I
Il existe, dit-on, sur certains îlots du Pacifique, des peuplades dont les connaissances arithmétiques sont à ce point élémentaires, qu’elles sont incapables de compter au delà de cinq.
Nous sommes manifestement très supérieurs à ces insulaires, sous ce rapport tout au moins, car il n’en est guère parmi nous qui ignorent leurs quatre règles. La presque totalité des Européens savent faire une addition, une soustraction, Une multiplication. Un beaucoup plus petit nombre sont assez instruits pour extraire une racine carrée ; et parmi ceux qui ont appris les logarithmes à l’école, bien peu se souviennent de ce que c’est et seraient en mesure de passer un examen sur un tel sujet.
Seuls, enfin, quelques hommes qui se sont spécialisés dans cette branche de la science, ont accès au calcul infinitésimal, à la mécanique ondulatoire et aux théories de la relativité.
Sans être expressément l’apanage des initiés, et bien qu’il soit permis à quiconque de s’y intéresser, les hautes mathématiques ne seront jamais à la portée des masses, quelle que soit l’influence que leurs découvertes exerceront sur l’évolution matérielle de l’humanité, et quelqu’effort de vulgarisation qui soit tenté pour les rendre accessibles.
La raison en est simple : l’horizon du connu est toujours reculant, le domaine de l’inexploré ne laisse point d’être aussi vaste, mais il faut toujours partir du même point, qui est que « un et un font deux », de sorte que le chemin de l’étude ne cesse de s’accroître, tandis que les possibilités du commun restent limitées nécessairement.
Il n’en va pas de même en art, où le secret du chef‑d’œuvre doit résider, selon nous, en un double mérite, celui de satisfaire le connaisseur le plus expert et le plus raffiné, et celui d’être, en même temps, spontanément senti par les plus frustes d’entre nous.
L’homme des cavernes, qui dessinait si bien ; les aèdes et les sculpteurs de la Grèce antique, ceux qui nous ont laissé l’Odyssée et le Discobole ; les primitifs et les peintres de la Renaissance, étaient tous les servants naïfs de cette immortelle conception ; et les romantiques restèrent dans la tradition ; vers 1880, dans des granges de la Creuse ou du Berri, se réunissaient encore des paysans pour la veillée, où celui d’entre eux qui savait lire leur lisait « François le Champi » ou « les Misérables ». Le véritable artiste est celui qui sait toucher à la fois l’esprit des intellectuels et le cœur des ignorants.
Conception immortelle, ai-je dit. Certes, je le crois. Aussi vieille, du moins, que les civilisations dont Valéry disait qu’elle savaient ne pas être éternelles. Quand s’éclipse cette conception, il est temps de retourner à la barbarie pour une nouvelle résurrection. Or, en quel temps plus qu’au nôtre a‑t-elle été éclipsée ?
C’est principalement pour la poésie que je dis cela. Même si j’éprouve une préférence pour telle école plutôt que pour telle autre, il n’en existe pas à laquelle je tourne le dos avec indifférence ou hostilité. Je préfère Baudelaire à Boileau, mais je relis le Lutrin avec plaisir. Aussi loin que je plonge dans le passé, il n’est pas un poète que je ne lise avec un certain profit et une certaine émotion ; mon intérêt peut varier, ne pas être égal de l’un à l’autre, cela ne m’empêche point de les apprécier tous, quoique diversement.
Pourquoi faut-il que cet intérêt, cette émotion, ce profit, cessent brusquement pour moi dès que j’aborde la poésie contemporaine ? Serais-je indifférent à mon époque ? L’étude sérieuse à laquelle je m’applique à propos de tous les problèmes actuels me convainc qu’il n’en est rien. Serais-je imbu d’esprit rétrograde ou conservateur ? La curiosité que je témoigne à toutes les nouveautés scientifiques, à toutes les anticipations sociales, m’incline à penser au contraire que je suis fort préoccupé du présent et de l’avenir ; et en matière artistique et littéraire, je ne suis pas plus réactionnaire qu’en matière scientifique ou politique, je me sens disposé favorablement à l’égard de ceux qui innovent et qui créent.
