La Presse Anarchiste

Sous le règne de Thénardier

J’ai assis­té dans ma vie, en qua­li­té de jour­na­liste, à des mil­liers de réunions. J’en ai vu qui ne ras­sem­blaient qu’un nombre infime d’auditeurs, cin­quante, vingt, dix, trois. Oui, trois ; j’ai vu des réunions de trois per­sonnes seule­ment déli­bé­rer vala­ble­ment pour des cen­taines d’absents. Mais dans toute mon exis­tence je n’ai vu qu’une seule fois un ora­teur sans public, attendre vai­ne­ment son pre­mier audi­teur et contem­pler d’un œil morne la salle com­plè­te­ment vide – car, étant là par devoir pro­fes­sion­nel, je ne sau­rais me comp­ter : mon rôle se bor­nait à faire le constat de la réunion et, en l’occurrence, de son échec abso­lu, inté­gral et définitif.

C’était aux envi­rons de la Noël der­nière, un peu avant ou un peu après la fête de la Nati­vi­té, et l’orateur se pro­po­sait d’amorcer un mou­ve­ment de la « Croix Blanche » pour que les enfants soient par­qués en lieu sûr pen­dant la guerre future et mis à l’abri de ses cri­mi­nels déchaînements.

Le sujet avait paru peu pas­sion­nant, la pro­tec­tion des enfants n’avait pas cap­ti­vé l’opinion publique ; l’intérêt de la popu­la­tion s’était por­té ce soir-là sur un film comique qu’on disait par­ti­cu­liè­re­ment déso­pi­lant ; de sorte que le pauvre mon­sieur qui avait par­cou­ru vingt-sept kilo­mètres à moto­cy­clette se vit seul dans une salle déserte. C’est l’unique fois que j’aie consta­té une défaillance totale d’auditoire dans une réunion.

Je me gar­de­rai bien d’en tirer d’autre conclu­sion que celle-ci : l’organisateur avait eu tort d’accepter d’entrer en concur­rence avec un film dont cha­cun célé­brait les ver­tus mar­rantes et les charmes récréatifs.

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La situa­tion impo­sée à une par­tie de l’enfance ne manque cepen­dant pas d’intéresser et d’émouvoir les gens qui réflé­chissent et qui s’apitoient. Elle peut être exa­mi­née en détail ; je ne crois pas qu’on puisse néan­moins l’étudier pro­fi­ta­ble­ment si on ne la rat­tache à la sombre réa­li­té des régimes sociaux et à la sévère phy­sio­no­mie de notre époque.

Le jour­nal Com­bat a ouvert récem­ment un débat sur les bour­reaux d’enfants deman­dant leur avis, d’une part à des per­son­na­li­tés de l’élite, d’autre part à ses lecteurs.

Les réponses des gens de l’élite n’étaient pas toutes ineptes, et celles des cor­res­pon­dants obs­curs pas toutes per­ti­nentes. Cepen­dant, on était confon­du de consta­ter com­bien le pour­cen­tage de bon sens était plus éle­vé chez ceux-ci que chez ceux-là.

Ain­si, n’est-il pas navrant de voir un intel­lec­tuel de qui l’on est en droit d’attendre un juge­ment cir­cons­tan­cié se bor­ner à dire qu’il faut guillo­ti­ner les bour­reaux d’enfants dans les qua­rante-huit heures ? Certes, son indi­gna­tion, sa réac­tion de lyn­chage et de vin­dicte sont tout à fait com­pré­hen­sibles, et nous par­ta­geons sa fureur dans toute sa spon­ta­néi­té, quand nous consi­dé­rons les affreux sévices infliges à des inno­cents par des brutes avinées.

Mais cette réac­tion, cette fureur, sont à la por­tée de n’importe qui ; point n’est besoin qu’un écri­vain connu les signe de son nom ; ce sont la fureur de Durand, la réac­tion de Dupont. Il est inutile d’apporter à la guillo­tine la sanc­tion d’un nom d’élite ; si l’on deman­dait son opi­nion à cet écri­vain, c’est pro­ba­ble­ment qu’on atten­dait de lui autre chose que cela et une solu­tion plus solide et mieux pen­sée qu’un cou­pe­ret tri­an­gu­laire livré à la pesan­teur entre deux poteaux de bois.

