Quelques aspects de la psychologie ouvrière
Voici un bon demi siècle qu'on fait en Europe de la propagande socialiste, et cela par moments dans des proportions imposantes. Si les diverses doctrines: collectivistes, communistes ou anarchistes, ont été au début assez mêlées et confuses, il y a bien quarante ans pourtant que des travailleurs manuels en grand nombre en ont entendu parler. Depuis 1900 environ, le prolétariat s’est en outre agrégé, en partis, syndicats ou coopératives, de telle sorte que la majorité des ouvriers peut certainement être considérée à l'heure qu'il est comme ayant des aspirations socialistes de l'une ou de l'autre espèce. Dans quelle mesure les nouvelles conceptions politiques et sociales influencent-elles la mentalité ouvrière? Et jusqu'à quel point, dans sa vie de tous les jours, l'ouvrier, le commun des ouvriers, manifeste-t-il des tendances socialistes?
Observons le travailleur à l'atelier, là où il passe une partie notable de son existence, la partie la plus importante, pourrait-on dire, au point de vue activité, et par conséquent vital. Malgré certaines apparences, il est clair que l'ouvrier aime le technicien capable, l'ingénieur qui connaît à fond le métier, qui est apte à lui en remontrer dans sa spécialité même. L'autorité que confère le savoir, jointe naturellement à des gestes humains, excite l'admiration des manuels, et l'on est reconnaissant au maître technique, patron ou supérieur, de directions sûres, nettes. Le triomphe des mathématiques n'a pas de plus fervent protagoniste que l'ouvrier. Par contre, le chef bluffeur, le démagogue de l'industrie ou du commerce, types aussi fréquents dans l'économie d'un pays que dans la politique, irritent fort le salarié. Celui-ci déteste les ordres suivis de contre-ordres, il méprise le blanc-bec frais émoulu des écoles supérieures ou d'un bureau de dessin et qui ne connaît rien à la matière, il critique amèrement l'architecte ignorant, il se gausse du surveillant qui n'est pas de la partie; et les prétentions de ces incapables variés ont bientôt une influence assez sérieuse sur les producteurs, si elles persistent à s'imposer; démoralisation d'un côté au point de vue travail, hostilité généralisée à toute la classe nantie, d'autre part. On n'a pas idée combien les capacités techniques en imposent au prolétariat, et combien aussi les hésitations, les erreurs, l'incurie ou la sottise des dirigeants font naître de rancœur dans le cœur des ouvriers.
De même, et dans toutes les professions, on a parmi les pétrisseurs de matière, une vraie admiration pour le fort du métier, pour l'ouvrier développé, cultivé, devenu une sorte d'artisan. Et l'on admet parfaitement que cet ouvrier qualifié soit payé davantage que vous, quoiqu'on trouve volontiers que les occupations les plus pénibles soient les moins rétribuées. Sans doute, il est des doctrinaires, rares d'ailleurs, qui réclament dans une coopérative un même salaire pour le gérant aux responsabilités, multiples et pour la petite vendeuse ou le charretier; jamais on n'a pu donner suite bien longtemps à de telles propositions; la pratique montre que l’habileté administrative ou manuelle s'émousse si une récompense positive n'intervient pas, et cette perte d'initiative pour une entreprise est beaucoup plus coûteuse qu'un surplus de salaire. Les ouvriers en leur généralité acceptent une hiérarchie des salaires correspondante à une hiérarchie des valeurs. Je rappelle que notre grand Proudhon, dans son ouvrage sur la Capacité politique des classes ouvrières, discute longuement cette question et déclare que les droits de la force, du talent, du caractère même, aussi bien que ceux du travail, seront ménagés, et que «si la justice ne fait aucune acception des personnes, elle ne méconnaît non plus aucune capacité». Certes, Proudhon, par ses remarques merveilleuses établit qu'il y a ainsi des différences entre les travailleurs, des extrêmes et une moyenne de capacités productives, mais il montre que l'écart des extrêmes est assez faible, et les hommes qui réunissent entre eux la force de deux ou trois hommes moyens sont déjà des hercules, des exceptions. Dès lors, la rétribution qu'ils méritent ne saurait être deux ou trois fois plus grande que celle du commun des mortels. En somme, et c'est la conclusion de nos travailleurs contemporains également, s'il y a des différences de gain, celles-ci doivent s'établir dans des limites assez étroites. Il n'est surtout pas question de faire entrer en ligne de compte des considérations de titres, de rangs, de préséance, de distinctions honorifiques, de célébrité, en un mot des valeurs d'opinion. L'utilité seule du produit, sa qualité, le travail mental ou manuel, et les frais d'exploitation déterminent la moralité industrielle, un barème des rétributions. Autrement dit, on y sent la possibilité d'un principe de justice.