D’autres me diront que je retarde sans le savoir, ils me tiendront ce raisonnement :
— Vous vous croyez, en mathématiques, contemporain d’Einstein, alors que vous en êtes encore au IVe siècle avant Jésus-Christ, puisque vos connaissances géométriques s’arrêtent au théorème de Pythagore ; de même, en poésie, vous vous imaginez vivre en 1950, alors que vous vivez en 1890, puisque vous ne goûtez rien de ce qu’on a écrit en vers depuis Leconte de l’Isle et Sully Prudhomme.
Tout beau ! répondrai-je en un bel élan d’archaïsme. La comparaison ne vaut rien. Il est vrai que j’en suis resté, en géométrie, au théorème de Pythagore ; mais c’est pour l’unique raison que mon penchant est faible pour la géométrie, que cette science, dont je reconnais les mérites, me séduit très modérément, et que je n’ai jamais rouvert un bouquin qui en disserte depuis que je suis sorti de l’école, à un âge par ailleurs fort tendre. Mon excuse est tout à fait valable : aucun de mes goûts secrets ne me pousse vers la géométrie, et je n’ai tenté aucun effort pour parfaire le peu que j’en savais.
Il en va différemment en poésie. Dès mon plus jeûne âge, j’ai dévoré les poètes avec une véritable passion. Tous m’ont fait plus ou moins vibrer, et ce n’est qu’en arrivant à ceux du XXe siècle que mon intérêt a fléchi et que ma sensibilité a cessé d’être tenue en éveil.
Si modestes que soient mes connaissances en mathématiques, je suis persuadé que j’aurais pu les compléter si j’avais voulu m’en donner la peine ; et sans trop présumer de mes facultés tout à fait moyennes, je pense que, si mon goût m’y avait incliné, si j’avais accordé aux calculs algébriques une application égale à celle que j’ai apportée aux ouvrages des poètes, j’aurais pu devenir un mathématicien passable. Cela n’aurait pas suffi pour faire de moi un Painlevé ou un Einstein ; mais à supposer que, toute affaire cessante, j’eusse absolument voulu y arriver, je ne vois qu’un seul obstacle qui m’en aurait pu empêcher : la limitation de ma propre intelligence ; c’est la borne plus ou moins lointaine ou plus ou moins rapprochée que nous possédons tous en nous, que notre esprit doit confesser sans honte, et qui gît, bien que très haut, chez le génie le plus éclairé, car il est un moment où Einstein lui-même plafonne.
D’ailleurs, pourquoi Einstein a‑t-il calculé si avant ? Parce qu’il a commencé de nouveaux calculs au point où ses prédécesseurs avaient arrêté les anciens. En matière scientifique, il y a un cheminement ininterrompu de découverte en découverte, et celui qui a la patience, l’opiniâtreté et la vocation de remonter toute la chaîne doit nécessairement arriver au bout, chaque équation naissant de celle qui précède et engendrant celle qui suit.
Il n’y a évidemment pas la même rigueur dans le cheminement de la pensée poétique, l’évolution du style, la succession heurtée des écoles littéraires qui réagissent les unes sur les autres en se contrariant et s’opposant plutôt quelles ne s’harmonisent. Cependant, il n’est pas plus difficile de remonter la chaîne dans ce domaine que dans l’autre, c’est même beaucoup plus aisé et beaucoup moins aride, et si, parmi les écoles successives, il en est qui refusent l’héritage des précédentes, on n’en établit pas moins la filiation ; et bien qu’il en sorte un enseignement différent, un concert différent, un frisson différent, et que le style ne soit pas le même, il est loisible à l’esprit de les étudier l’une après l’autre et d’en absorber le meilleur. C’est, pour ma part, ce que j’ai fait ; mais, parvenu à l’école poétique contemporaine, mon esprit s’est complètement fermé, et je suis humilié et confus d’avoir à confesser cet échec qui est pour moi un grand mystère.