Je n’ai rien à dire, certes, contre la guillo­tine. C’est une ingé­nieuse machine, bien pra­tique, et si spi­ri­tuelle ! Cepen­dant, que des gens qui ont écrit des livres aient besoin de sa lunette pour y voir clair dans un pro­blème comme celui de l’enfance mar­tyre et ne voient rien d’autre à oppo­ser au bour­reau d’enfants que le bour­reau d’adultes, cela est un peu désespérant.

Bien sûr, tant qu’il y aura des cri­mi­nels, la socié­té se défen­dra contre eux en les châ­tiant : il ne sub­siste guère de doute là-des­sus. On peut amé­lio­rer l’appareil de la répres­sion, per­fec­tion­ner la tech­nique de l’échafaud ; on peut même, sur le modèle des sou­ri­cières à pièges mul­tiples inven­ter demain la guillo­tine à six trous, capable de rati­boi­ser d’un seul coup une demi-dou­zaine de têtes de bour­reaux d’enfants. Cela ne résou­dra pas le pro­blème du crime, ni n’en hâte­ra de façon sen­sible la solution.

Et quand une ving­taine de romans bien écrits ont jus­te­ment consa­cré la valeur de leur auteur, si celui-ci signe une âne­rie, son nom ne confère pas à cette âne­rie la ver­tu d’une idée saine ou d’une réflexion profonde.

Il y aurait beau­coup à dire sur la suf­fi­sance glo­rieuse et la légè­re­té d’esprit de cer­tains intel­lec­tuels ; ne s’en est-on pas ému une fois de plus lorsque tel roman­cier connu a regret­té que Michel Mourre, qui avait trou­blé le culte à Notre-Dame, n’ait pas eu la tête fra­cas­sée sur les marches de l’autel ? Plus com­pré­hen­sive, la magis­tra­ture lui a infli­gé six jours de pri­son avec sur­sis. Cela ne sau­rait impli­quer, natu­rel­le­ment, qu’il faille trai­ter les bour­reaux d’enfants avec la même clé­mence, ce n’est pas ce que nous vou­lons lais­ser entendre ; mais cela démontre de quel manque de juge­ment peuvent se rendre cou­pables des écri­vains qui, béné­fi­ciant d’un large cré­dit, devraient faire d’autant plus atten­tion aux réflexions. qu’ils émettent et aux ver­dicts qu’ils rendent.

Dans l’antiquité, on volait les enfants pour faire d’eux des esclaves ; le vol d’enfant avait un nom : il s’appelait le pla­giat, et celui qui le com­met­tait était dit « pla­giaire ». Tant que le vol d’enfants a pu rap­por­ter du pro­fit, depuis l’antiquité jusqu’aux rapts presque contem­po­rains attri­bués aux gitans, il s’est trou­vé des hommes pour le com­mettre. Il a ces­sé le jour où il n’a plus été un objet de lucre. Mais les mouilleurs de lait sont aus­si des bour­reaux d’enfants ; et com­bien les tri­bu­naux condamnent-ils chaque année de mouilleurs de lait, chez qui les pro­fits de la fraude a sti­mu­lé l’appât du gain sans nul sou­ci du tort cau­sé aux consom­ma­teurs en bas-âge ? Dans une socié­té basée éco­no­mi­que­ment sur le pro­fit, le crime trouve des adeptes pour le com­mettre tant qu’il est profitable.

Dans le genre « crime pas­sion­nel », les bour­reaux d’enfants se signalent non moins diver­se­ment. Ce père a vio­lé ses quatre filles dès l’âge de sept ans ; le lâche sou­pi­rant de cette veuve, pour se ven­ger d’avoir été écon­duit, tue un bam­bin de quatre ans, fils de celle qu’il convoi­tait, en le jetant d’un troi­sième étage ; cet ancien mili­taire de car­rière alcoo­lique cra­vache son gamin jusqu’à le faire expi­rer sous ses coups. Etc…, etc.

Que, dans la mino­ri­té des cas pas­sion­nels, des fléaux sociaux ne soient pas asso­ciés à la per­pé­tra­tion de tels for­faits, c’est bien pos­sible. Mais que, dans la majo­ri­té, ces fléaux, la bru­ta­li­té guer­rière, l’éthylisme, la pro­mis­cui­té, soient direc­te­ment en cause, cela nous semble incon­tes­table. La socié­té ne peut évi­ter de répri­mer le crime ; mais pour­quoi ne se débar­rasse-t-elle pas des cala­mi­tés qui l’encouragent ?