Il y a quelques années, les divers échelons de la profession étaient généralement plus écartés. Qui ne se souvient des antagonismes graves qui dressaient par moments typographes et auxiliaires du livre? Metteur en page, linotypiste, travailleur en conscience, leveur de lignes, ouvrier aux pièces, margeur, machiniste, plieuse, porteur, apprenti, garçon de courses s'écrasaient, par degrés dans le même atelier, de leur soi-disant supériorité, se croyant plus malins que ceux de l'autre catégorie. C'était encore le mépris du plus pauvre qui régnait dans la classe ouvrière. On en juge un peu autrement, semble-t-il, à l'heure qu'il est, et c'est probablement la nécessité de se syndiquer pour obtenir de meilleures conditions de travail qui a amené une sorte de tolérance professionnelle et peut-être même quelque solidarité.
À côté de l'association pour la lutte, on ne pourra probablement jamais empêcher certains phénomènes de lutte pour la vie, importants et constants, qui se manifestent dans les sociétés. Je veux parler de l'ascension à la direction des masses de nombreuses unités venant du peuple et particulièrement des classes rurales. D'excellents travailleurs, et c'est visible, dirai-je, pour beaucoup de militants, visent à abandonner la fonction pénible du salarié pour prendre une occupation, d'administrateur, de contremaître, de petit patron, quelquefois pénible aussi. Les aspirations vers une occupation réputée plus bourgeoise se manifestent parfois presque avec âpreté. Et si, soi-même, on ne réussit pas à se caser, on fait effort pour dégager son fils. Il y a là ce que l'économiste Pareto appelait la «circulation des élites» dont les causes sont multiples et encore assez obscures; mais c'est un phénomène certain, consacrant une décadence plus ou moins lente des familles régnantes et l'arrivée de nouvelles couches sociales. Cette circulation est facilitée déjà par le fait que les riches ont peu d'enfants tandis que le prolétariat doit, à tout prix, placer la progéniture nombreuse encore qui a échappé aux mauvaises maladies infantiles et à la misère, placement qu'il arrive à faire quelquefois assez bien, surtout si l'on considère la frénésie d'arriver des paysans. La tendance de maints ouvriers à quitter l'établi pour entrer dans une fonction qui est la caractéristique des dirigeants, qu'il s'agisse du commerce, de l'industrie, de la politique ou de l'administration, est certainement un gros obstacle à l'établissement même d'un régime marxiste, car souvent il s'agit d'êtres intelligents, clairvoyants, ayant de la volonté, de l'initiative, et qui, dès lors, sont irrémédiablement perdus pour le parti- — je ne dis pas pour le travail.
Pour en revenir à la vie de chantier ou d'atelier, notons la méfiance particulière avec laquelle, en province surtout, on accueille le nouvel embauché. Va-t-il être un compagnon agréable, intriguera-t-il pour vous supplanter, est-ce un kroumir, un jaune, un mouchard? Il y a de l'inquiétude, que l'insécurité des situations n'explique que trop. Il faut ajouter que la prise de contact éclaire assez rapidement les ouvriers sur l'attitude que va prendre l'autre, et c'est alors la camaraderie ou bien le boycottage. Boycottage, en particulier, contre l'individu qui profite des conquêtes syndicales, et s'en va sans vouloir s'organiser; la guerre se poursuit alors jusqu'à la mise à l'index de la maison qui emploie un tel égoïste, et assez souvent on arrive à le réduire à composition, la plupart des patrons des villes ne se souciant pas d'avoir des histoires pour un individu. Quelles que soient les opinions qu'on professe, on relève donc là des réactions humaines générales; c'est en somme la question de pain qui guide avant tout les hommes. Combien n'est-ce pas légitime lorsqu'il s'agit de classes pauvres!