Je demande qu’on veuille bien. me croire, lorsque je dis que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour comprendre ou pour sentir la poésie moderne, et j’admets qu’on me plaigne, mais je supplie qu’on ne me raille point, lorsque j’avoue que je n’y suis pas parvenu.
Les mêmes que je supposais tout à l’heure me reprochant de vivre en 1890 me répéteront sans doute que je ne suis point moderne ; à quoi je pourrais répliquer que je le suis peut-être autant qu’eux, que j’écoute la T.S.F., que j’aime le jazz et le cinéma et que j’assiste avec plaisir à un match de basket-ball, et que j’ai entendu parler, moi aussi, de la bombe atomique, toutes choses qui appartiennent bien à notre époque, le basket-ball lui-même n’étant né qu’en 1895 et n’étant apparu en France que depuis la première guerre mondiale dont je fus, hélas ! contemporain.
Mais je ne me contenterai pas d’une aussi piètre réponse. Je répondrai d’abord que la poésie m’intéresse d’une autre façon qu’un problème de mots croisés. Notez que j’aime les mots croisés, et qu’avec beaucoup de patience, j’arrive, la plupart du temps, à en venir à bout. Autant je suis aise, d’ailleurs, de rencontrer la difficulté dans un problème de mots croisés, autant cette difficulté m’indispose en matière de poésie, où elle me rend tout à fait furieux quand je m’aperçois que j’exerce mes facultés d’ingéniosité et d’intuition en pure perte, car je suis ainsi construit que la dépense d’énergie qui me permet de résoudre quelques-unes des « grilles » des journaux est de beaucoup inférieure à celle qu’il me faudrait prodiguer pour qu’un poème moderne me devienne lumineux et sensible.
Le temps que j’ai gaspillé à lire sans profit certaines œuvres poétiques de notre temps, si je l’avais employé à apprendre le thibétain ou le malais, je parlerais aujourd’hui sans aucune défaillance les langues qu’on parle à Lhassa et dans les îles de la Sonde.
Je répondrai ensuite que l’injure qui est faite à mon très petit esprit ne serait point grave, si elle n’était faite en même temps à d’autres esprits, très hauts en comparaison du mien. Quoi ! lorsque je lis Shakespeare, La Fontaine et Victor Hugo, je les comprends et je les ressens. Ils m’émeuvent. Voilà trois hommes doués d’un génie supérieur, qui avaient quelque chose à dire – ils l’ont prouvé – et qui n’ont point cru s’abaisser en s’exprimant dans une langue qu’un petit bonhomme comme moi assimile sans difficulté. Ils eussent pu, cependant, abuser de leur supériorité pour écrire de telle sorte, et dans un tel style, qu’un lecteur de ma modeste qualité ait du mal à les suivre. Eh bien ! non. Ils ont feint de se mettre à notre niveau pour nous élever au leur, et à peine avons-nous lu quelques lignes jaillies de leur plume, nous planons déjà dans l’éther avec eux, ils nous hissent jusqu’à leur empyrée, nous des mortels, eux des dieux ! Pourtant, ils auraient pu, j’y insiste, nous aveugler, nous éblouir, nous mystifier ; Shakespeare, La Fontaine, Victor Hugo, c’est quelqu’un ! Ils n’en ont rien fait, et nous leur sommes infiniment reconnaissants de leur bonté envers nous.
Apprenez l’anglais pendant six mois d’arrache-pied, vous en saurez assez pour être à même d’admirer un poème de Longfellow. Faites du français pendant quarante ans, le français fût-il votre langue maternelle, je ne vous promets pas que vous déchiffrerez quatre vers de l’un quelconque de nos versificateurs contemporains.
