La Presse Anarchiste

Le triomphe de Monsieur Trissotin

I

Il existe, dit-on, sur cer­tains îlots du Paci­fique, des peu­plades dont les connais­sances arith­mé­tiques sont à ce point élé­men­taires, qu’elles sont inca­pables de comp­ter au delà de cinq.

Nous sommes mani­fes­te­ment très supé­rieurs à ces insu­laires, sous ce rap­port tout au moins, car il n’en est guère par­mi nous qui ignorent leurs quatre règles. La presque tota­li­té des Euro­péens savent faire une addi­tion, une sous­trac­tion, Une mul­ti­pli­ca­tion. Un beau­coup plus petit nombre sont assez ins­truits pour extraire une racine car­rée ; et par­mi ceux qui ont appris les loga­rithmes à l’école, bien peu se sou­viennent de ce que c’est et seraient en mesure de pas­ser un exa­men sur un tel sujet.

Seuls, enfin, quelques hommes qui se sont spé­cia­li­sés dans cette branche de la science, ont accès au cal­cul infi­ni­té­si­mal, à la méca­nique ondu­la­toire et aux théo­ries de la relativité.

Sans être expres­sé­ment l’apanage des ini­tiés, et bien qu’il soit per­mis à qui­conque de s’y inté­res­ser, les hautes mathé­ma­tiques ne seront jamais à la por­tée des masses, quelle que soit l’influence que leurs décou­vertes exer­ce­ront sur l’évolution maté­rielle de l’humanité, et quelqu’effort de vul­ga­ri­sa­tion qui soit ten­té pour les rendre accessibles.

La rai­son en est simple : l’horizon du connu est tou­jours recu­lant, le domaine de l’inexploré ne laisse point d’être aus­si vaste, mais il faut tou­jours par­tir du même point, qui est que « un et un font deux », de sorte que le che­min de l’étude ne cesse de s’accroître, tan­dis que les pos­si­bi­li­tés du com­mun res­tent limi­tées nécessairement.

Il n’en va pas de même en art, où le secret du chef‑d’œuvre doit rési­der, selon nous, en un double mérite, celui de satis­faire le connais­seur le plus expert et le plus raf­fi­né, et celui d’être, en même temps, spon­ta­né­ment sen­ti par les plus frustes d’entre nous.

L’homme des cavernes, qui des­si­nait si bien ; les aèdes et les sculp­teurs de la Grèce antique, ceux qui nous ont lais­sé l’Odys­sée et le Dis­co­bole ; les pri­mi­tifs et les peintres de la Renais­sance, étaient tous les ser­vants naïfs de cette immor­telle concep­tion ; et les roman­tiques res­tèrent dans la tra­di­tion ; vers 1880, dans des granges de la Creuse ou du Ber­ri, se réunis­saient encore des pay­sans pour la veillée, où celui d’entre eux qui savait lire leur lisait « Fran­çois le Cham­pi » ou « les Misé­rables ». Le véri­table artiste est celui qui sait tou­cher à la fois l’esprit des intel­lec­tuels et le cœur des ignorants.

Concep­tion immor­telle, ai-je dit. Certes, je le crois. Aus­si vieille, du moins, que les civi­li­sa­tions dont Valé­ry disait qu’elle savaient ne pas être éter­nelles. Quand s’éclipse cette concep­tion, il est temps de retour­ner à la bar­ba­rie pour une nou­velle résur­rec­tion. Or, en quel temps plus qu’au nôtre a‑t-elle été éclipsée ?

C’est prin­ci­pa­le­ment pour la poé­sie que je dis cela. Même si j’éprouve une pré­fé­rence pour telle école plu­tôt que pour telle autre, il n’en existe pas à laquelle je tourne le dos avec indif­fé­rence ou hos­ti­li­té. Je pré­fère Bau­de­laire à Boi­leau, mais je relis le Lutrin avec plai­sir. Aus­si loin que je plonge dans le pas­sé, il n’est pas un poète que je ne lise avec un cer­tain pro­fit et une cer­taine émo­tion ; mon inté­rêt peut varier, ne pas être égal de l’un à l’autre, cela ne m’empêche point de les appré­cier tous, quoique diversement.