Tout en rendant hommage à l'ouvrier qualifié, surtout celui-ci est bon type avec l'équipe moins douée, on partage très généralement ce point de vue, dans les lieux de travail, qu'à égalité de salaire tout au moins, l'habile ne doit pas trop en abattre pour ne pas désavantager le faible; on prise peu le zélé qui ne fait profiter que le patron, au risque de compromettre la considération pour le gros tas. Sentiment de solidarité, qui peut à la rigueur dériver de cette mentalité qui consiste à en faire le moins possible, mais qui beaucoup plus sûrement relève d'une idée d’équité, car on peut être faible de santé, pauvre de capacités professionnelles, et cependant être de bonne foi et avoir une famille qui réclame un salaire convenable pour subsister, ou simplement avoir tout autant de besoins à satisfaire que le célibataire privilégié par la nature.
Les gaspillages dans les diverses entreprises sont fréquents. N'est-ce pas notre ami Pierrot qui a fait cette observation très juste que l'utilité du patron peut, dans certains cas, n'être que celle d'un individu qui empêche les gaspillages? C'est ce qui arrive chez les petits maîtres d'état. Dans les grandes entreprises, vous avez le contremaître, le chef de rayon ou d'autres employés qui s'évertuent à diminuer les faux frais. Mais qu'en est-il dans les Compagnies de chemins de fer, dans les services d'État en particulier, dans moult fabriques et commerces? Or, les gaspillages indignent beaucoup de travailleurs. Ils trouvent là un des défauts capitaux de l'organisation actuelle du travail, défauts des plus sensibles quand l'entreprise dépend d'une Société anonyme préoccupée d'opérations financières et non techniques. Ils déclarent alors constamment qu'on aurait pu faire ceci, qu'il fallait faire cela; et qu'ainsi la production y gagnerait, et l'ordre également. Ils n'ont, hélas que trop souvent raison, et cette préoccupation de ne pas dilapider bêtement des richesses montre des soucis de gestion dont les directions intelligentes devraient savoir profiter. Les travailleurs ne demandent qu'à participer au sort des entreprises; leurs prétentions à cet égard sont modestes, elles ne dépassent pas habituellement l'horizon de leur activité journalière, mais elles sont réelles, tenaces. C'est de la vision des événements que de telles idées naissent; c'est encore un sentiment de justice qu'on peut voir là, à tout le moins un besoin de s'affirmer comme le peuvent faire les maîtres, un désir de partager des responsabilités, désir qui est le fait de tout individu qui se sent vivre. Les Conseils d'atelier, que la plupart des travailleurs préconisent, peuvent évidemment, comprendre leur rôle très différemment. La participation ouvrière à la gestion de la main-d’œuvre se résoudra en un simple contrôle, ayant pour but, comme aux Tramways lausannois par exemple, de surveiller l'application des règles de travail et de discipline admises entre le syndicat et la Compagnie; ou bien les délégués forment un Conseil d'entreprise grâce auquel directeur, techniciens, ouvriers, commis, participent véritablement à la gestion de l'industrie ou du commerce — phase d'avenir que les travailleurs rapprocheront d'autant plus sûrement qu'ils seront plus capables techniquement. Si j'en crois des employés des Chemins de fer fédéraux suisses, leur direction comprendrait maintenant beaucoup mieux qu'autrefois les bonnes volontés ouvrières pour aider à l'exploitation diligente du réseau, et il arrive que par-ci par-là, déjà on recoure à des conseils ouvriers, alors que l'ancienne morgue aristocratique a empêché longtemps toute communauté professionnelle. Quoi qu'il en soit, les velléités de gestion des producteurs se précisent sans aucun doute, et par là on aperçoit une conquête travailliste incontestable.