Bien entendu, dans les poètes modernes, il en est de deux espèces : les réactionnaires, les conservateurs, les gens de droite d’une part ; et, d’autre part, les révolutionnaires, les subversifs, les gens de gauche. C’est bonnet blanc et blanc bonnet.
On distingue un poème moderne de droite d’un poème moderne de gauche à la couleur politique des journaux où ils paraissent.
Mais si on les publiait tous les deux côte-à-côte dans un journal qui n’ait pas de titre, je vous défierais bien de dire lequel est subversif et lequel est conservateur.
En 1950, le monde est divisé en deux blocs, le bloc de gauche qui est pro-soviétique et le bloc de droite qui est proaméricain. Voilà du moins quelque chose de vrai, de clair et d’évident. Je ne sais pas comment ça se dit en vers modernes, c’est pourquoi je l’ai écrit en prose, comme un lieu commun, sans rébus. On pourrait, à la rigueur, s’en tirer de cette façon, s’il fallait absolument versifier ce truisme :
« II est deux blocs en politique,
L’un qui est pro-soviétique
Et l’autre pro-américain,
Mais ces deux grands blocs n’en font qu’un. »
Hélas ! je m’attirerais toute sorte d’ennuis. D’abord, ce n’est pas de la poésie moderne, puisque cela a un sens. Ensuite, ce n’est pas non plus de la poésie classique, puisque, premièrement, les mots « qui est » forment un hiatus, et que, deuxièmement, « qu’un » ne rime avec « américain » que selon une assonance non admise avant Franc-Nohain et Maurice Rostand. Enfin, les deux blocs, s’ils n’en font qu’un en poésie, en font bien deux en politique, et mon quatrain a moins encore de raison que de rime.
Donc, il y a deux blocs. Ces deux blocs divisent tout, la littérature, la peinture, la musique, la science, et même la Chambre des Députés. On prétend que, dans les asiles d’aliénés, les fous sont maintenant divisés en deux blocs ; l’un est aussi fou que l’autre, mais il y a une légère différence. Les fous de droite crient:«Ghili-Ghili ! » et les fous de gauche crient : « À dada, à dada ! » C’est, on le voit, la même différence, le même critérium, qu’en politique et en littérature. Les uns jugent cette distinction fondamentale, les autres la jugent dérisoire. L’histoire tranchera.
Entre les poètes modernes qui chantent : « Ghili-ghili ! » et les poètes modernes qui chantent : « À dada, à dada ! » j’ai bien de la difficulté à orienter ma sympathie, et c’est un choix qui me met dans un cruel embarras. Je sais bien que chaque époque a créé des poètes divers. Il y a le dilemme Corneille-Racine, le dilemme Lamartine-Hugo, l’antithèse gnangnan, boum-boum. Mais on peut choisir entre Jocelyn et les Contemplations ; entre le Cid et Iphigénie. Comment choisir entre « À dada, à dada !» et « Ghili-ghili !», comment ?
C’est pourtant bien simple : puisqu’on sait que l’un est le chant de droite, l’autre le chant de gauche, on sympathise avec celui qui concorde avec sa propre nuance politique. Le poète, ou soi-disant tel, qui pousserait un troisième cri de bête non accordé sur l’un de ces deux-là serait regardé par chacune des deux coteries comme un « schismatique » ou un « déviationniste » plus ou moins vendu et inféodé à l’autre. Une différence imperceptible dans l’intonation vous donne un « Ghili-ghili » ou un « À dada » hétérodoxe. Ces fausses notes n’échappant pas aux oreilles expertes.
Il y a cependant des poètes modernes non engagés ; cette Troisième Force de la poésie se répand comme les deux autres en clameurs inarticulées.
Autour de moi, je regarde le peuple. Ne croyez pas qu’il achète des romans, ceux-ci étant beaucoup trop tristes et trop chers ; les femmes lisent les feuilletons dessinés des revues sentimentales, parce qu’elles y trouvent de belles histoires pas compliquées ; les hommes vont au café, au jardin, au stade, quand ils ont quelques loisirs, mais bien peu hantent les bibliothèques, et presque aucun n’achète de livres.