Le père dégé­né­ré qui met au monde des cré­tins et des faibles est aus­si un bour­reau d’enfants, que l’organisation sociale invite à pro­créer tou­jours davan­tage contre tout bon sens, prê­chant le mal et pro­hi­bant le remède.

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Quand l’Europe était encore rela­ti­ve­ment civi­li­sée, je veux dire à l’époque où les vieux fana­tismes suf­fi­sam­ment émous­sés n’avaient pas encore cédé la place à la viru­lence toute juvé­nile des nou­veaux ; ou, si l’on pré­fère, au temps où l’Europe n’avait déjà plus d’autodafés et pas encore de camps de concen­tra­tion, le drame de l’enfance mar­tyre avait sus­ci­té la pitié et la com­pas­sion des intellectuels.

Sans par­ler des innom­brables romans-feuille­tons genre Les Deux Orphe­lines, se mul­ti­pliaient les rapts d’enfants par des bohé­miens, des œuvres de haute por­tée lui furent consa­crées en tota­li­té ou en par­tie. Il n’est que de rap­pe­ler Les Misé­rables de Vic­tor Hugo avec les sombres figures des Thé­nar­dier, et, du même auteur, le petit monstre désar­ti­cu­lé de L’Homme qui rit et l’émouvante his­toire de Petit Paul dans La Légende des siècles.

Vic­tor Hugo situait le débat très haut, et il en était de même d’autres écri­vains. Alphonse Dau­det, dans Jack, et sur­tout dans Le Nabab, a dépeint ces pauvres ins­ti­tu­tions pré­ten­du­ment phi­lan­thro­piques où les gosses mou­raient comme des mouches, mais qui ser­vaient de siné­cure à des mar­chands de soupe et de trem­plin élec­to­ral à des poli­ti­ciens. Depuis, Roger Mar­tin du Gard nous a fait péné­trer dans une colo­nie d’enfants « per­vers » avec Les Thi­bault. L’œuvre de Dickens déborde de pitié pour l’enfance mal­heu­reuse, et Jules Renard, et Hen­ry Pou­laille, et le grand Jules Val­lès n’ont pas été moins sen­sibles à ses maux silencieux.

C’est que le mar­tyre de l’enfance, s’il est plus spec­ta­cu­laire dans les tra­gé­dies fami­liales que nous rap­portent les jour­naux, n’est pas limi­té à des cas par­ti­cu­liers : il a l’ampleur d’un phé­no­mène social ; et il n’est point nou­veau, mais au contraire fort ancien.

Au XXe siècle, les cinéastes ont, comme les écri­vains du XIXe, évo­qué la misère des enfants avec une inten­si­té qui ten­dait à poser publi­que­ment le pro­blème. L’un des films les plus émou­vants dans ce domaine est sans doute L’Enfer des Anges, de Chris­tian Jaque. C’est du moins celui qui est le plus direc­te­ment ins­pi­ré de la ques­tion des bour­reaux d’enfants.

D’autres, comme Scius­cia, comme Les Anges mar­qués, élar­gissent au contraire le débat et appro­fon­dissent les causes du mal ; il en est même qui recherchent une solu­tion dans les « pri­sons sans bar­reaux » et dans les « cages aux ros­si­gnols », avec un bon­heur artis­tique variable, qui n’a pas à être appré­cié ici. Un autre film, Alle­magne année zéro, fait en quelque sorte la preuve par l’absurde en pre­nant la ques­tion à l’envers et en nous mon­trant un enfant-bour­reau, pour arri­ver à une iden­tique conclusion.

Tout ceci montre qu’en dépit de l’indigence des réponses que les intel­lec­tuels ont faites, en géné­ral, à l’enquête de Com­bat, ils ne sont pas, de nos jours, plus indif­fé­rents que naguère à ce ter­rible pro­blème. Ils le rat­tachent à celui de la misère et de la guerre, qui sont les grandes cou­pables, tan­tôt directes, tan­tôt indi­rectes, jamais suf­fi­sam­ment dénon­cées, jamais suf­fi­sam­ment poursuivies.