Une autre avance à laquelle la grosse masse des ouvriers tient, et qu'elle assure avec continuité, c'est celle de la puissance corporative sur le terrain même du travail. Le nombre augmente des patrons qui préfèrent avoir affaire au syndicat plutôt que de passer par les contrats individuels. On sait ainsi où l’on en est, il y a une règle du jeu étendue à la collectivité productrice; dès lors, moins de discussions en temps de paix, avec le personnel employé, et moins d'arbitraire dans les devis et soumissions présentés aux clients. Au point de vue de l'hygiène de l'atelier, les contrats collectifs ont sanctionné certaines améliorations. Ces événements sont enregistrés déjà par le Bureau international du Travail, puisqu’à la cinquième conférence de Genève, en octobre 1923, dans une assemblée à caractère officiel, où les représentants des gouvernements étaient la majorité et où il y avait autant de délégués patronaux que de délégués ouvriers, on a considéré comme essentiel: qu'en vue d'assurer une coopération entière des employeurs et des travailleurs et de leurs organisations respectives, il est désirable que l'inspection du travail consulte de temps à autre les représentants des organisations et d'employeurs et de travailleurs sur les meilleures dispositions à prendre à cet effet. C'est s'acheminer, doucement certes, mais en vérité, vers une collaboration de toutes les forces productives, des diverses compétences techniques, des valeurs sociales réelles.
Il est de fait que les salariés d'usine ne se font pas faute d’améliorer par des trucs de métier et de petites inventions la marche de leur industrie. Beaucoup d'entre eux disent, à l'instar de l'ancien secrétaire de la Confédération Générale du Travail, Grifuelhes, qu'il est bon que les syndiqués s'intéressent au matériel d'exploitation, le soignent et le perfectionnent, car il serait sot de se préparer du capitalisme un héritage déprécié, inutilisable. On peut dire dans le même ordre d'idées, que les tentatives de sabotages ne sont guère prisées parmi nos ouvriers contemporains. La plupart répugnent à donner des coups de marteau à une belle locomotive, ils ne sauraient se résoudre à salir des peintures neuves, pas plus qu'un médecin normal n'entretiendra la maladie de son patient de propos délibéré. Que quelques esprits aigris ou dévoyés gâchent le travail par système, cela se peut. Disons plutôt que la malfaçon par paresse, nonchalance, cupidité, indifférence, est peut-être un phénomène assez fréquent, qu'on retrouve d’ailleurs autant dans les professions libérales que chez des fonctionnaires, et chez les dirigeants comme parmi les manœuvres. La mauvaise volonté n'intervient que par exception. Le sabotage est davantage un dérivé du négoce que de la production, par définition et en fait. Il me souvient même de la grève générale de Suisse, en 1918, où les employés de chemin de fer, tous grévistes, s'étaient arrangés pour faire circuler les trains de marchandises périssables. Où la morale ouvrière manque davantage de netteté, c'est dans cette sorte de complicité qu'on trouve par exemple chez certains salariés, appartenant à l'alimentation, qui ne refusent pas, sous les ordres de patrons malhonnêtes, de falsifier des denrées, d'incorporer dans les saucisses des viandes de moindre qualité, d'altérer des laitages, et ainsi de suite. Il est compréhensible qu'on cherche à garder sa place, mais est-il admissible de le chercher à tout prix? Et si personnellement on se sent trop faible pour réagir, les organisations ouvrières ne devraient-elles pas exiger le label chaque fois que c'est indiqué?
Les travailleurs, comme collectivité, s'occupent fort peu, à l'heure qu'il est, de la génération de demain, des apprentis en particulier. Le compagnonnage a pu tenir de longues années, autant parce qu'il avait en mains le marché du travail, le placement de ses adhérents, que la formation des jeunes, les écoles de trait. Il y a à cet égard plutôt recul au point de vue de l'émancipation prolétarienne, qu'avance socialiste. Il n'est guère de lien sur les chantiers, entre les tout jeunes et leurs aînés. Cette continuité entre les générations qui rend définitives les conquêtes déjà acquises, cette solidarité entre l'école et l'atelier qui dénote des habitudes de réflexion, tout cela ne s'impose pas à notre vue. Je veux croire qu'on a été au plus pressé, et que la lutte pour la journée de huit heures a fait mettre de côté certaines questions d'organisation même du travail. Mais il n'en a pas été toujours ainsi, et le passé peut nous faire admettre que la classe ouvrière n'est pas sans capacités pédagogiques, bien loin de là.