Les poètes auraient pu se faire une place auprès du peuple, au sein du peuple, s’ils avaient su toucher son cœur, s’ils avaient su lui conter de belles histoires toutes simples comme à un enfant ; c’était ce que faisait Homère quand il contait l’Iliade dans quelque bourgade de la Grèce, c’est ce que faisait Victor Hugo quand il écrivit Les Pauvres Gens. C’était chez eux vocation spontanée, et non hautaine condescendance.
Au lieu de cela, le peuple, au XXe siècle, se désintéresse des poètes modernes, car il est comme moi, il ne les comprend, ni ne les ressent, ni ne les aime. Les poètes d’aujourd’hui ne savent pas conter de belles histoires, ils ne savent pas écrire en vers sonores et chantants, ils ne savent intéresser personne, et quand ils se rencontrent, en allant l’un vers l’autre pour se congratuler, ils sont comme les augures de jadis, incapables de se regarder sans rire. Le peuple de leur époque les ignore, et la postérité n’aura pas la peine de les oublier, nul ne les ayant connus ni ne s’étant soucié de les connaître. Ils ânonnent dans le désert.
Ça, des poètes ? Des imposteurs, des funambules, des pétomanes ! Eh ! quoi ! pour utiliser ce langage hermétique, cet idiome secret, ce code indéchiffrable, ont-ils peur de je ne sais quelle censure ? Est-on encore au temps où l’écrivain devait enrober prudemment sa pensée en des précautions de style parce qu’il redoutait les représailles du pouvoir ? Ou leur génie est-il à ce point explosif, qu’ils doivent le condenser en un ésotérisme apocalyptique, et en réserver le mystère à un cénacle d’initiés ?
Ils ont voulu faire, assurent-ils, une poésie désincarnée. Ils se sont d’abord débarrassés de la rime, dont l’obsolète obligation les gênait. En effet, disaient-ils, elle est un obstacle à l’expression, et sous prétexte que deux mots se terminent par un son identique, il est ridicule de s’asservir à les accoupler. Évidemment, il y a du vrai en cela. Que des vers riment parfaitement ne signifie point qu’ils soient bons. Voici, par exemple, un quatrain bien rimé :
C’est un fait bien connu qu’un nègre
Se mange à l’huile et au vinaigre,
Tandis qu’on sait que les Hindous
Sont meilleurs avec du saindoux.
La rime impeccable de ce quatrain n’empêche point qu’il soit d’une idiotie rare. Je ne l’ai pas composé pour me donner le mérite de vous émerveiller, mais pour vous prouver qu’en effet on peut dire des bêtises d’une grande énormité avec des rimes de choix, et que, si elle s’en était donné la peine, la poésie classique aurait pu, elle aussi, s’ébattre et batifoler dans l’absurde.
En vertu de cette évidence, les poètes ont donc abandonné la rime, et avec elle la césure, la ponctuation, et d’autres obstacles, vestiges désuets et incommodes de l’ancienne prosodie, qui s’opposaient, selon eux, à l’expression rationnelle ; et c’est alors que, par un contresens inexplicable, la raison a déserté à son tour une poésie dont, cependant, se trouvait éliminé tout ce qui la contrariait.
Il restait néanmoins, la raison exclue au même titre que la rime, des éléments d’émotion qui pouvaient réunir les qualités, et satisfaire les exigences, de l’art véritable : toucher le cœur des simples et l’esprit des cultivés ; il restait l’image, le symbole, l’expression sensitive, qui ne peuvent tout de même atteindre les sens que par la voie des nerfs, du tympan, du cerveau… Impossible de s’abstraire du conditionnement de la machine humaine, et de faire que la parole acquière en poésie la vertu du son en musique ; on ne peut séparer, ni l’homme de sa chair, ni le mot articulé de sa signification.