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Le pro­blème de la misère des enfants, c’est celui de la misère des hommes. Les deux aspects du drame sont insé­pa­rables ; par­mi les cor­res­pon­dants béné­voles qui, spon­ta­né­ment, ont répon­du à l’enquête dudit jour­nal, il y en avait un qui fai­sait obser­ver avec modes­tie et pon­dé­ra­tion, et sans faire d’appel véhé­ment à la guillo­tine, qu’on ne voyait jamais de gosses mar­tyrs chez les riches. Cette consta­ta­tion can­dide, qui pas­sa peut-être inaper­çue, contient toute la clef du pro­blème que nous évoquons.

Peter Freu­dien, qui explo­ra le Groen­land, raconte que, la famine abso­lue, sans recours, sans espoir, régnant sur une contrée inhos­pi­ta­lière de ce pays. une mère dit à son fils aîné : « Tiens, voi­là une corde, va pendre ta petite sœur, et pends-toi après. » L’explorateur ajoute que l’enfant obéit.

Sous nos cli­mats, la famine n’est jamais inté­grale, aus­si n’en arrive-t-on pas à ces extré­mi­tés. Mais la misère rela­tive, la détresse moyenne ne sau­raient exis­ter sans engen­drer des consé­quences que vous trou­ve­rez dans les jour­naux. Tenez, voi­ci deux cou­pures que j’ai déta­chées – je n’ai eu que l’embarras du choix : Guin­gamp, 14 mai 1950. – M. Q… a mis fin à ses jours en se jetant sous un train à Saint-Aga­thon. Il était âgé de qua­rante-cinq ans et père de dix-sept enfants, dont douze vivants ; le der­nier né il y a trois semaines.

Paris, 11 mai 1950.— La mère du bébé aban­don­né le 22 décembre der­nier à l’église Saint-Eus­tache est arrê­tée. C’est la nom­mée S. T…vingt-six ans, qui a décla­ré que, ne pou­vant sub­ve­nir aux besoins de son enfant, elle avait déci­dé de l’abandonner.

L’exemple de ce père de dix-sept enfants qui se sui­cide… Celui de cette mère qui oublie son mioche sous le porche d’une église… Deux manières dif­fé­rentes d’abandonner ses enfants, mais une seule cause : la misère.

En mai 1950, une lamen­table affaire est venue devant la Deuxième Chambre du Tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Ver­sailles, celle de « L’Œuvre des Mères et Enfants » que pré­si­dait la géné­rale Pal­lu. On repro­chait aux diri­geants de cette œuvre – dit la cou­pure de presse que j’ai sous les yeux – « d’avoir, par leur négli­gence et indi­rec­te­ment été la cause du décès de treize enfants sur trente-cinq qui avaient dû être admis à l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye ».

La res­pon­sa­bi­li­té des diri­geants est peut-être réelle, mais il convient d’ajouter que les faits qu’on leur reproche se sont pas­sés en 1943, c’est-à-dire au cœur de la guerre. Cela n’excuse point, certes, les odieux per­son­nages qui ont détour­né de leur des­ti­na­tion les dons remis à l’institution, et uti­li­sé à leur pro­fit les cartes de den­rées des tout-petits qui mou­raient de faim. Cepen­dant, le crime ou le délit pour­sui­vi en l’occurrence n’est pas sépa­rable de l’état de guerre qui régnait et qui vouait plus que jamais les faibles à une situa­tion misé­rable ; or, l’enfant ne peut se défendre d’aucune manière devant la calamité.

Une autre dépêche, par­tie de Washing­ton, le 19 mai 1950, relate ceci :

Pre­nant la parole devant le « Club des Enfants d’Amérique », ins­ti­tu­tion cha­ri­table pri­vée et qui pour­voit à l’éducation de 35.000 enfants pauvres, M. Hoo­ver, ancien pré­sident des États-Unis, a décla­ré qu’il y avait aux États-Unis deux mil­lions d’enfants qui vivaient pra­ti­que­ment dans la rue et sans la pro­tec­tion d’un foyer.

Après avoir sou­li­gné que des fonds consi­dé­rables seraient néces­saires pour que tous les enfants néces­si­teux puissent être recueillis, l’ancien pré­sident a décla­ré que la cri­mi­na­li­té était aux États-Unis un phé­no­mène social dû à la misère.