Je me rappelle, entre autres, qu'à Lausanne les cours de perfectionnement technique pour apprentis ont été ouverts par des ferblantiers. Émus de l'indifférence patronale à l'égard des apprentis, trois ou quatre ouvriers d'attaque, membres du syndicat, avaient décidé de donner des leçons de dessin géométrique, de coupe, de soudure, à quelques jeunes gens; ils louèrent un petit local, les frais du cours furent payés de leurs deniers communs. Si les apprentis se faisaient attendre, on allait les prendre à la sortie de l'atelier ou chez eux, et on les menait, non à la «pinte», mais aux cours professionnels qu'on avait à cœur de faire régulièrement et qui devaient donner de bons résultats. Peu à peu, les jeunes gens, entraînés par ces aînés vaillants et sérieux, acquirent de solides connaissances dans leur métier, et tous devinrent de braves camarades s'estimant mutuellement, formant un bloc solidaire. Si bien que lorsqu'on annonça l'Exposition cantonale vaudoise de 1898 à Vevey, les participants du cours professionnel des ferblantiers mirent les objets et les dessins sur un char, ils traînèrent celui-ci eux-mêmes de Lausanne à Vevey, où ils, montèrent un pavillon. Ce fut une joyeuse partie que la traversée des villages; et, pour le public, l'Exposition fut une révélation. On s'étonna de la méthode des ouvriers ferblantiers. D'autres syndicats, les menuisiers, les tapissiers, les relieurs, les serruriers, les charpentiers, organisèrent à leur tour des cours du soir. La Société industrielle et commerciale, composée de patrons et de commerçants de la ville, offrit alors des locaux. Les ouvriers eurent la faiblesse d'accepter, et un contrôle extra-syndical s'exerça. Plus tard, la Commune de Lausanne et l'État de Vaud s'en mêlèrent; qui donnèrent des subsides et qui finirent par rendre ces cours obligatoires, les syndicats n'ayant plus guère que le droit de nommer les maîtres techniques, et encore pas toujours.
Ce qui s'est passé à Lausanne, a eu lieu ailleurs; presque partout les cours professionnels sont devenus des institutions en grande partie officielles, et il arrive qu'après en avoir pris l'initiative, les ouvriers n'ont plus rien à dire. Et ils ne bronchent pas. Et cependant l'homme, même le plus sceptique et le plus dépravé, garde dans le cœur quelque respect pour l'enfant, il souhaite l'enfant fort, meilleur et plus libre que lui. Certes, ces sentiments; pour amener un progrès social, doivent dépasser l'individu défini et devenir des sympathies collectives, à caractère anonyme. Si chaque ouvrier dans son coin a bien de pareilles sympathies, malheureusement dans les groupements syndicaux elles ne fleurissent pas. Or, il est certain que tant que les organisations ouvrières ne s'occuperont pas d'une façon soignée et désintéressée de la préparation de l'humanité de demain, leurs efforts d'émancipation manqueront de suite, resteront à peu près stériles.
Qu'en est-il des préoccupations des travailleurs sur le lieu même du travail? Ils sont à leur affaire, tout simplement. On n'y discute pas volontiers, sauf aux approches des grands votes ou élections. Une discipline à peu près continue n'est pas pour déplaire aux ouvriers, au contraire, ils en sentent la nécessité, sous peine de coulage et ruine. — La coutume tolère, qu'on puisse chiper certains petits déchets, mais non couper dans les pièces; on peut, par-ci par-là, bricoler pour son propre compte ou emporter un peu de matériel, à condition que ce soit dans un but d'usage personnel et sans autre profit. Il n'est pas séant de monnayer ces petites privautés, cela deviendrait du vol. Ce qu'il y a de curieux, c'est que les patrons connaissent ces mœurs et ferment un œil à ce sujet. Dans certaines professions, il existe d'ailleurs un droit d'usage reconnu; ainsi les employés de tramways ne paient pas généralement les courses qu'ils peuvent faire; les cheminots, s'ils laissent une redevance, ne couvrent pourtant pas la totalité des dépenses qu'ils occasionnent à la Compagnie en voyageant. — Autre chose. Celui qui vole quoi que ce soit dans la poche d'un compagnon de travail est par contre tout à fait mal vu. C'est la mise à l'index dans toute sa rigueur. La confiance doit pouvoir exister dans la communauté de travail. On comprend qu'elle soit jugée indispensable. — Le respect est aussi constant pour l'effort fait dans le sens de la production. Il s'agit de s'écarter pour laisser passer le coltineur chargé, on fera place sur un siège bien plutôt à un travailleur fatigué qu'à une jeune dame. — Y a-t-il une chicane au chantier ou à l'usine, on ne doit pas appeler la police pour y mettre fin. Il faut savoir régler les questions entre copains.