Les poètes modernes sont-ils parvenus au résultat qu’ils recherchaient ? Si l’on en croit leur propre satisfaction, dont ils témoignent sans retenue, oui. Mais si l’on en juge par le nombre et par l’enthousiasme de ceux qui les lisent, non.
Nous pourrions citer ici d’abondants extraits de leurs œuvres ; Claudel nous fournirait une anthologie édifiante. Nous n’en ferons rien, ce serait accumuler des preuves superflues sur des faits amplement établis. Cependant, quand nous lisons sous la plume de Jacques Prévert ces « vers » qu’on nous présente sans doute comme étant empreints du plus pur génie (« Action », 7 décembre 1945):
Un vieillard en or avec une montre en deuil
Une reine de peine avec un homme d’Angleterre
Et des travailleurs de la paix avec des gardiens de la mer
Un hussard de la farce avec un dindon de la mort
Un serpent à café avec un moulin à lunettes
Un chasseur de corde avec un danseur de têtes
Un maréchal d’écume avec une pipe en retraite…
Il y a ainsi vingt-deux de ces petites astuces ; – nous nous demandons de quoi la suppression des anciens obstacles a libéré la poésie, et nous sommes tentés, ou bien de lire « Science et Vie » ce qui n’est pas du temps perdu, ou bien de crier à notre tour : « Ghili-ghili ! »
De même, lorsque Maurice Hozanski, à qui « Les Lettres Françaises » consacrent une page entière (6 avril 1950), écrit :
C’est une femme à qui l’on dit
Attends-moi mon amour
Jusqu’à défaite et effacement
De la misère en lasso
Garrot tressé de brume le long d’un fleuve
Un soir de supplice comme tous les soirs
Entre le-capitaine vraie route de suicide
L’index pointé dans le mauvais temps…
Il y en a ainsi environ 250 « vers » aussi incohérents que la pensée d’un homme privé de raison ; – on est tenté de crier avec lui : « À dada ! à dada ! »
Ça et là, un de ces « vers » que ne coupent ni points, ni virgules, nous fixe sur le caractère de l’engagement de leur auteur. Claudel parlera de Marie, et Hozanski citera Vaillant-Couturier. Mais dans la liquéfaction de l’ensemble, dans le décousu errant et aberrant d’une divagation sans frein et sans issue, rien de ce qui marque et permet d’identifier la pensée saine, rien de ce qui authentifie l’étreinte d’une émotion et le cri d’une sensibilité, ne parvient jusqu’à notre chair avide pourtant de tressaillements et de communions.
II
Les poètes modernes ont un absolu besoin de commentateurs qui nous les interprètent et nous les traduisent à la façon des collaborateurs de certaines revues scientifiques qui s’attachent à vulgariser les théories des mathématiques transcendantales.
Le 19 juillet 1945, l’un de ces commentateurs, Pierre de Massot, consacrait un article à Paul Eluard, dans « Les Nouvelles Littéraires ». C’était l’époque bénie du tripartisme gouvernemental, et l’union des trois partis au pouvoir avait pour conséquence des coquetteries puériles ; un journal de gauche faisait volontiers le panégyrique d’un écrivain de droite, et vice-versa ; l’embrassade autour de l’assiette au beurre n’était pas encore dénouée, et des flirts qui seraient aujourd’hui, cinq ans plus tard, dénoncés comme des trahisons, créaient un climat d’euphorie et de réconciliation.
Voici quelques-uns des qualificatifs de Pierre de Massot sur Eluard (jugez du soin qu’il a pris de ne pas froisser sa modestie):
« Art quasiment immuable dans son insoutenable pureté et son éclat de diamant. – Fraîcheur neuve qui est délice pour l’esprit. – Parfum de chair, de fruit, de fleur, de blé chaud. – Depuis Baudelaire, nul poète en France n’avait fait entendre de tels accents. – Le domaine inviolé de cristal et de neige qui est le sien. – Ce magicien qui a reçu l’héritage de Charles d’Orléans, de Joachim du Bellay, de Racine. – L’un des plus authentiques poètes du pays de France et l’un des plus grands. »
Et pour nous montrer qu’il ne va pas trop loin dans la louange, Pierre de Massot nous cite ces trois vers qui témoignent, selon lui, du génie sans égal du chantre :
Je m’émerveille de l’inconnue que tu deviens.