Ici, le com­men­taire accom­pagne si judi­cieu­se­ment l’information qu’il n’est aucun besoin de la sou­li­gner. Elle nous remet seule­ment en mémoire ces bandes d’enfants qui, par cen­taines de mille, erraient dans la cam­pagne russe après la révo­lu­tion de 1917, et dans les villes en ruines de l’Allemagne après la défaite de 1945, et qui cau­sèrent tant de sou­cis, les pre­miers au gou­ver­ne­ment bol­che­vik, les seconds aux auto­ri­tés alliées.

La guerre…, l’alcoolisme…, la misère…, ces fléaux sont indis­so­lu­ble­ment liés à l’horreur des vio­lences et des bru­ta­li­tés qui s’abattent sur les petits enfants… Le « mau­vais pauvre » Thé­nar­dier a d’abord été détrous­seur de cadavres sur les champs de bataille de l’Europe, puis. patron d’assommoir, puis chef de bande dans les bas-fonds de Paris.

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J’ai dit plus haut que le pro­blème se reliait à celui de la misère et de la guerre, et qu’il n’était point nou­veau. Je vais four­nir quelques preuves de ce que j’avance, en me réfé­rant à un tra­vail que j’ai effec­tué il y a quelques années sur les enfants aban­don­nés. Je don­ne­rai moins de com­men­taires que de docu­ments, je m’en excuse.

Voi­ci d’abord une dépêche cueillie dans les jour­naux du 18 mai 1946 et datée de Nuremberg :

Selon les rap­ports publiés par l’Office de Sta­tis­tique de Bavière, le nombre d’enfants illé­gi­times nais­sant en zone amé­ri­caine dépasse, en cer­taines villes, celui des nais­sances légi­times, et, pour cin­quante villes bava­roises, repré­sente 30 % du total des nais­sances. Pour le der­nier mois étu­dié, celui de jan­vier, la pro­por­tion des nais­sances illé­gi­times a tri­plé en Bavière par rap­port à 1939.

Il serait inté­res­sant de savoir com­bien, sur cent enfants « illé­gi­times », il y en a d’effectivement « aban­don­nés », car c’est ce qui importe sur­tout. Quoi qu’il en soit, on peut médi­ter aisé­ment sur les bien­faits de la guerre et de l’occupation à la lec­ture de cette dépêche. Natu­rel­le­ment, ce n’est pas de la pure­té du sang aryen que nous nous sou­cions : nous lais­sons aux nazis non repen­tis une telle pré­oc­cu­pa­tion ; ce dont nous nous sou­cions, c’est de l’avenir de ces enfants sans pères, peut-être sans parents, au sein d’une socié­té qui, il faut bien le dire, n’est pas conçue encore de telle sorte que l’enfant puisse, sans dan­ger pour lui, s’y pas­ser de famille.

J’eus un jour la curio­si­té de consul­ter les vieux registres d’état civil de la loca­li­té dont je suis citoyen, à savoir Issou­dun ; et j’ai pris, par­mi les autres, celui des nais­sances de l’année 1809. Le Pre­mier Empire était alors à son apogée.

En cette année 1809, j’ai dénom­bré quatre cent vingt nais­sances, dont soixante-deux « fils et filles de la Patrie » – c’est ain­si qu’on dési­gnait en ce temps-là les enfants aban­don­nés – dont le père et la mère sont incon­nus, et quatre « enfants natu­rels », dont la mère seule est connue.

L’anathème était tel sur les filles-mères que quatre d’entre elles seule­ment avaient osé se faire connaître, reven­di­quer leur mater­ni­té et éle­ver leur pro­gé­ni­ture, sur un nombre de soixante-six.

Soixante-six petits bâtards, dont soixante-deux tota­le­ment aban­don­nés, sur quatre cent vingt nais­sances en l’an de grâce 1809, dans une ville de 12.000 habi­tants, voi­là ce que révèle l’état civil.

Mais il révèle bien d’autres choses !

