Il
était arrivé un jour de Bruxelles, où il était
notre correspondant pour le petit journal anarchiste dont je
m’occupais depuis la mort de Libertad. Il avait à peine vingt
ans. I1 était beau comme un dieu : un visage d’un ovale très
pur, le front haut, le nez droit aux narines frémissantes, la
bouche fine et sensible, avec un sourire un peu distant ; sur tout
cela, un air de grande nonchalance, perpétuellement démenti
par un besoin incessant de travailler, de discuter, d’écrire.
Nous
avions presque tout de suite pris l’habitude de nous rencontrer à
peu près quotidiennement, dans les bibliothèques, le
long des quais qu’il adorait, au Luxembourg près du bassin de
la Fontaine Médicis, ou chez moi, dans mon petit logis de la
rue de Seine. Pendant les beaux jours, nous prenions souvent le
bateau-mouche jusqu’à Saint-Cloud, quelques livres ou des
travaux de traduction et de correction sous le bras.
Et
puis, un jour d’automne gris, que nous lisions et commentions
ensemble François Villon, dans mon silencieux logis, l’amour
vint… à dater de ce moment, ma vie fut toute transfigurée.
Nous
étions tous deux pleins d’enthousiasme, et nous avons
travaillé avec beaucoup de courage à faire vivre le
petit journal qui nous était confié : lui aux travaux de
rédaction et moi surtout â l’administration et même
aux travaux ménagers, qui présentaient souvent des
difficultés redoutables.
Plusieurs
mois se passèrent ainsi, assez paisiblement. Et puis vint
l’affreuse tourmente de ce qu’on appela « l’affaire des Bandits
tragiques », où nous fûmes emportés tous les
deux, chacun dans une prison. Les dangers eux-mêmes de la
redoutable accusation nous paraissaient moins terribles, moins
difficiles à surmonter que la séparation. Mais c’était
une âme exceptionnellement sereine, et pendant les cinq longues
années de réclusion qu’il accomplit, il n’eut jamais
une plainte. Il lui fallait du papier, des plumes, des livres,
beaucoup de livres. Il savait que j’étais bien pauvre, mais on
eût dit qu’il n’avait exactement pas de besoins matériels.
Il ne demandait jamais rien.
Le
dernier jour du procès à la cour d’assises — où
je fus libérée — il m’écrivait, aussitôt
rentré dans sa prison : « Ne vous inquiétez pas
pour moi, mon amie chérie, je supporterai très bien
tout cela. Je suis si heureux que vous en soyez sortie. C’est bientôt
le printemps. Profitez de Paris, profitez de la vie. Gardez-moi
seulement votre tendresse et je serai heureux. »
À
la maison centrale de Melun, où il fut transféré,
il se fit admettre rapidement à l’atelier d’imprimerie, où
il apprit la typographie. Nous étions en pleine grande guerre,
la nourriture des prisonniers était lamentable, et trois fois
on dut le transférer à l’infirmerie où l’on
était un peu mieux traité. Il profita de ces loisirs
forcés pour apprendre l’allemand, l’espagnol l’espéranto.
Il travaillait sans relâche, étudiant, lisant,
traduisant, écrivant. De la prison de la Santé ou de la
maison centrale de Melun, j’ai reçu 528 lettres, toutes
numérotées pour contrôle, toutes plus tendres,
plus affectueuses, plus courageuses les unes que les autres.
Tout
de suite à son arrivée à Melun, la question se
posa de nos rapports. En effet, nous n’étions pas mariés,
et à partir de sa condamnation, nous n’avions plus le droit de
nous écrire, et je n’avais pas celui de le visiter. Nous
décidâmes de nous unir, mais il fallait pour cela
l’autorisation du ministère de l’Intérieur. Quand enfin
elle nous parvint, et dès les bans publiés, je me
rendis â Melun. La cérémonie eut lieu en présence
de ses deux témoins — des gardes de la prison — et des
miens, amis journalistes. Puis on nous laissa seuls dans un petit
bureau de la mairie, pendant une heure environ. Il y avait près
de deux ans que nous ne nous étions trouvés près
l’un de l’autre. Et notre émotion était si grande que
c’est à peine si nous pouvions parler. Les mains jointes, les
yeux tout embués de tendresse, nous prononcions quelques
phrases insignifiantes, alors que nous avions le cœur si plein l’un
de l’autre.
* *
*
Hélas
! les cinq années écoulées, nous ne nous sommes
pas retrouvés : il fut expulsé, à titre
d’étranger, et il choisit la frontière espagnole. À
Barcelone, où je le rejoignis, je ne pus trouver un moyen
d’existence suffisant â faire vivre mes deux enfants, et je dus
rentrer à Paris. A ce moment-là encore je le retrouvai
résigné et courageux à son habitude. Il s’était
fait embaucher comme typographe et s’était inscrit au syndicat
— révolutionnaire — où tout de suite il prit part à
l’agitation déjà grande des militants espagnols.
Quand
éclata la révolution russe, il n’y put tenir : il lui
semblait qu’il devait se rendre là-bas, être sur place,
participer, payer de sa personne. Il rentra en France grâce à
quelques complaisances consulaires, et il fallut faire avec lui des
pieds et des mains pour essayer de trouver un moyen de partir. Nous
ne réussîmes qu’à le faire mettre dans un camp de
concentration, où il séjourna encore près de
deux ans. Après quoi il réussit à être
incorporé dans un transport d’otages en partance pour la
Russie.
La
vie qu’il mena là-bas, il l’a contée dans ses « Mémoires
d’un révolutionnaire ». Tout le monde a pu le suivre à
travers son œuvre que je crois pouvoir dire si importante, mais dont
ce n’est pas mon affaire de parler. Mais tout au long de ce périple
extraordinaire, nous ne nous sommes pas quittés, moralement
parlant. J’ai toute une correspondance de partout — de Russie,
d’Allemagne, d’Autriche, de Silésie, et enfin du Mexique. Je
le suivais ainsi à travers ses pérégrinations et
ses aventures, avec la même tendresse, la même amitié
inaltérable. J’avais à un certain moment projeté
de partir aussi au Mexique, lasse de cette abominable vie de
l’occupation. Il m’y encourageait et promettait de m’aider là-bas
à me retourner. Les circonstances ne l’ont pas permis, mais
nous nous en réjouissions tous les deux.
C’est à
l’heure du repas de midi que j’appris chez moi, par la radio, la
nouvelle de sa mort subite, par arrêt du coeur. Et je peux bien
dire que ce fut un des plus grands chagrins de ma vie.
Rirette
Maîtrejean