Pour­quoi faut-il que cet inté­rêt, cette émo­tion, ce pro­fit, cessent brus­que­ment pour moi dès que j’aborde la poé­sie contem­po­raine ? Serais-je indif­fé­rent à mon époque ? L’étude sérieuse à laquelle je m’applique à pro­pos de tous les pro­blèmes actuels me convainc qu’il n’en est rien. Serais-je imbu d’esprit rétro­grade ou conser­va­teur ? La curio­si­té que je témoigne à toutes les nou­veau­tés scien­ti­fiques, à toutes les anti­ci­pa­tions sociales, m’incline à pen­ser au contraire que je suis fort pré­oc­cu­pé du pré­sent et de l’avenir ; et en matière artis­tique et lit­té­raire, je ne suis pas plus réac­tion­naire qu’en matière scien­ti­fique ou poli­tique, je me sens dis­po­sé favo­ra­ble­ment à l’égard de ceux qui innovent et qui créent.

D’autres me diront que je retarde sans le savoir, ils me tien­dront ce raisonnement :

— Vous vous croyez, en mathé­ma­tiques, contem­po­rain d’Einstein, alors que vous en êtes encore au IVe siècle avant Jésus-Christ, puisque vos connais­sances géo­mé­triques s’arrêtent au théo­rème de Pytha­gore ; de même, en poé­sie, vous vous ima­gi­nez vivre en 1950, alors que vous vivez en 1890, puisque vous ne goû­tez rien de ce qu’on a écrit en vers depuis Leconte de l’Isle et Sul­ly Prudhomme.

Tout beau ! répon­drai-je en un bel élan d’archaïsme. La com­pa­rai­son ne vaut rien. Il est vrai que j’en suis res­té, en géo­mé­trie, au théo­rème de Pytha­gore ; mais c’est pour l’unique rai­son que mon pen­chant est faible pour la géo­mé­trie, que cette science, dont je recon­nais les mérites, me séduit très modé­ré­ment, et que je n’ai jamais rou­vert un bou­quin qui en dis­serte depuis que je suis sor­ti de l’école, à un âge par ailleurs fort tendre. Mon excuse est tout à fait valable : aucun de mes goûts secrets ne me pousse vers la géo­mé­trie, et je n’ai ten­té aucun effort pour par­faire le peu que j’en savais.

Il en va dif­fé­rem­ment en poé­sie. Dès mon plus jeûne âge, j’ai dévo­ré les poètes avec une véri­table pas­sion. Tous m’ont fait plus ou moins vibrer, et ce n’est qu’en arri­vant à ceux du XXe siècle que mon inté­rêt a flé­chi et que ma sen­si­bi­li­té a ces­sé d’être tenue en éveil.

Si modestes que soient mes connais­sances en mathé­ma­tiques, je suis per­sua­dé que j’aurais pu les com­plé­ter si j’avais vou­lu m’en don­ner la peine ; et sans trop pré­su­mer de mes facul­tés tout à fait moyennes, je pense que, si mon goût m’y avait incli­né, si j’avais accor­dé aux cal­culs algé­briques une appli­ca­tion égale à celle que j’ai appor­tée aux ouvrages des poètes, j’aurais pu deve­nir un mathé­ma­ti­cien pas­sable. Cela n’aurait pas suf­fi pour faire de moi un Pain­le­vé ou un Ein­stein ; mais à sup­po­ser que, toute affaire ces­sante, j’eusse abso­lu­ment vou­lu y arri­ver, je ne vois qu’un seul obs­tacle qui m’en aurait pu empê­cher : la limi­ta­tion de ma propre intel­li­gence ; c’est la borne plus ou moins loin­taine ou plus ou moins rap­pro­chée que nous pos­sé­dons tous en nous, que notre esprit doit confes­ser sans honte, et qui gît, bien que très haut, chez le génie le plus éclai­ré, car il est un moment où Ein­stein lui-même plafonne.

D’ailleurs, pour­quoi Ein­stein a‑t-il cal­cu­lé si avant ? Parce qu’il a com­men­cé de nou­veaux cal­culs au point où ses pré­dé­ces­seurs avaient arrê­té les anciens. En matière scien­ti­fique, il y a un che­mi­ne­ment inin­ter­rom­pu de décou­verte en décou­verte, et celui qui a la patience, l’opiniâtreté et la voca­tion de remon­ter toute la chaîne doit néces­sai­re­ment arri­ver au bout, chaque équa­tion nais­sant de celle qui pré­cède et engen­drant celle qui suit.

