La Presse Anarchiste

le droit de punir et la philosophie

(Résumé de la défense présen­tée en cour d’as­sis­es le 30 déc. 1887)

La pénal­ité implique néces­saire­ment la recon­nais­sance de la respon­s­abil­ité morale, ou autrement « le pro­pre d’un agent libre qui, se sen­tant maître de ses actes doit con­sen­tir qu’on les lui impute ».

On doit exam­in­er cette grave ques­tion au dou­ble point de vue psy­chologique et physiologique :

Psy­chologique. — Peut-on attribuer nos voli­tions au moi ?

Phys­i­ologique. — L’or­gane fait-il la fonc­tion ou la fonc­tion fait-elle l’organe ?

Répon­dre à ces deux inter­ro­ga­tions, c’est résoudre la plus impor­tante par­tie de cette ques­tion. C’est ce que nous avons voulu essay­er de faire.

On ne peut attribuer nos voli­tions au moi chimérique parce que, d’après Collins, entre deux actes soumis à notre choix, il faut que nous en choi­sis­sions un ; notre choix est le résul­tat d’un juge­ment et un juge­ment est néces­saire ; les préjugés de notre édu­ca­tion déter­mi­nent ce choix ; enfin on ne pour­rait pas assign­er de motif à ce choix qu’il n’en serait pas moins obligé, atten­du que, s’il ne l’é­tait pas, ce serait un effet sans cause.

Cela est évi­dent ; au moment où nous prenons une réso­lu­tion, nous ne pou­vons pren­dre la réso­lu­tion con­traire. Il est non moins évi­dent que le motif le plus fort nous déter­mine. Objectera-t-on que nous pou­vons pren­dre une réso­lu­tion sans motif et même con­tre tout motif ? Nous répon­drons : « Faire une chose ou son con­traire sans motif n’est que la lib­erté d’in­dif­férence, et celle-ci est impos­si­ble à dis­tinguer du hasard ; mais le hasard ne fonde pas l’im­putabil­ité ni le mérite. » (A. Fouil­lée. L’idée mod­erne du droit.), Si, pour nous démon­tr­er qu’on peut pren­dre une réso­lu­tion con­tre tout motif, on nous cite une per­son­ne qui se jette par la fenêtre sans mobile, nous répon­drons en nous ser­vant du même texte : « Ce que vous vous fig­urez comme la lib­erté de la volon­té n’est au con­traire que la folie de la volon­té. » Mais encore : « Il ne dépend pas de nous de croire que 2 et 2 font 4, c’est une don­née de la rai­son pure ; il en est de même de quoi que ce soit de ce qui ressort de l’en­ten­de­ment. Si les don­nées rationnelles étaient libres, il serait inutile de raison­ner parce que la volon­té pour­rait tou­jours se refuser à admet­tre ce qu’on veut lui démon­tr­er. À quoi bon un syl­lo­gisme, un argu­ment quel­conque, s’il était au pou­voir de l’e­sprit de ne point en admet­tre la valeur ? » (Ch. Renou­vi­er. — Arti­cle Fatal­isme du Grand Dic­tio­n­naire Larousse )

La psy­cholo­gie niant le libre arbi­tre, la phys­i­olo­gie l’af­firme-t-elle ? Pas davantage.

Plusieurs caus­es détru­isent ce qu’une philoso­phie à pri­orique avait accepté :

  1. . Le milieu ;
  2. . L’hérédité et l’atavisme, qui per­pétuent les car­ac­tères de race et de famille, lesquels sont les résul­tats des influ­ences du milieu sur nos ancêtres ;
  3. Les pas­sions et les besoins mod­i­fiés par le milieu et per­pé­tués par l’hérédité et l’atavisme. L’homme, comme tous les êtres ani­més, est soumis à une mul­ti­tude d’in­flu­ences extérieures qui le pétris­sent physique­ment et morale­ment, comme les con­di­tions du com­bat pour la vie dans le milieu au sein duquel il évolue l’ex­i­gent la fonc­tion fait donc l’or­gane. Des exem­ples innom­brables sont cités par les dar­win­istes. Est-il besoin de les repro­duire ici ? Non, la place nous manque et le fait est unanime­ment accepté.

Pas­sons à la loi d’hérédité. D’après M. Bec­quer­el elle se décom­pose ainsi ;

I. Hérédité d’é­tats physiologiques.

  1. Trans­mis­sion de la forme extérieure et des traits de la face, qui sont la con­séquence, non de l’é­d­u­ca­tion mais de la naissance.
  2. Trans­mis­sion de la stature, de la force physique et de la durée de la vie.
  3. Trans­mis­sion des ressem­blances morales.
  4. Trans­mis­sion des car­ac­tères de race et de nation.
  5. Trans­mis­sion des tem­péra­ments, des con­sti­tu­tions et des idiosyncrasies.

II. Hérédité d’é­tats pathologiques.

  1. Trans­mis­sion des vices de con­for­ma­tion des organes internes et externes.
  2. Trans­mis­sion de la prédis­po­si­tion ou de l’ap­ti­tude organique aux maladies.