Si d'autre part, on est assez indifférent vis-à-vis de l'alcoolisme, il y a là également une limite que les ouvriers n'aiment pas voir dépasser. On méprise le poivrot, l'alcoolique qui oublie sa famille et déclare «que mes enfants se tirent d'affaire eux-mêmes». Dans les syndicats, tout particulièrement, on manque de vénération envers les buveurs, on sait qu'on ne peut compter sur eux; au contraire, les individus sobres, même abstinents, inspirent un vrai prestige, surtout s'ils sont dévoués à la cause commune. D'ailleurs, de lui-même l'alcoolisme des ouvriers a fortement diminué par le fait que les jeunes ont l'esprit si souvent tourné vers les sports. Les sportifs ne boivent pas. Et si le lundi on est un peu flappi, cela vient de ce que l'on a pris part le dimanche à des courses ou à des matches beaucoup plus que parce qu'on est rentré ivre dans la soirée. Le «bon lundi» d'il y a quarante ans a totalement disparu, et je pense que si grands que soient les excès du sport dans certains milieux populaires, ils sont tout de même un progrès marqué, et dans le bon sens, sur les stations interminables au café des ouvriers de la génération précédente. Ajoutons même au sport la manie du cinéma et de la radiotéléphonie, les jeunes gens ont quand même plus de tenue que leurs pères. Il n'en est pas ainsi des campagnards qui se livrent à peu près tous à la distillation — c'est devenu une mode partout — et risquent de nouveau par le bon marché de la goutte qu'ils fabriquent de nous alcooliser les prolétaires des villes. Mouvement de va-et-vient, gros de conséquence, et dont la classe ouvrière n'est point dégagée définitivement.
Si l'ont regarde les salariés dans leur famille, un certain. nombre de constatations générales peuvent aussi nous éclairer sur leur mentalité et sur la réalité. Il est vrai, ainsi que l'écrit si bien Pierre Hamp dans son magnifique et émouvant poème au travail intitulé Un nouvel honneur, il est très vrai que «l'homme et la femme jouent tout le charme de la vie sur deux décisions: le métier, le mariage». C'est à retenir. Les ouvriers aiment leur famille; c'est pour eux un organisme normal, vital, envers et contre toutes les théories de phalanstère qu'ils peuvent avoir entendues et même partagées. Ils s'occupent presque tous de leurs enfants, de la santé de ces derniers, de leur instruction, de leur avenir et répétons-le, c'est peut-être les enfants qui sèment dans leur cœur ce qu'ils ont de meilleur. Il ne faut pas leur parler de remettre leur progéniture à des institutions communistes, la famille n'étant selon Mme Kollontaï qu'un relent de la bourgeoisie. Plus que petits bourgeois, sous ce rapport, ils ont tout simplement, homme et femme, le besoin animal, c'est-à-dire un instinct profond, de maintenir une cellule où l'élément personnel fait sortir de l'être des trésors de dévouement, des bontés irremplaçables. J'en ai vu, et des plus avancés au point de vue politique, qui considéraient comme toqués ceux qui parlent de supprimer la famille. Que tous s'appliquent avec assiduité à cette première forme d'altruisme qui est de soigner son petit monde familial, n'allons pas le dire. L'humanité, pauvre ou riche, est assez lamentable en ces choses. Mais les aspirations à bien faire subsistent. sans aucun doute. Il en est de même du désir des ouvriers d'avoir leur petite bicoque à eux, avec si possible un bout de terrain, pour planter quelques choux et élever des poules. Dans les petites villes, aux abords des moyennes, la journée de, huit heures, grâce aux coopératives de construction, a exaucé ces vœux des gens du peuple. Cela permet à l'ouvrier d'être son maître une fois sorti de l'usine — et qui ne cherche en ce monde à être son maître! — puis cela rattache singulièrement fort la femme de l'ouvrier à son intérieur. On se représente difficilement combien sont impérieuses ces tendances vers la petite propriété particulière que Proudhon avait prévues, ce qui faisait ricaner Karl Marx, bien à tort, on le voit. Sans doute, dans les grandes villes, le problème est loin d'être résolu et même posé, ce qui soulève chez les pauvres protestations et dégoût. Je pense cependant que les travailleurs pourraient également avoir leur intérieur bien à eux à côté d'un jardinet, même à Paris, s'ils se mettaient en sociétés coopératives pour faire construire ces bâtisses suggérées entre autres par l'architecte très moderne Jeanneret (Le Corbusier-Saunier). Il s'agit de constructions moulées, par conséquent bon marché, très grandes et très hautes, avec jardin à chaque étage à côté de chaque appartement, le tout bien ajouré et aéré; esthétique qui peut être fort réussie, si elle dérive de la technique rigoureuse des ingénieurs et d'un art aux lignes simples harmonisant matériaux et volumes.
