La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co,
16 avril 1947

Mon
cher Borie,

Je
suis un peu en retard pour vous remer­cier pour le livre de Werth
[[Dépo­si­tion
(Gras­set, 1946). — Werth y trace ce por­trait de Serge : « Lorsque,
pour la pre­mière fois je le vis à Paris, je le
contem­plai avec une curio­si­té quelque peu enfan­tine, un peu
naï­ve­ment roman­tique. J’avais ren­con­tré au commencement
du siècle un révo­lu­tion­naire russe assez notoire, qui
avait pris part aux émeutes de 1905 et dont j’ai vu plus
tard le nom dans quelques ouvrages de doc­trine. Il s’appuyait au
dos­sier d’une chaise, la fai­sait régulièrement
bas­cu­ler et trans­for­mait immé­dia­te­ment tout lieu privé
en réunion publique. Peut-être atten­dais-je en Victor
Serge un per­son­nage farouche mar­te­lant des abs­trac­tions. » Serge
entra, prit pos­ses­sion de l’espace avec dou­ceur et fermeté.
Il est bien des façons d’entrer en contact avec un espace
neuf. L’un l’explore, cet autre le bous­cule, cet autre s’en
retranche, cet autre s’y enclave, cet autre le fait éclater.
Mais Serge y avait fait sa niche sans avoir rien déplacé.
Serge, assis dans un fau­teuil, était un bloc qui n’avait
point encore tout à fait la forme de Serge et d’où
rayon­nait une immo­bile lueur…»]] qui
nous a été d’une lec­ture extraordinairement
récon­for­tante. Parce que Werth est un ami et parce que son
livre est hon­nête, sans trucs, sans récrit-après
coup, j’en suis sûr, hon­nête jusqu’à décevoir
par moments alors qu’avec un peu de pose l’auteur paraîtrait
faci­le­ment plus « fort ». Dans l’ensemble, je trouve ses
réac­tions justes ; s’il aban­donne quel­que­fois l’esprit
cri­tique, c’est qu’il en est satu­ré. Werth en effet est un
intel­lec­tuel tel­le­ment épris de la pen­sée pour la
pen­sée qu’il ne peut pas consi­dé­rer un problème
sans le voir miroi­ter sous plu­sieurs aspects simul­ta­nés qui se
contre­ba­lancent. On arrive vite ain­si à l’incapacité
de se pro­non­cer et il y a des man­da­rins qui se sentent tout à
fait supé­rieurs sitôt qu’ils ont grim­pé cette
cime de l’impuissance. Werth qui a été un
révo­lu­tion­naire et que les décep­tions des vingt
der­nières années ont presque anni­hi­lé comme
écri­vain, éprouve le besoin de tou­cher terre et alors
il prend par­ti, il a rai­son, même si son par­ti est imparfait…
Lire ces pages, ici, dans un monde lati­no-amé­ri­cain fait
d’hommes avides et incon­sis­tants, et par­mi d’ex-réfugiés
euro­péens com­plè­te­ment obnu­bi­lés par le commerce
et les com­bines, cela nous rend contact avec une variété
humaine loin de laquelle nous nous sen­tons étouf­fer. Je dis
tout le temps nous parce que ma femme a été très
heu­reuse de retrou­ver Werth.

On
me signale « Mon jour­nal » pen­dant la drôle de paix,
de J. Gal­tier-Bois­sière, en me disant que je suis amicalement
men­tion­né dans ce livre et que G.-B. donne un bel exemple
d’équilibre moral. Pou­vez-vous me faire envoyer ça ?
G.-B., tel que je le connais, a le don d’être vigoureusement
un Fran­çais moyen, plein de bon sens, d’humour et d’un
cer­tain esprit de révolte qui fait anti­dote au goût du
confort et au scep­ti­cisme ; avec ça, une plume facile, mais
dure et coupante.