Il n’y a évi­dem­ment pas la même rigueur dans le che­mi­ne­ment de la pen­sée poé­tique, l’évolution du style, la suc­ces­sion heur­tée des écoles lit­té­raires qui réagissent les unes sur les autres en se contra­riant et s’opposant plu­tôt quelles ne s’harmonisent. Cepen­dant, il n’est pas plus dif­fi­cile de remon­ter la chaîne dans ce domaine que dans l’autre, c’est même beau­coup plus aisé et beau­coup moins aride, et si, par­mi les écoles suc­ces­sives, il en est qui refusent l’héritage des pré­cé­dentes, on n’en éta­blit pas moins la filia­tion ; et bien qu’il en sorte un ensei­gne­ment dif­fé­rent, un concert dif­fé­rent, un fris­son dif­fé­rent, et que le style ne soit pas le même, il est loi­sible à l’esprit de les étu­dier l’une après l’autre et d’en absor­ber le meilleur. C’est, pour ma part, ce que j’ai fait ; mais, par­ve­nu à l’école poé­tique contem­po­raine, mon esprit s’est com­plè­te­ment fer­mé, et je suis humi­lié et confus d’avoir à confes­ser cet échec qui est pour moi un grand mystère.

Je demande qu’on veuille bien. me croire, lorsque je dis que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour com­prendre ou pour sen­tir la poé­sie moderne, et j’admets qu’on me plaigne, mais je sup­plie qu’on ne me raille point, lorsque j’avoue que je n’y suis pas parvenu.

Les mêmes que je sup­po­sais tout à l’heure me repro­chant de vivre en 1890 me répé­te­ront sans doute que je ne suis point moderne ; à quoi je pour­rais répli­quer que je le suis peut-être autant qu’eux, que j’écoute la T.S.F., que j’aime le jazz et le ciné­ma et que j’assiste avec plai­sir à un match de bas­ket-ball, et que j’ai enten­du par­ler, moi aus­si, de la bombe ato­mique, toutes choses qui appar­tiennent bien à notre époque, le bas­ket-ball lui-même n’étant né qu’en 1895 et n’étant appa­ru en France que depuis la pre­mière guerre mon­diale dont je fus, hélas ! contemporain.

Mais je ne me conten­te­rai pas d’une aus­si piètre réponse. Je répon­drai d’abord que la poé­sie m’intéresse d’une autre façon qu’un pro­blème de mots croi­sés. Notez que j’aime les mots croi­sés, et qu’avec beau­coup de patience, j’arrive, la plu­part du temps, à en venir à bout. Autant je suis aise, d’ailleurs, de ren­con­trer la dif­fi­cul­té dans un pro­blème de mots croi­sés, autant cette dif­fi­cul­té m’indispose en matière de poé­sie, où elle me rend tout à fait furieux quand je m’aperçois que j’exerce mes facul­tés d’ingéniosité et d’intuition en pure perte, car je suis ain­si construit que la dépense d’énergie qui me per­met de résoudre quelques-unes des « grilles » des jour­naux est de beau­coup infé­rieure à celle qu’il me fau­drait pro­di­guer pour qu’un poème moderne me devienne lumi­neux et sensible.

Le temps que j’ai gas­pillé à lire sans pro­fit cer­taines œuvres poé­tiques de notre temps, si je l’avais employé à apprendre le thi­bé­tain ou le malais, je par­le­rais aujourd’hui sans aucune défaillance les langues qu’on parle à Lhas­sa et dans les îles de la Sonde.

Je répon­drai ensuite que l’injure qui est faite à mon très petit esprit ne serait point grave, si elle n’était faite en même temps à d’autres esprits, très hauts en com­pa­rai­son du mien. Quoi ! lorsque je lis Sha­kes­peare, La Fon­taine et Vic­tor Hugo, je les com­prends et je les res­sens. Ils m’émeuvent. Voi­là trois hommes doués d’un génie supé­rieur, qui avaient quelque chose à dire – ils l’ont prou­vé – et qui n’ont point cru s’abaisser en s’exprimant dans une langue qu’un petit bon­homme comme moi assi­mile sans dif­fi­cul­té. Ils eussent pu, cepen­dant, abu­ser de leur supé­rio­ri­té pour écrire de telle sorte, et dans un tel style, qu’un lec­teur de ma modeste qua­li­té ait du mal à les suivre. Eh bien ! non. Ils ont feint de se mettre à notre niveau pour nous éle­ver au leur, et à peine avons-nous lu quelques lignes jaillies de leur plume, nous pla­nons déjà dans l’éther avec eux, ils nous hissent jusqu’à leur empy­rée, nous des mor­tels, eux des dieux ! Pour­tant, ils auraient pu, j’y insiste, nous aveu­gler, nous éblouir, nous mys­ti­fier ; Sha­kes­peare, La Fon­taine, Vic­tor Hugo, c’est quelqu’un ! Ils n’en ont rien fait, et nous leur sommes infi­ni­ment recon­nais­sants de leur bon­té envers nous.

Appre­nez l’anglais pen­dant six mois d’arrache-pied, vous en sau­rez assez pour être à même d’admirer un poème de Long­fel­low. Faites du fran­çais pen­dant qua­rante ans, le fran­çais fût-il votre langue mater­nelle, je ne vous pro­mets pas que vous déchif­fre­rez quatre vers de l’un quel­conque de nos ver­si­fi­ca­teurs contemporains.