Une inconnue semblable à toi, semblable à tout ce que j’aime
Et qui est toujours nouveau.
Mais surtout, il souligne ces deux mirobolantes strophes :
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom.
Le beau et le laid ne se démontrent pas ; il appartient aux sens de les éprouver. Nous n’entreprendrons donc point de discuter la beauté ou la laideur d’un tel art. Que chacun juge.
Cependant, où le laudateur exagère, c’est quand il prétend que cet art a profondément ému, à la fois les intellectuels et les manuels. Il écrit notamment :
« Cette guerre atroce… aura du moins eu le mérite… de révéler tout soudain à la masse des Français – et l’on pourrait sans exagération dire au monde entier – l’œuvre de quelques poètes dont il était convenu une fois pour toutes qu’hermétiques et secrets ils ne s’adressaient qu’à de rares initiés.
«… Ses poèmes (ceux d’Eluard) composés sous l’occupation ont été tout de suite compris et aimés par les plus humbles. Tels ces lettrés chinois qui consument des heures dans la solitude pour parfaire un haï-kaï, et cependant leur trouvaille fait le régal des coolies…
«… Et il nous plaît singulièrement que son œuvre aille à la fois émouvoir l’ouvrier métallurgiste qui sait de mémoire le poème bouleversant écrit en souvenir de Gabriel Péri, fusillé par les Allemands, et captiver le lettré raffiné, le critique le plus intelligent et le plus aigu des lettres françaises, j’ai nommé M. Jean Paulhan. »
Laissons à part le côté « coquetterie », le côté « flirt », les salamalecs que la droite et la gauche se faisaient en ce temps-là (le tripartisme gouvernait), pour ne voir que le mensonge et l’imposture qui éclataient en un pareil texte.
Je veux bien croire que les coolies chinois se délectent des haï-kaï de leurs mandarins. Mais quand il s’agit des coolies français, je suis beaucoup plus sceptique. Certes, il existe certains poèmes écrits par des modernes qui sont accessibles à tous les esprits, parce que leurs auteurs sont sortis de leur manière et ont renoncé pour une fois à l’obscurité de leur forme habituelle ; ce n’est pas sur ces exceptions qui les contredisent qu’il convient de juger.
Je connais beaucoup d’ouvriers métallurgistes certainement davantage que M. Pierre de Massot. Ceux qui connaissent M. Eluard de nom l’admirent de confiance parce qu’il appartient au même parti qu’eux. Mais mettez-leur un de ses poèmes devant les yeux, et prenez la précaution de ne point leur en révéler l’auteur, ils vous demanderont si vous n’essayez pas de vous payer leur tête et qu’est-ce que c’est que ce charabia. Je fréquente de nombreux foyers ouvriers, ou du moins j’y ai accès ; je n’ y ai jamais remarque un seul volume de Paul Eluard. Les ouvriers de 1848 et de 1871 qui ne savaient pas lire connaissaient par cœur des poèmes entiers de Lamartine et de Victor Hugo ; je vous mets au défi de trouver, autrement qu’à titre exceptionnel, un ouvrier de 1950, possesseur du certificat d’études, qui soit capable de vous dire une strophe de n’importe quel poète moderne.
(On me reprochera sans doute de n’avoir pris d’exemple que parmi des auteurs de gauche ; c’est uniquement parce que je ne dispose pas de documentation de droite, mais il me suffirait d’aller chez le libraire, où il m’arrive d’en feuilleter parfois, pour vous servir, puisés dans des revues tout opposées de bord à celles que j’ai citées, des « poèmes » aussi représentatifs que celui de Prévert et celui d’Hozanski, lesquels ont pour titres, je le précise, le premier « Cortèges », le second « Pour comprendre ». Pour comprendre quoi ? Je ne saurais le dire.)