Rien de plus exact. M. César Lom­broso, dans son ouvrage Uomo delin­quante, nous apprend que le crim­inel se rap­proche beau­coup, par son organ­i­sa­tion cérébrale, de l’homme à l’é­tat de nature. Il y a chez lui rétrogra­da­tion du type humain civil­isé vers le type humain prim­i­tif et même vers le type ani­mal. Ses crimes sont sou­vent des cas d’atavismes qui font reparaître chez le civil­isé, le sauvage ou la bête. Cette affir­ma­tion a reçu une con­fir­ma­tion écla­tante par la com­mu­ni­ca­tion du résul­tat des recherch­es de M. le Dr Bor­dier. Celui-ci a expéri­men­té sur 35 crânes d’as­sas­sins : « Ces crânes ont un vol­ume con­sid­érable, ce qui con­stituerait un signe de supéri­or­ité, mais la région frontale, siège des fac­ultés intel­lectuelles, est moin­dre que chez les autres hommes ; au con­traire, la région par­ié­tale, siège des cen­tres moteurs, est plus dévelop­pée. Moins de réflex­ion et plus d’ac­tion, telles seraient les dis­po­si­tions intel­lectuelles assignées à ces assas­sins. Par là, ils se rap­prochent des hommes préhis­toriques et même pro­to­his­toriques. » L’atavisme ne suf­fit pas à expli­quer ce phénomène bizarre. Il faut admet­tre que les car­ac­tères de ces hommes se sont trans­mis a tra­vers les âges et ont résisté vic­to­rieuse­ment, par une espèce de sélec­tion naturelle, à l’in­flu­ence du milieu social. L’hérédité et l’atavisme trans­met­tent donc les organ­ismes physique et intel­lectuel. Or, l’in­di­vidu n’est pas libre d’être bon ou méchant, puisqu’il n’est pas libre de naître de tels ou tels générateurs.

Les pas­sions et les besoins mod­i­fient encore notre volon­té : « Tout être organ­isé n’est qu’un fait par­tiel per­du dans l’im­men­sité du monde et entraîné par le grand, le fatal courant des lois immuables de l’u­nivers. Néan­moins, et sous peine de mort, notre organ­i­sa­tion doit se mod­el­er sur le milieu au sein duquel nous sommes plongés et où sans cesse nous puisons les matéri­aux de la vie… Il ne dépend pas de la volon­té d’un homme d’être nègre, blanc ou mon­gol, et cepen­dant c’est ce moule dans lequel l’a jeté la nature qui déter­min­era sa manière de sen­tir, de penser, par suite de désir­er et d’a­gir. L’homme éprou­ve des besoins nutri­tifs, des besoins sen­si­tifs, des besoins cérébraux ; trois grandes sources créant sans cesse et simul­tané­ment, par essaims, des désirs qui sou­vent se con­trari­ent et se com­bat­tent. La dif­fi­culté se trou­ve ramenée à n’être guère qu’un prob­lème mécanique. C’est le par­al­lélo­gramme des forces. Tout être aus­si bien que tout corps alors qu’il subit des attrac­tions mul­ti­ples et d’in­ten­sité vari­able, obéit à leur résul­tante, dont le sens est prin­ci­pale­ment déter­miné par la force qui pré­domine. Donc, à par­ler rigoureuse­ment l’homme n’est pas libre. Sol­lic­ité par des besoins nom­breux et simul­tanés, il obéit au plus fort, tout en ayant con­science des autres, et c’est pour cela qu’il se croit libre. » Suiv­ant le même auteur, l’ap­parence du libre arbi­tre tient surtout à cette autre cause : « L’homme a des besoins nutri­tifs, sen­si­tifs et cérébraux ; le reten­tisse­ment de ces divers besoins dans la con­science est d’au­tant moins fort qu’ils tien­nent moins de la nutri­tion. La faim est cer­taine­ment beau­coup plus net­te­ment sen­tie que le désir de l’é­tude. C’est cette vague for­mule des besoins cérébraux qui nous donne l’il­lu­sion du libre arbi­tre. » (Ch. Letourneau — Phys­i­olo­gie des pas­sions.) M. Letourneau aurait pu ajouter que nos voli­tions sont liées à des caus­es beau­coup plus petites : « On lit dans les jour­naux des com­para­isons entre le nom­bre des crim­inels sachant lire et écrire et celui des crim­inels illet­trés ; en voy­ant que le nom­bre des illet­trés l’emporte de beau­coup, on admet la con­clu­sion que l’ig­no­rance est la cause du crime. Il ne vient pas à l’e­sprit de ces per­son­nes de se deman­der si d’autres sta­tis­tiques établies d’après le même sys­tème ne prou­veraient pas d’une façon tout aus­si con­clu­ante que le crime est causé par l’ab­sence d’ablu­tions et de linge pro­pre, ou par le mau­vais air et la mau­vaise ven­ti­la­tion des loge­ments, ou par le défaut des cham­bres à couch­er séparées. Si l’on exam­i­nait à ces divers points de vue la ques­tion de la crim­i­nal­ité, on serait con­duit à voir qu’il existe une rela­tion réelle entre le crime et un genre de vie inférieure, que ce genre de vie est ordi­naire­ment la con­séquence d’une inféri­or­ité orig­inelle de nature. (H. Spencer. — Pré­pa­ra­tion à la sci­ence sociale par la psy­cholo­gie.)

Ayant fait voir que le libre arbi­tre n’ex­iste pas, il devrait être prou­vé que la Société ne peut punir un indi­vidu d’avoir accom­pli un acte que des influ­ences com­binées du dehors et les réac­tions cérébrales qui en résul­tent le pous­saient à com­met­tre. Mais il n’en est rien ; jusqu’à présent nous avons été d’ac­cord avec l’é­cole mod­erne qui, pour­tant, recon­naît à la Société le droit de juger des actes que ses adeptes mêmes regar­dent comme non libres. O logique!… Quoi qu’il en soit, sa doc­trine mérite d’être étudiée.

(à suiv­re)

G. Deherme.


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