13 septembre 1947
Mon
cher Borie,
Voici
un long moment que je n’ai eu de vos nouvelles. Dans l’entre-temps,
vous avez dû recevoir des vues du pays tarasco et je crois, une
lettre dactylographiée. J’ai un peu voyagé et je suis
retombé dans les embêtements les plus saumâtres.
Avec par surcroît une crise cardiaque. Les médecins ne
trouvent rien de bien particulier au vieux viscère, si ce
n’est l’usure plus l’altitude, du surmenage plus de la
nervosité, bref les choses les plus naturelles. Ils me
recommandent, honnêtes farceurs qu’ils sont, trois mois de
repos quasi complet à une altitude plus confortable ! Ça
me rappelle qu’au temps lointain où mon père exerçait
la médecine à Bruxelles, dans le quartier prolétarien,
un sien collègue avait eu l’idée ingénieuse de
faire imprimer en tête de ses ordonnances, destinées aux
tuberculeux qui abondaient, ces trois recommandations :
« suralimentation, repos, grand air ». Mon père
faillit lui abîmer la figure et fit détruire ces petits
papiers. Tout de même l’ami qui me traite a été
fort content de la façon dont j’ai réagi à
quelques fortes doses d’ingrédients appropriés, façon
qui démontre, paraît-il, une capacité de
récupération dont il commençait à douter.
Je sors d’une dizaine de jours d’inactivité complète,
me sentant beaucoup mieux. Cet hémisphère entre en
crise tout doucement au sein de l’abondance. Pendant combien de
temps les E.U. pourront-ils porter sur leurs puissantes épaules
tous les fardeaux du monde ? Ils ont déjà leur beau
problème d’inflation. Observons que la solidarité,
l’internationalisme de fait s’imposent non par les voies de la
conscience et du sentiment humain, mais par celles de l’égoïsme
menacé ! Ça ne devrait pas nous surprendre. Un auteur
américain publie un essai sous ce titre : « Le Capitalisme
peut-il subsister dans un seul pays ? » — démontrant que
partout ailleurs qu’aux E.U. le capitalisme traditionnel est en
voie de transformation ou de désintégration.
L’influence
communiste est-elle en baisse en France ? Cent raisons politiques
permettent de l’espérer, mais tant qu’il n’y aura pas de
revalorisation des salaires, ces totalitaires pourront exploiter et
dévier le mécontentement des masses.
La
librairie française étant en conflit avec la librairie
canadienne, mes livres n’ont pas encore pu être mis en vente
en France, mais ils vont l’être bientôt, paraît-il,
malgré tout, dans des conditions évidemment précaires.
Il aura fallu un an de pourparlers pour y arriver ! (Le conflit ne me
concerne pas personnellement.) Cet hiver, je crois, autre chose de
moi va sortir à Montréal et mes éditeurs sont
d’accord cette fois pour faire éditer aussi à Paris,
mais je n’ai plus de manuscrits disponibles, il faut que j’attende
d’avoir les épreuves… Je me fais un peu l’effet d’un
monsieur qui participe à une course de sacs.
J’espère
que santé et le reste tout va bien chez vous. Les numéros
de « la RP » que j’ai reçus m’ont paru très
bons par l’honnêteté, la simplicité non
doctrinaire du ton.
Du
pays, nouvelles détestables, disette ici, famine là.
Une maison d’édition américaine vient de sortir un
bouquin écrasant sur les camps de concentration… Vous voyez
qu’on patauge dans la tristesse la plus noire. Il faut en prendre
stoïquement son parti, ça changera nécessairement,
le seul vrai malheur c’est que nos vies soient trop courtes pour
mesurer les grands changements et trop longues par rapport aux
époques asphyxiantes.
Mes
amitiés.
V.
S.