Bien enten­du, dans les poètes modernes, il en est de deux espèces : les réac­tion­naires, les conser­va­teurs, les gens de droite d’une part ; et, d’autre part, les révo­lu­tion­naires, les sub­ver­sifs, les gens de gauche. C’est bon­net blanc et blanc bonnet.

On dis­tingue un poème moderne de droite d’un poème moderne de gauche à la cou­leur poli­tique des jour­naux où ils paraissent.

Mais si on les publiait tous les deux côte-à-côte dans un jour­nal qui n’ait pas de titre, je vous défie­rais bien de dire lequel est sub­ver­sif et lequel est conservateur.

En 1950, le monde est divi­sé en deux blocs, le bloc de gauche qui est pro-sovié­tique et le bloc de droite qui est proa­mé­ri­cain. Voi­là du moins quelque chose de vrai, de clair et d’évident. Je ne sais pas com­ment ça se dit en vers modernes, c’est pour­quoi je l’ai écrit en prose, comme un lieu com­mun, sans rébus. On pour­rait, à la rigueur, s’en tirer de cette façon, s’il fal­lait abso­lu­ment ver­si­fier ce truisme :

« II est deux blocs en politique,
L’un qui est pro-soviétique
Et l’autre pro-américain,
Mais ces deux grands blocs n’en font qu’un. »

Hélas ! je m’attirerais toute sorte d’ennuis. D’abord, ce n’est pas de la poé­sie moderne, puisque cela a un sens. Ensuite, ce n’est pas non plus de la poé­sie classique, puisque, pre­miè­re­ment, les mots « qui est » forment un hia­tus, et que, deuxiè­me­ment, « qu’un » ne rime avec « amé­ri­cain » que selon une asso­nance non admise avant Franc-Nohain et Mau­rice Ros­tand. Enfin, les deux blocs, s’ils n’en font qu’un en poé­sie, en font bien deux en poli­tique, et mon qua­train a moins encore de rai­son que de rime.

Donc, il y a deux blocs. Ces deux blocs divisent tout, la lit­té­ra­ture, la pein­ture, la musique, la science, et même la Chambre des Dépu­tés. On pré­tend que, dans les asiles d’aliénés, les fous sont main­te­nant divi­sés en deux blocs ; l’un est aus­si fou que l’autre, mais il y a une légère dif­fé­rence. Les fous de droite crient:«Ghili-Ghili ! » et les fous de gauche crient : « À dada, à dada ! » C’est, on le voit, la même dif­fé­rence, le même cri­té­rium, qu’en poli­tique et en lit­té­ra­ture. Les uns jugent cette dis­tinc­tion fon­da­men­tale, les autres la jugent déri­soire. L’histoire tranchera.

Entre les poètes modernes qui chantent : « Ghi­li-ghi­li ! » et les poètes modernes qui chantent : « À dada, à dada ! » j’ai bien de la dif­fi­cul­té à orien­ter ma sym­pa­thie, et c’est un choix qui me met dans un cruel embar­ras. Je sais bien que chaque époque a créé des poètes divers. Il y a le dilemme Cor­neille-Racine, le dilemme Lamar­tine-Hugo, l’antithèse gnan­gnan, boum-boum. Mais on peut choi­sir entre Joce­lyn et les Contem­pla­tions ; entre le Cid et Iphi­gé­nie. Com­ment choi­sir entre « À dada, à dada !» et « Ghi­li-ghi­li !», com­ment ?

C’est pour­tant bien simple : puisqu’on sait que l’un est le chant de droite, l’autre le chant de gauche, on sym­pa­thise avec celui qui concorde avec sa propre nuance poli­tique. Le poète, ou soi-disant tel, qui pous­se­rait un troi­sième cri de bête non accor­dé sur l’un de ces deux-là serait regar­dé par cha­cune des deux cote­ries comme un « schis­ma­tique » ou un « dévia­tion­niste » plus ou moins ven­du et inféo­dé à l’autre. Une dif­fé­rence imper­cep­tible dans l’intonation vous donne un « Ghi­li-ghi­li » ou un « À dada » hété­ro­doxe. Ces fausses notes n’échappant pas aux oreilles expertes.

Il y a cepen­dant des poètes modernes non enga­gés ; cette Troi­sième Force de la poé­sie se répand comme les deux autres en cla­meurs inarticulées.