On dit qu'une Société est civilisée en proportion de ses œuvres de prévoyance. Sous ce rapport, les organisations ouvrières ont toutes établi un système de Mutualité sur lequel le prolétariat compte. Caisse de maladie et de chômage surtout, fonctionnant à peu près partout et ne sont pas discutées. Les critiques de quelques révolutionnaires qui déclaraient que toute institution d'assurance est un replâtrage de la Société capitaliste faisant perdurer celle-ci, ont glissé sur les syndiqués comme la pluie sur le dos d'un éléphant. On croît à ce qu'on a, à ce qu'on fait, plus qu'aux avantages futurs de la révolution, telle est la réponse de fait des ouvriers aux doctrines de toutes espèces. Une période révolutionnaire, importante même, ne change que momentanément ce trait intérieur.
Que conclure? La coutume, la morale des travailleurs se dégagent essentiellement des gestes qu'ils sont appelés à faire, et leur vie est avant tout influencée par la besogne quotidienne où il faut mettre — au début tout au moins, jusqu'à ce qu'on soit formé — de la conscience, de l'attention, de l'application. Il y a donc une civilisation en marche dérivée de la production, et guère de systèmes sociaux. Ce n'est pas nier l'importance de l'idée que d'affirmer l'importance de la fonction, car la trouvaille technique, la pensée mathématique, l'intelligence organisatrice, la connaissance psychologique se résolvent en applications précisément dans le domaine de la production et de l'échange. Ce qui nous a fait illusion c'est la valeur des plans d'avenir sans base vraiment réaliste, l'importance des partis. On ne vit pas de doctrines, mais par habitudes et besoins, tout au moins dans la presque totalité des occasions. Où l'utilité des rêveurs intervient, c'est pour unifier les aspirations de ceux qui peinent, c'est lorsqu'ils bousculent hardiment les préjugés et acheminent les peuples. dans des courants de tolérance et de fraternité, pour employer des termes chers à Anatole France.
L'atelier, la famille, le syndicat, la coopérative influencent la mentalité ouvrière, surtout l'atelier, à un tel point qu'à travers ces milieux seulement on peut entrevoir les linéaments d'une civilisation rénovée et les éléments d'une morale des producteurs; la seule possible du moment qu'on abandonne les conceptions des religions révélées. Certes, le socialisme a influé sur la mentalité des ouvriers, parce que d'abord il est rempli d'idées de justice; puis ce mouvement les a agrégés pour leur faire obtenir certaines améliorations d'ordre moral et matériel, améliorations qui ne sont d'ailleurs pas plus spécifiquement socialistes qu'elles ne sont au fond sincèrement républicaines. Et remarquons que ce qui a compté dans l'agitation socialiste, c'est ce qui se dégageait du domaine du travail; la journée de huit heures, l'hygiène de l'atelier, le développement syndical, les tentatives de Conseils d'entreprises, les coopératives de production et de consommation. Le socialisme, en d'autres termes, a réussi en rapport direct des valeurs qu'il a su extraire de l'économie, plus exactement de la production.
Hiérarchie par les capacités manuelles et intellectuelles, solidarité de classe qu'on pourrait appeler souvent solidarité professionnelle, faculté d'être chez soi, libre, après le travail de l'usine; intégrité de la famille, égalité relative dans des limites assez étroites quant aux gains, honnêteté définie sur et par le travail, entente désirée entre techniciens et ouvriers, et même surveillée par l'État, œuvres de prévoyance, tels sont autant de principes vitaux auxquels tient mordicus le monde des travailleurs de nos jours, que cela plaise à quiconque ou pas. C'est par l'organisation du travail que la civilisation se dirige vers un droit nouveau.
Jean Wintsch,
Lausanne, 5 janvier 1925.