La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co, 25 décembre
1946

Mon cher ami,

Je vous
écris à la hâte, mais je ne veux pas laisser
pas­ser cette fin d’année sans vous envoyer nos meilleurs
vœux… J’apprécie cet usage qui invite les gens à
se mon­trer bien­veillants, fai­sant ain­si une minime vio­lence aux
ins­tincts égoïstes… J’espère que tout ira bien
pour vous et vos proches, et d’abord pour votre grande gosse dont
l’adolescence a connu les bom­bar­de­ments. (C’est une des choses
les plus graves dans la guerre moderne qu’elle s’est
déshu­ma­ni­sée ; au lieu de mettre l’homme en
pré­sence de l’homme-ennemi, elle le met, et elle met les
enfants, sous le choc de phé­no­mènes cos­miques. Tous les
explo­sifs atteignent aujourd’hui une puis­sance telle que leur
action n’est plus à l’échelle humaine…). J’espère
que nous ver­rons peut-être poindre dans le chao­tique marasme
une toute pre­mière lueur de relè­ve­ment. Depuis bien
long­temps, j’estimais que l’Europe aurait besoin de plusieurs
années après la fin des bom­bar­de­ments pour com­men­cer à
se res­sai­sir et qui sait ? en tirant quelque par­ti de
l’expérience… D’après une infor­ma­tion de source
amé­ri­caine, Sta­line, malade, pré­pare sa suc­ces­sion qui
sera annon­cée dans quelques mois. Jamais dans l’histoire ces
sortes de tran­si­tions n’ont réus­si et dans un pays
d’effroyable, d’inimaginable misère, qui en menace
beau­coup d’autres pré­ci­sé­ment parce qu’il n’a ni
équi­libre ni sécu­ri­té inté­rieure, dans un
pays qui a une main‑d’œuvre « pénale »
de plus de 15 mil­lions de parias, les pro­blèmes de succession
seront rude­ment com­pli­qués. Figu­rez-vous que j’ai néanmoins
appris qu’une vaillante, une admi­rable mili­tante de l’opposition,
la veuve du diplo­mate Iof­fé — sui­ci­dé — survit,
dépor­tée dans un bled de Mon­go­lie. Cela me donne un
faible espoir pour quelques autres…

Mer­ci
pour le « Pou­ch­kine »  ; si vous avez
d’intéressantes cou­pures de presse, envoyez, elles me seront
utiles. Du peu que je vois des publi­ca­tions fran­çaises, je
retiens l’impression d’un cafouillage lamen­table. Vous avez
rai­son à fond sur le par­ti socia­liste, un PS, de nos jours,
n’a de rai­son d’être que s’il est le pro­mo­teur d’une
orga­ni­sa­tion sociale juste et dès lors antitotalitaire ;
s’il est le « par­ti-frère » du parti
des fusilleurs, il doit être dévo­ré par ce
der­nier. La France n’a plus l’initiative, il fau­dra qu’elle
fasse son choix entre les mas­to­dontes en pré­sence ou qu’elle
soit déchi­rée ; les « intellectuels »,
plu­tôt que d’affronter le pro­blème, optent pour la
troi­sième solu­tion du vasouillage…

Savez-vous
si mon roman « Les Der­niers Temps » est arrivé
en France ? Mes exem­plaires d’auteur, expédiés
du Cana­da le 6 sep­tembre, ne me sont pas encore par­ve­nus. A dos
d’âne, ils eussent été déjà
transportés !

Mexi­co est en fête ;
ce n’est que pétards dans les rues, la nuit, musiques,
man­geailles, allé­gresse… C’est un pays de pauvreté
pri­mi­tive, mais avec fort peu de réel dénuement.
L’Indio mène la vie simple de ses mil­lé­naires et une
gué­ris­seuse m’offrait l’autre jour, sur un marché
somp­tueu­se­ment bigar­ré, des remèdes pour tous les maux,
remèdes qui n’appartiennent pas tou­jours au charlatanisme,
mais sou­vent pro­cèdent d’une expé­rience acquise
depuis les temps néo­li­thiques… Au-des­sus de ce monde
s’élèvent les gratte-ciel construits par les plus
fâcheu­se­ment pri­mi­tifs des enri­chis qui conti­nuent à
faire du négoce en ramas­sant des pour­cen­tages fabu­leux. Le
fana­tisme reli­gieux com­bine les croyances antiques et un catholicisme
médié­val. (Et les pay­sans insur­gés qui mirent
naguère le feu aux églises por­taient sur leur grand
cha­peau l’image de la Vierge brune ! Ambivalence…)

Meilleurs vœux et amicale
poi­gnée de main.

Vic­tor Serge

La Presse Anarchiste