec­tuels et des militants
amé­ri­cains en des moments cri­tiques. Vers le moment de la
chute du nazisme, les illu­sions enfan­tines de cer­tains cama­rades nous
ont divi­sés et la douche – que je pré­voyais – étant
sur­ve­nue bien­tôt, la démo­ra­li­sa­tion a sui­vi. Pivert et
quelques autres se croyaient en 1917 tout simplement ;
j’estimais qu’il fal­lait comp­ter tout au plus sur le
réta­blis­se­ment d’une démo­cra­tie qui per­met­trait à
la pen­sée et au mou­ve­ment socia­liste de revivre ;
j’estimais aus­si que le Tota­li­ta­risme II serait pour une époque
le dan­ger prin­ci­pal, un dan­ger mons­trueux. Les événements
m’ont don­né rai­son, hélas ! Trop sou­vent au
cours d’une déjà longue vie, j’ai souhaité
avoir tort, mais je ne me sens nul­le­ment dis­po­sé pour cela à
renon­cer à ma vieille volon­té de voir clair… J’ai
beau­coup tra­vaillé dans l’entre-temps, je crois que mes
livres vont sor­tir de des­sous le bois­seau. L’opinion, dans cet
hémi­sphère, après les intoxi­ca­tions du temps de
guerre, se res­sai­sit de plus en plus. Le contraste est frap­pant entre
ce que je sais de la situa­tion chez vous, en France, et l’écrasante
infor­ma­tion que l’on a aux Etats-Unis et la claire vue des nouveaux
périls et des nou­veaux conflits qui s’en dégage… Je
ne puis évi­dem­ment que vous en par­ler très
sché­ma­ti­que­ment, sachant du reste par vos quelques lignes sur
ces sujets que nous sommes d’accord sur des points essen­tiels. En
gros, je ne suis pes­si­miste que pour l’avenir immé­diat, qui
peut être assez long à l’échelle de nos
exis­tences. Je crains que la France n’aille vers des expériences
coû­teuses, le mou­ve­ment ouvrier et le PS n’ayant pas eu le
cou­rage de prendre fer­me­ment conscience de l’incompatibilité
abso­lue entre un tota­li­ta­risme mal camou­flé et une
recons­truc­tion hon­nê­te­ment socia­liste. Rien ne se décidera
il est vrai « dans un seul pays », c’est du
sort des conti­nents qu’il s’agit désor­mais. La vue
d’ensemble qui s’impose dès lors est celle-ci : ou de
grands chan­ge­ments, fort pos­sibles sinon pro­bables, sur­vien­dront en
Rus­sie, ou le monde aura à tra­ver­ser, après une période
d’obscures luttes et d’inquiétudes, une effroyable
confla­gra­tion. Des rai­sons de tech­no­lo­gie font que les décisions
ne peuvent être indé­fi­ni­ment dif­fé­rées. En
atten­dant, l’intérêt de Sta­line est visible : ne
pas per­mettre de régimes supé­rieurs au sien (par la
condi­tion de l’homme) et qui du seul fait de leur existence
mena­ce­raient le sien ; empê­cher la for­ma­tion d’un bloc
occi­den­tal (France, Angle­terre, Bel­gique, Hol­lande, pays latins) qui
consti­tue­rait tout de suite une très grande puissance
éco­no­mique assez net­te­ment socia­li­sante ; contre­car­rer le
relè­ve­ment de la France et sur­tout d’une France de gauche
qu’il ne domi­ne­rait pas… Ce der­nier résul­tat me semble
presque atteint. Je doute que, dans l’attente d’un gouvernement
com­mu­niste, la France obtienne les emprunts dont elle aurait besoin,
et il est cer­tain que son rap­pro­che­ment avec l’Angleterre est au
moins retar­dé… Nous allons vivre encore une époque
amère, mais les néces­si­tés générales
imposent de plus en plus l’économie diri­gée et
pla­ni­fiée ; la pous­sée, fût-ce guère
consciente, des masses y fait pré­va­loir des reven­di­ca­tions de
sécu­ri­té ; l’expérience des ter­reurs et
des oppres­sions doit rame­ner les hommes à la liberté…
C’est-à-dire qu’à tra­vers des voies sinueuses et
mons­trueuses, je crois dis­cer­ner les linéa­ments d’un monde
meilleur, en marche quand même. Le mal­heur, c’est qu’il n’y
a pas de com­mune mesure entre la durée de nos vies mutilées
et le mûris­se­ment des événements.

J’ai tenu à vous
résu­mer mes vues d’ensemble et je vois que je le fais très
impar­fai­te­ment. J’ajoute que les nou­velles qui filtrent de Russie
montrent une misère inima­gi­nable, une oppres­sion plus lourde
que jamais (on estime qu’il peut y avoir une dizaine de mil­lions de
citoyens dans les camps de concen­tra­tion), des problèmes
inso­lubles, des crises sans cesse étouf­fées, bref de
réelles pos­si­bi­li­tés de chan­ge­ment. Mais nous ignorons
quelle est la soli­di­té de l’Etat tota­li­taire, s’il peut
mou­rir d’apoplexie. Voi­là l’inconnue.


J’ai
été pei­né de voir que dans « Maintenant »
on a pas­sé sous silence, en par­lant de Mar­cel Mar­ti­net, les
grands com­bats de sa vie, pour la révo­lu­tion russe, pour le
Cours Nou­veau contre Ther­mi­dor, pour moi-même, contre les
pro­cès de Mos­cou… Que l’on soit contraint à de tels
silences, cela défi­nit une ambiance. La mort de Marcel
Mar­ti­net est irré­pa­rable. J’admire tou­te­fois la résistance
vrai­ment magni­fique que, grand malade, il oppo­sa à son mal
pen­dant une ving­taine d’années… J’ai aus­si appris la
mort de Mau­rice Wul­lens et je lui garde le regret fidèle qu’il
mérite. Nous avions eu un froid en 1939 – 40, parce que Maurice
ouvrit dans « les Humbles » une sorte de
tri­bune à un lou­foque pro-nazi, Van den Broek. Je m’indignai,
j’avais mal­heu­reu­se­ment rai­son. Van den Broek, par la suite, après
avoir fait les pires bêtises dans Paris occu­pé, se sauva
et vint deman­der à des cama­rades mar­seillais de lui faciliter
une éva­sion plus com­plète, il était complètement
reve­nu du nazisme, disait-il, et je ne sais ce qu’il devint. Si
vous êtes en rap­port avec Pitaud [[Direc­teur du jour­nal “l’É­man­ci­pa­tion pay­sanne (1939 – 1940).]]
,
envoyez-lui mon salut et mon adresse… J’ai su la fin de mon ami
Duver­ger (ins­ti­tu­teur à Agen), de Sal­duc­ci, tous deux disparus
à Dachau ou ailleurs. Pen­dant des mois, les nou­velles que je
rece­vais de France étaient exac­te­ment dans la note de celles
qu’autrefois je rece­vais de Rus­sie : dis­pa­ri­tions, exécutions,
mys­tères abominables.

Je n’ai rien à vous
deman­der pour le moment, mon cher cama­rade. Mais je vous remer­cie de
votre offre si fra­ter­nelle et je la retiens.

Vic­tor Serge

La Presse Anarchiste