Je
me suis plon­gé dans un gros tra­vail qui m’a entièrement
absor­bé pen­dant deux mois et fati­gué au point qu’il a
fal­lu le pla­quer pour quelques jours. Grâce à quoi, j’ai
pu vous envoyer hier des vues d’ici et je vous écris. Vous
aurez, je pense, reçu « les Der­niers Temps ». Le
prix du livre cana­dien en France étant pro­hi­bi­tif, je crois
que ce roman va paraître à Paris ; et le suivant
 — beau­coup plus fort — aus­si… En atten­dant que le travail
accu­mu­lé finisse par nous mettre du pain sur la planche, nous
conti­nuons à tirer le diable par la queue… Vu du poste
d’observation de Mexi­co, le monde change vite. Dans cet hémisphère,
le retour­ne­ment des esprits est com­plet. De la grande popularité
de la Rus­sie, pen­dant et au len­de­main de la guerre, rien ne subsiste.
Les machi­ne­ries de presse y sont pour beau­coup, mais le fait profond
c’est que les gens moyens des États-Unis ont com­pris les
vraies don­nées du pro­blème et qu’un tota­li­ta­risme en
vaut un autre. Beau­coup de Polo­nais, de Baltes, de Juifs et autres
ont pas­sés par les camps de concen­tra­tion de l’URSS et
publient main­te­nant aux États-Unis une littérature
sim­ple­ment hor­ri­fiante — et irré­fu­table. En gros, les gens
se disent : 1. Que ce régime est inha­bi­table ; 2. Que s’il a
dans peu d’années la bombe ato­mique « qu’est-ce que
nous pren­drons ! » et ils concluent qu’il vaut mieux en
découdre tant qu’on est sûr d’avoir l’avantage.
Comme ils ont hor­reur de la guerre, les plus intel­li­gents envisagent
son alter­na­tive ; la pos­si­bi­li­té d’un chan­ge­ment de régime
en URSS, qui per­met­trait un mini­mum d’organisation mondiale
véri­table. On y pense, mais on n’aime pas à en
par­ler ; les conser­va­teurs ont peur d’une Rus­sie libérée,
tout le monde craint de paraître adop­ter une attitude
révo­lu­tion­naire, on craint de ver­ser dans l’utopie — mais
la pen­sée de l’alternative est là.

Vous
savez sans doute que l’ex-directeur de « l’Huma »
new-yor­kaise, le « Dai­ly Wor­ker », un M. Budenz, s’est un
beau jour trans­for­mé de sta­li­nien en cagot et de sous-agent
zélé du gué­péou en auteur de révélations
pla­cées sous l’égide de Notre-Dame et de saint
Augus­tin ! L’important, c’est qu’il a racon­té par le menu
sa col­la­bo­ra­tion avec les agents secrets et que l’assassinat de
Léon Trotz­ky fut pré­pa­ré par eux, avec le
concours des chefs du PC amé­ri­cain. Nous le savions fort bien,
mais nous n’avons pas la bonne presse à notre disposition
 — et le point sur l’i est d’importance.

Vous
savez que j’ai beau­coup de confiance en les possibilités
socia­listes de la Rus­sie, que j’ai tou­jours pen­sé qu’une
saine démo­cra­tie du tra­vail pour­rait aisé­ment se
consti­tuer sur la liqui­da­tion du des­po­tisme. Je n’en doute pas,
mais je suis pris d’une nou­velle inquié­tude. Le
Tota­li­ta­risme tra­vaille à sup­pri­mer toutes les possibilités
de suc­ces­sion, sauf celles du chaos. J’en suis à me demander
si, en dépit de la valeur de l’homme russe, Sta­line ne lui
pré­pare pas un ave­nir pire que celui de l’Allemagne. Je lis
un rap­port sur les migra­tions de peuples en URSS. Un mil­lion et demi
de Polo­nais ont connu les sables chauds et les ban­quises. Des
mil­lions de Baltes, de Cau­ca­siens, d’Ukrainiens sont envoyés
Dieu sait où. On apprend des choses abo­mi­nables. Ain­si les
Tatars de Cri­mée, que j’ai connus si paci­fiques, si
sym­pa­thiques, mais par­mi les­quels la col­lec­ti­vi­sa­tion fit des coupes
sombres, quand les Alle­mands appro­chèrent, massacrèrent
envi­ron cent mille Russes, toute la popu­la­tion russe en somme. (La
veille, ils signaient des mes­sages d’adoration au Chef!) On les a
trai­tés après la vic­toire par les exé­cu­tions et
les dépor­ta­tions en masse, la Cri­mée est dépeuplée !
D’autre part, on trans­porte en masse des Russes dans les pays
baltes et en Bul­ga­rie, en Rou­ma­nie (100 000 en Dobroud­ja, 200 000 en
Bul­ga­rie…) pour une colo­ni­sa­tion durable. Le camp de concentration
de Vor­ku­ta (Oural nord, Pet­cho­ra) ren­ferme un demi-mil­lion de
per­sonnes dont 100 000 Lithua­niens, 60 000 Let­tons, 50 000 Estoniens.
Les petites natio­na­li­tés conquises se sentent en voie de
des­truc­tion rapide. Inévi­table qu’un natio­na­lisme enragé
naisse par­mi elles et que la haine du Russe devienne leur rai­son de
vivre. Tous les peuples allo­gènes de l’ancien empire et ceux
de la péri­phé­rie et ceux des conquêtes récentes
pas­sant par les mêmes écoles, où cela nous
mène-t-il???

Au
revoir, mon cher Borie. Je n’ai pas eu de vos nou­velles depuis
assez long­temps. Accu­sez récep­tion des cartes pos­tales, car je
doute tou­jours du cour­rier… Que se passe-t-il en France ?

Vic­tor
Serge

La Presse Anarchiste