Autour de moi, je regarde le peuple. Ne croyez pas qu’il achète des romans, ceux-ci étant beau­coup trop tristes et trop chers ; les femmes lisent les feuille­tons des­si­nés des revues sen­ti­men­tales, parce qu’elles y trouvent de belles his­toires pas com­pli­quées ; les hommes vont au café, au jar­din, au stade, quand ils ont quelques loi­sirs, mais bien peu hantent les biblio­thèques, et presque aucun n’achète de livres.

Les poètes auraient pu se faire une place auprès du peuple, au sein du peuple, s’ils avaient su tou­cher son cœur, s’ils avaient su lui conter de belles his­toires toutes simples comme à un enfant ; c’était ce que fai­sait Homère quand il contait l’Iliade dans quelque bour­gade de la Grèce, c’est ce que fai­sait Vic­tor Hugo quand il écri­vit Les Pauvres Gens. C’était chez eux voca­tion spon­ta­née, et non hau­taine condescendance.

Au lieu de cela, le peuple, au XXe siècle, se dés­in­té­resse des poètes modernes, car il est comme moi, il ne les com­prend, ni ne les res­sent, ni ne les aime. Les poètes d’aujourd’hui ne savent pas conter de belles his­toires, ils ne savent pas écrire en vers sonores et chan­tants, ils ne savent inté­res­ser per­sonne, et quand ils se ren­contrent, en allant l’un vers l’autre pour se congra­tu­ler, ils sont comme les augures de jadis, inca­pables de se regar­der sans rire. Le peuple de leur époque les ignore, et la pos­té­ri­té n’aura pas la peine de les oublier, nul ne les ayant connus ni ne s’étant sou­cié de les connaître. Ils ânonnent dans le désert.

Ça, des poètes ? Des impos­teurs, des funam­bules, des péto­manes ! Eh ! quoi ! pour uti­li­ser ce lan­gage her­mé­tique, cet idiome secret, ce code indé­chif­frable, ont-ils peur de je ne sais quelle cen­sure ? Est-on encore au temps où l’écrivain devait enro­ber pru­dem­ment sa pen­sée en des pré­cau­tions de style parce qu’il redou­tait les repré­sailles du pou­voir ? Ou leur génie est-il à ce point explo­sif, qu’ils doivent le conden­ser en un éso­té­risme apo­ca­lyp­tique, et en réser­ver le mys­tère à un cénacle d’initiés ?

Ils ont vou­lu faire, assurent-ils, une poé­sie dés­in­car­née. Ils se sont d’abord débar­ras­sés de la rime, dont l’obsolète obli­ga­tion les gênait. En effet, disaient-ils, elle est un obs­tacle à l’expression, et sous pré­texte que deux mots se ter­minent par un son iden­tique, il est ridi­cule de s’asservir à les accou­pler. Évi­dem­ment, il y a du vrai en cela. Que des vers riment par­fai­te­ment ne signi­fie point qu’ils soient bons. Voi­ci, par exemple, un qua­train bien rimé :

C’est un fait bien connu qu’un nègre
Se mange à l’huile et au vinaigre,
Tan­dis qu’on sait que les Hindous
Sont meilleurs avec du saindoux.

La rime impec­cable de ce qua­train n’empêche point qu’il soit d’une idio­tie rare. Je ne l’ai pas com­po­sé pour me don­ner le mérite de vous émer­veiller, mais pour vous prou­ver qu’en effet on peut dire des bêtises d’une grande énor­mi­té avec des rimes de choix, et que, si elle s’en était don­né la peine, la poé­sie clas­sique aurait pu, elle aus­si, s’ébattre et bati­fo­ler dans l’absurde.

En ver­tu de cette évi­dence, les poètes ont donc aban­don­né la rime, et avec elle la césure, la ponc­tua­tion, et d’autres obs­tacles, ves­tiges désuets et incom­modes de l’ancienne pro­so­die, qui s’opposaient, selon eux, à l’expression ration­nelle ; et c’est alors que, par un contre­sens inex­pli­cable, la rai­son a déser­té à son tour une poé­sie dont, cepen­dant, se trou­vait éli­mi­né tout ce qui la contrariait.

Il res­tait néan­moins, la rai­son exclue au même titre que la rime, des élé­ments d’émotion qui pou­vaient réunir les qua­li­tés, et satis­faire les exi­gences, de l’art véri­table : tou­cher le cœur des simples et l’esprit des culti­vés ; il res­tait l’image, le sym­bole, l’expression sen­si­tive, qui ne peuvent tout de même atteindre les sens que par la voie des nerfs, du tym­pan, du cer­veau… Impos­sible de s’abstraire du condi­tion­ne­ment de la machine humaine, et de faire que la parole acquière en poé­sie la ver­tu du son en musique ; on ne peut sépa­rer, ni l’homme de sa chair, ni le mot arti­cu­lé de sa signification.