En ce qui me concerne, quand j’ai lu de tels poèmes, la tête me bourdonne et j’ai envie de relire « La Jument verte » ou « La Leçon d’amour dans le parc ». C’est de la prose, certes, mais si poétique par moments !
O peuple ! tes poètes t’ont trahi et renié, même ceux qui parlent en ton nom, puisqu’ils parlent une langue que tu ne comprends plus. Ils veulent appartenir à « l’élite », ils ne se soucient plus de t’appartenir à toi, ni de s’appartenir à eux-mêmes. Ils parlent le langage hiératique de leurs dieux laïcs ou sacrés, et l’enchevêtrement des quipus péruviens symboliserait assez bien, en son lacis intraduisible, celui de leurs galimatias.
On assiste à des spectacles ridicules et affligeants. Un meeting rassemble des congressistes ou des pèlerins, peu importe. On a discuté de questions dont chacun est préoccupé : des revendications de salaires dans les corporations manuelles, ou des conditions de transport en Italie pour l’Année Sainte. Le président annonce : « Notre ami le grand poète Joachim Troachoum est parmi nous, il va vous dire une de ses œuvres, qu’il vient d’improviser à l’instant même, pour glorifier ce congrès. »
Le « poète » monte à la tribune et débite une tirade de « vers » où il proclame que la vertu de la trirème l’emporte décidément sur le pyrogène à cheveux rouges, attendu qu’on ne sait pas qui est cette cariatide aux yeux bleus (qui n’est peut-être qu’une fiole de bromure), au fond du lac où se mesurent les grandes iniquités pourfendues par la galaxie.
Et ainsi de suite, pendant tout le temps que vous voudrez, douze pages de revue, six colonnes de journal, en une enfilade de vocables que vous suggérera comme à moi le hasard de votre dictionnaire ou la fantaisie de votre imagination. Et quand le « poète » a fini, toute la salle en délire l’acclame debout d’une seule voix, sans prononcer son nom que personne n’a retenu ; elle ovationne le poète du meeting, de confiance et d’un seul bloc… Ghili-ghili ! À dada, à dada!…
Que vous lisiez l’œuvre d’une seule traite, ou que vous la disséquiez mot à mot, même résultat : l’auteur a pris ses précautions pour que vous n’y entendiez rien, de sorte qu’il est sûr que nul ne le contredira, attendu qu’il est impossible d’élever la plus petite objection contre un texte inintelligible. Et ces braves poètes modernes de se rengorger avec modestie :
— Ce n’est pas nous qui sommes inintelligibles, c’est vous qui êtes inintelligents.
Soit. Nous, inintelligents, nous demandons d’humbles poètes qui sachent intéresser nos humbles esprits et émouvoir nos humbles cœurs. Nous abandonnons aux élites confortablement calées sur leurs trônes olympiens ces grands poètes modernes trop grands pour nous qui avons des viscères semblables aux viscères du petit étudiant et du petit ouvrier.
Ils sont abstraits, et cela nous chiffonne, cela nous embarrasse. Ils sont abstrus, et nous en concevons quelqu’indisposition en nos méninges peu habituées à des cogitations si diffuses. Ils sont abscons… ah ! ça, pour être abscons, ils le sont. Avec ou sans préfixe. Bande d’abscons, va !
Nous autres, ignorants, gens de rien par dessus le marché, nous montrons une humeur rebelle devant ces vastes intelligences. Nous ne sommes que des bonshommes Chrysales, et nous ne comprendrons jamais, quoi que nous fassions, toute la somme de génie caché qui gît dans les hémisphères cérébraux de l’immortel Monsieur Trissotin.
Pierre-Valentin Berthier