Il révèle notam­ment com­ment les filles-mères aban­don­naient leur enfants. La décla­ra­tion enre­gis­trée à l’occasion d’une nais­sance va nous en don­ner une idée. Voi­ci copie de quelques extraits d’une de ces décla­ra­tions, rela­tive à la nais­sance d’Isidore Les Rois, en date du 7 jan­vier 1809 :

« Marie Cou­sin, âgée de 36 ans, femme de Jean-Bap­tiste Labesse, dra­pier », déclare qu’« un enfant du sexe mas­cu­lin, âgé d’un jour, a été pla­cé ce matin à trois heures à sa porte par deux indi­vi­dus qui, après avoir frap­pé, ont pris la fuite. »

La décla­ra­tion relate que « l’enfant aban­don­né » était « vêtu d’un dra­peau, d’une bou­rasse de pou­lan­gin, d’une che­mise de bras­sière, de bras­sières de coton croi­sé blanc, rien sur le col, sur la tête une caïenne d’indienne bor­dée d’un ruban bleu et gar­nie de gaze, d’un mou­choir de coton autour de la tête… »

Enfin, une éti­quette était épin­glée aux langes du nou­veau-né, indiquant :

« l’enfant n’a pas été bap­ti­sé, il est né le 6 jan­vier, à 4 heures du matin, les dames de l’hospice sont invi­tées à lui don­ner le nom d’Isidore Les Rois. »

L’état civil s’empressa de satis­faire à ce desi­de­ra­tum. Il y satis­fit d’autant plus volon­tiers que, char­gé la plu­part du temps de don­ner un nom aux petits bâtards, le fonc­tion­naire appli­quait en géné­ral un esprit de facé­tie natu­rel et intem­pes­tif à bap­ti­ser ces pro­gé­ni­tures de hasard de patro­nymes ridicules.

Ces nati­vi­tés tra­giques, issues de par­tu­ri­tions sans aveu, étaient, non l’objet de la pitié publique, mais la proie de la risée admi­nis­tra­tive ; les bureaux, en l’affligeant de noms risibles, mar­quaient l’enfant de l’amour et de la misère pour tout le reste de son exis­tence ; l’abus fut tel que, depuis, des inter­ven­tions l’ont heu­reu­se­ment fait cesser.

Pour l’année 1809, dans le registre consul­té, nous avons rele­vé des noms d’enfants trou­vés tels que : Gus­tave Jaco­beth, Léon Déca­gramme, Ben­ja­min La-dou­ceur, Julie Hié­ro­glyphe, Satur Anu­bis, Fran­çoise Franc-Maçon, Mar­tin Bas-Rhin, Guillaume Saint-Amour, Fran­çoise Puy-de-Dôme ; et, pour l’année pré­cé­dente, Josias Mi-Carême, Sébas­tienne Brimes-Vert, Hen­ry Bis­caïen, Sophie La-musique, Agathe Lafroi­dure, etc.

Le mal il est vrai, n’était pas grand la plu­part du temps ; car « le reste de leur exis­tence », comme nous écri­vions un peu plus haut, n’était pas beau­coup dire. Presque tous mou­raient en bas âge. Peu sur­vi­vaient. Ce qui nous donne une indi­ca­tion sin­gu­lière sur la valeur des soins que leur réser­vait l’hospice, à défaut de la mère incon­nue qui se dés­in­té­res­sait d’eux.

Le beau titre d’« enfant de la Patrie » était d’une iro­nie amère. Jamais peut-être il n’a été si bien démon­tré com­bien peu de cas la Patrie fait de la vie de ses enfants.

Ben­ja­min Ladou­ceur a vécu quatre mois ; Satur Anu­bis, trois jours ; Léon Déca­gramme, sept mois et demi ; et par­mi les autres, nous rele­vons, les lon­gé­vi­tés sui­vantes : six semaines, un mois, dix jours, qua­torze jours, dix-huit jours, un mois, un mois, deux ans, quatre mois et demi, quatre mois, deux ans, etc.

Cette héca­tombe d’enfants orphe­lins dans les hos­pices suf­fit à expli­quer que les noms déri­soires dont on les avait affu­blés, ou plu­tôt mar­qués comme d’un stig­mate d’opprobre, ne se soient pas per­pé­tués. Tous ces pauvres petits dis­pa­rais­saient rapi­de­ment ; on eût dit que la mort les rap­pe­lait en hâte d’une socié­té où toutes les hypo­cri­sies s’unissaient pour les vouer au mal­heur, et qui les reje­tait dans la nuit. pour les déro­ber à sa honte.