Les poètes modernes sont-ils par­ve­nus au résul­tat qu’ils recher­chaient ? Si l’on en croit leur propre satis­fac­tion, dont ils témoignent sans rete­nue, oui. Mais si l’on en juge par le nombre et par l’enthousiasme de ceux qui les lisent, non.

Nous pour­rions citer ici d’abondants extraits de leurs œuvres ; Clau­del nous four­ni­rait une antho­lo­gie édi­fiante. Nous n’en ferons rien, ce serait accu­mu­ler des preuves super­flues sur des faits ample­ment éta­blis. Cepen­dant, quand nous lisons sous la plume de Jacques Pré­vert ces « vers » qu’on nous pré­sente sans doute comme étant empreints du plus pur génie (« Action », 7 décembre 1945):

Un vieillard en or avec une montre en deuil
Une reine de peine avec un homme d’Angleterre
Et des tra­vailleurs de la paix avec des gar­diens de la mer
Un hus­sard de la farce avec un din­don de la mort
Un ser­pent à café avec un mou­lin à lunettes
Un chas­seur de corde avec un dan­seur de têtes
Un maré­chal d’écume avec une pipe en retraite…

Il y a ain­si vingt-deux de ces petites astuces ; – nous nous deman­dons de quoi la sup­pres­sion des anciens obs­tacles a libé­ré la poé­sie, et nous sommes ten­tés, ou bien de lire « Science et Vie » ce qui n’est pas du temps per­du, ou bien de crier à notre tour : « Ghili-ghili ! »

De même, lorsque Mau­rice Hozans­ki, à qui « Les Lettres Fran­çaises » consacrent une page entière (6 avril 1950), écrit :

C’est une femme à qui l’on dit
Attends-moi mon amour
Jusqu’à défaite et effacement
De la misère en lasso
Gar­rot tres­sé de brume le long d’un fleuve
Un soir de sup­plice comme tous les soirs
Entre le-capi­taine vraie route de suicide
L’index poin­té dans le mau­vais temps…

Il y en a ain­si envi­ron 250 « vers » aus­si inco­hé­rents que la pen­sée d’un homme pri­vé de rai­son ; – on est ten­té de crier avec lui : « À dada ! à dada ! »

Ça et là, un de ces « vers » que ne coupent ni points, ni vir­gules, nous fixe sur le carac­tère de l’engagement de leur auteur. Clau­del par­le­ra de Marie, et Hozans­ki cite­ra Vaillant-Cou­tu­rier. Mais dans la liqué­fac­tion de l’ensemble, dans le décou­su errant et aber­rant d’une diva­ga­tion sans frein et sans issue, rien de ce qui marque et per­met d’identifier la pen­sée saine, rien de ce qui authen­ti­fie l’étreinte d’une émo­tion et le cri d’une sen­si­bi­li­té, ne par­vient jusqu’à notre chair avide pour­tant de tres­saille­ments et de communions.

II

Les poètes modernes ont un abso­lu besoin de com­men­ta­teurs qui nous les inter­prètent et nous les tra­duisent à la façon des col­la­bo­ra­teurs de cer­taines revues scien­ti­fiques qui s’attachent à vul­ga­ri­ser les théo­ries des mathé­ma­tiques transcendantales.

Le 19 juillet 1945, l’un de ces com­men­ta­teurs, Pierre de Mas­sot, consa­crait un article à Paul Eluard, dans « Les Nou­velles Lit­té­raires ». C’était l’époque bénie du tri­par­tisme gou­ver­ne­men­tal, et l’union des trois par­tis au pou­voir avait pour consé­quence des coquet­te­ries pué­riles ; un jour­nal de gauche fai­sait volon­tiers le pané­gy­rique d’un écri­vain de droite, et vice-ver­sa ; l’embrassade autour de l’assiette au beurre n’était pas encore dénouée, et des flirts qui seraient aujourd’hui, cinq ans plus tard, dénon­cés comme des tra­hi­sons, créaient un cli­mat d’euphorie et de réconciliation.