Non ! le mar­tyre de l’enfance ne date pas d’hier !

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Pen­dant que cer­tains disent : il faut punir, il faut guillo­ti­ner à tour de bras d’autres rêvent de réédu­ca­tions pater­nelles, de je ne sais quelles cages pour vieux ros­si­gnols où les ignobles brutes liraient du Lamar­tine et rede­vien­draient buco­liques. Trop tard ! Ce n’est pas à qua­rante ou cin­quante ans qu’il convient de conver­tir les ban­dits à la bien­veillance et les vira­gos à la douceur.

Quelle que soit la diver­gence des avis sur le sort à réser­ver aux cou­pables, une chose est évi­dente : les inno­cents, quand ils ont sur­vé­cu, doivent être arra­chés à leurs tor­tion­naires, il faut mettre en sécu­ri­té les vic­times quand il est temps de le faire encore. Donc, aban­don­nant les pères à une jus­tice qui les puni­ra sans les amen­der, on va leur reti­rer leurs petits, mais est-ce bien pour les sau­ver ? Et ne fera-t-on pas d’eux des meur­triers à leur tour ?

Ces enfants que vous reti­rez à leurs parents qui les bru­ta­lisent, dans quelques années d’ici, vous les confie­rez à l’armée qui leur ensei­gne­ra l’exercice de la bru­ta­li­té. Vous aurez beau coif­fer votre socié­té d’une haute morale laïque ou d’un misé­ri­cor­dieux huma­nisme chré­tien : ce ne sera qu’un arti­fice inefficace.

Un jeune homme qui a fait la der­nière guerre nous contait récem­ment, avec impas­si­bi­li­té, com­ment, pour le suc­cès des raids de com­man­do aux­quels il avait par­ti­ci­pé, on l’avait appris à pro­cé­der à l’énucléation des sentinelles.

— Vous arri­vez, disait-il, der­rière le fac­tion­naire pour le sur­prendre à l’improviste, et…

Je n’ose ici vous décrire l’opération, de crainte de vous don­ner la nau­sée et de vous détra­quer les nerfs. Elle consis­tait, soit dit en quelques mots, à ébor­gner la sen­ti­nelle en lui plon­geant un pouce dans l’œil.

Ces com­man­dos, com­po­sés d’hommes très jeunes, des enfants presque (mais l’homme est-il encore un enfant quand il est déjà qua­si un monstre?) ne pou­vaient gar­der de pri­son­niers, car c’étaient des incur­sions fur­tives, déses­pé­rées, dont les mis­sions étaient extrê­me­ment limitées.

On fusillait donc les pri­son­niers, dans l’impossibilité où l’on était de les emme­ner aus­si bien que de les rendre à la liber­té. Et le jeune homme nous confiait que ces cap­tifs jouaient un rôle utile une der­nière fois :

Pour s’aguerrir, il arri­vait qu’on leur cre­vât les yeux selon la méthode indi­quée plus haut et dont la pra­tique n’est vrai­ment par­faite qu’à par­tir du moment où celui qui s’y livre le peut faire sans un tres­saille­ment, sans un écœu­re­ment, sans y pen­ser davan­tage, la seconde d’après, qu’à la ciga­rette fumée dont on vient de jeter le mégot.

Il ajou­tait :

— J’ai sou­vent admi­ré avec quel dédain de la mort ces pri­son­niers, des fana­tiques, pour la plu­part, accep­taient leur sort. Quand on les aver­tis­sait, pas un d’entre eux ne bron­chait. On leur don­nait une ciga­rette, et quand ils l’avaient finie, ils se levaient. Ils étaient prêts en même temps que nous. On les tuait sans his­toire, sans une parole de part et d’autre.

Dédain de la mort ? Hélas ! le dédain de la mort est bien près du mépris de la vie. On tue à bon mar­ché quand on meurt. si faci­le­ment que cela.

Il n’y a pas de pro­blème sépa­ré, pas de pro­blème dis­tinct, de l’enfance mal­heu­reuse. Il est sim­ple­ment l’aspect le plus lamen­table, le plus bou­le­ver­sant, du pro­blème social, du pro­blème humain.

Tant qu’elle fabri­que­ra des enfants-bour­reaux, la socié­té récol­te­ra des enfants martyrs.

Pierre-Valen­tin Berthier


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