Voi­ci quelques-uns des qua­li­fi­ca­tifs de Pierre de Mas­sot sur Eluard (jugez du soin qu’il a pris de ne pas frois­ser sa modestie):

« Art qua­si­ment immuable dans son insou­te­nable pure­té et son éclat de dia­mant. – Fraî­cheur neuve qui est délice pour l’esprit. – Par­fum de chair, de fruit, de fleur, de blé chaud. – Depuis Bau­de­laire, nul poète en France n’avait fait entendre de tels accents. – Le domaine invio­lé de cris­tal et de neige qui est le sien. – Ce magi­cien qui a reçu l’héritage de Charles d’Orléans, de Joa­chim du Bel­lay, de Racine. – L’un des plus authen­tiques poètes du pays de France et l’un des plus grands. »

Et pour nous mon­trer qu’il ne va pas trop loin dans la louange, Pierre de Mas­sot nous cite ces trois vers qui témoignent, selon lui, du génie sans égal du chantre :

Je m’émerveille de l’inconnue que tu deviens.
Une incon­nue sem­blable à toi, sem­blable à tout ce que j’aime
Et qui est tou­jours nouveau.

Mais sur­tout, il sou­ligne ces deux miro­bo­lantes strophes :

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-des­sus du silence
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir
Sur la soli­tude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom.

Le beau et le laid ne se démontrent pas ; il appar­tient aux sens de les éprou­ver. Nous n’entreprendrons donc point de dis­cu­ter la beau­té ou la lai­deur d’un tel art. Que cha­cun juge.

Cepen­dant, où le lau­da­teur exa­gère, c’est quand il pré­tend que cet art a pro­fon­dé­ment ému, à la fois les intel­lec­tuels et les manuels. Il écrit notamment :

« Cette guerre atroce… aura du moins eu le mérite… de révé­ler tout sou­dain à la masse des Fran­çais – et l’on pour­rait sans exa­gé­ra­tion dire au monde entier – l’œuvre de quelques poètes dont il était conve­nu une fois pour toutes qu’hermétiques et secrets ils ne s’adressaient qu’à de rares initiés.

«… Ses poèmes (ceux d’Eluard) com­po­sés sous l’occupation ont été tout de suite com­pris et aimés par les plus humbles. Tels ces let­trés chi­nois qui consument des heures dans la soli­tude pour par­faire un haï-kaï, et cepen­dant leur trou­vaille fait le régal des coolies…

«… Et il nous plaît sin­gu­liè­re­ment que son œuvre aille à la fois émou­voir l’ouvrier métal­lur­giste qui sait de mémoire le poème bou­le­ver­sant écrit en sou­ve­nir de Gabriel Péri, fusillé par les Alle­mands, et cap­ti­ver le let­tré raf­fi­né, le cri­tique le plus intel­li­gent et le plus aigu des lettres fran­çaises, j’ai nom­mé M. Jean Paulhan. »

Lais­sons à part le côté « coquet­te­rie », le côté « flirt », les sala­ma­lecs que la droite et la gauche se fai­saient en ce temps-là (le tri­par­tisme gou­ver­nait), pour ne voir que le men­songe et l’imposture qui écla­taient en un pareil texte.

Je veux bien croire que les coo­lies chi­nois se délectent des haï-kaï de leurs man­da­rins. Mais quand il s’agit des coo­lies fran­çais, je suis beau­coup plus scep­tique. Certes, il existe cer­tains poèmes écrits par des modernes qui sont acces­sibles à tous les esprits, parce que leurs auteurs sont sor­tis de leur manière et ont renon­cé pour une fois à l’obscurité de leur forme habi­tuelle ; ce n’est pas sur ces excep­tions qui les contre­disent qu’il convient de juger.

Je connais beau­coup d’ouvriers métal­lur­gistes cer­tai­ne­ment davan­tage que M. Pierre de Mas­sot. Ceux qui connaissent M. Eluard de nom l’admirent de confiance parce qu’il appar­tient au même par­ti qu’eux. Mais met­tez-leur un de ses poèmes devant les yeux, et pre­nez la pré­cau­tion de ne point leur en révé­ler l’auteur, ils vous deman­de­ront si vous n’essayez pas de vous payer leur tête et qu’est-ce que c’est que ce cha­ra­bia. Je fré­quente de nom­breux foyers ouvriers, ou du moins j’y ai accès ; je n’ y ai jamais remarque un seul volume de Paul Eluard. Les ouvriers de 1848 et de 1871 qui ne savaient pas lire connais­saient par cœur des poèmes entiers de Lamar­tine et de Vic­tor Hugo ; je vous mets au défi de trou­ver, autre­ment qu’à titre excep­tion­nel, un ouvrier de 1950, pos­ses­seur du cer­ti­fi­cat d’études, qui soit capable de vous dire une strophe de n’importe quel poète moderne.

(On me repro­che­ra sans doute de n’avoir pris d’exemple que par­mi des auteurs de gauche ; c’est uni­que­ment parce que je ne dis­pose pas de docu­men­ta­tion de droite, mais il me suf­fi­rait d’aller chez le libraire, où il m’arrive d’en feuille­ter par­fois, pour vous ser­vir, pui­sés dans des revues tout oppo­sées de bord à celles que j’ai citées, des « poèmes » aus­si repré­sen­ta­tifs que celui de Pré­vert et celui d’Hozanski, les­quels ont pour titres, je le pré­cise, le pre­mier « Cor­tèges », le second « Pour com­prendre ». Pour com­prendre quoi ? Je ne sau­rais le dire.)

En ce qui me concerne, quand j’ai lu de tels poèmes, la tête me bour­donne et j’ai envie de relire « La Jument verte » ou « La Leçon d’amour dans le parc ». C’est de la prose, certes, mais si poé­tique par moments !

O peuple ! tes poètes t’ont tra­hi et renié, même ceux qui parlent en ton nom, puisqu’ils parlent une langue que tu ne com­prends plus. Ils veulent appar­te­nir à « l’élite », ils ne se sou­cient plus de t’appartenir à toi, ni de s’appartenir à eux-mêmes. Ils parlent le lan­gage hié­ra­tique de leurs dieux laïcs ou sacrés, et l’enchevêtrement des qui­pus péru­viens sym­bo­li­se­rait assez bien, en son lacis intra­dui­sible, celui de leurs galimatias.

On assiste à des spec­tacles ridi­cules et affli­geants. Un mee­ting ras­semble des congres­sistes ou des pèle­rins, peu importe. On a dis­cu­té de ques­tions dont cha­cun est pré­oc­cu­pé : des reven­di­ca­tions de salaires dans les cor­po­ra­tions manuelles, ou des condi­tions de trans­port en Ita­lie pour l’Année Sainte. Le pré­sident annonce : « Notre ami le grand poète Joa­chim Troa­choum est par­mi nous, il va vous dire une de ses œuvres, qu’il vient d’improviser à l’instant même, pour glo­ri­fier ce congrès. »

Le « poète » monte à la tri­bune et débite une tirade de « vers » où il pro­clame que la ver­tu de la tri­rème l’emporte déci­dé­ment sur le pyro­gène à che­veux rouges, atten­du qu’on ne sait pas qui est cette caria­tide aux yeux bleus (qui n’est peut-être qu’une fiole de bro­mure), au fond du lac où se mesurent les grandes ini­qui­tés pour­fen­dues par la galaxie.

Et ain­si de suite, pen­dant tout le temps que vous vou­drez, douze pages de revue, six colonnes de jour­nal, en une enfi­lade de vocables que vous sug­gé­re­ra comme à moi le hasard de votre dic­tion­naire ou la fan­tai­sie de votre ima­gi­na­tion. Et quand le « poète » a fini, toute la salle en délire l’acclame debout d’une seule voix, sans pro­non­cer son nom que per­sonne n’a rete­nu ; elle ova­tionne le poète du mee­ting, de confiance et d’un seul bloc… Ghi­li-ghi­li ! À dada, à dada!…

Que vous lisiez l’œuvre d’une seule traite, ou que vous la dis­sé­quiez mot à mot, même résul­tat : l’auteur a pris ses pré­cau­tions pour que vous n’y enten­diez rien, de sorte qu’il est sûr que nul ne le contre­di­ra, atten­du qu’il est impos­sible d’élever la plus petite objec­tion contre un texte inin­tel­li­gible. Et ces braves poètes modernes de se ren­gor­ger avec modestie :

— Ce n’est pas nous qui sommes inin­tel­li­gibles, c’est vous qui êtes inintelligents.

Soit. Nous, inin­tel­li­gents, nous deman­dons d’humbles poètes qui sachent inté­res­ser nos humbles esprits et émou­voir nos humbles cœurs. Nous aban­don­nons aux élites confor­ta­ble­ment calées sur leurs trônes olym­piens ces grands poètes modernes trop grands pour nous qui avons des vis­cères sem­blables aux vis­cères du petit étu­diant et du petit ouvrier.

Ils sont abs­traits, et cela nous chif­fonne, cela nous embar­rasse. Ils sont abs­trus, et nous en conce­vons quelqu’indisposition en nos méninges peu habi­tuées à des cogi­ta­tions si dif­fuses. Ils sont abs­cons… ah ! ça, pour être abs­cons, ils le sont. Avec ou sans pré­fixe. Bande d’abscons, va !

Nous autres, igno­rants, gens de rien par des­sus le mar­ché, nous mon­trons une humeur rebelle devant ces vastes intel­li­gences. Nous ne sommes que des bons­hommes Chry­sales, et nous ne com­pren­drons jamais, quoi que nous fas­sions, toute la somme de génie caché qui gît dans les hémi­sphères céré­braux de l’immortel Mon­sieur Trissotin.

Pierre-Valen­tin Berthier


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