J’ai assisté dans ma vie, en qualité de journaliste, à des milliers de réunions. J’en ai vu qui ne rassemblaient qu’un nombre infime d’auditeurs, cinquante, vingt, dix, trois. Oui, trois ; j’ai vu des réunions de trois personnes seulement délibérer valablement pour des centaines d’absents. Mais dans toute mon existence je n’ai vu qu’une seule fois un orateur sans public, attendre vainement son premier auditeur et contempler d’un œil morne la salle complètement vide – car, étant là par devoir professionnel, je ne saurais me compter : mon rôle se bornait à faire le constat de la réunion et, en l’occurrence, de son échec absolu, intégral et définitif.
C’était aux environs de la Noël dernière, un peu avant ou un peu après la fête de la Nativité, et l’orateur se proposait d’amorcer un mouvement de la « Croix Blanche » pour que les enfants soient parqués en lieu sûr pendant la guerre future et mis à l’abri de ses criminels déchaînements.
Le sujet avait paru peu passionnant, la protection des enfants n’avait pas captivé l’opinion publique ; l’intérêt de la population s’était porté ce soir-là sur un film comique qu’on disait particulièrement désopilant ; de sorte que le pauvre monsieur qui avait parcouru vingt-sept kilomètres à motocyclette se vit seul dans une salle déserte. C’est l’unique fois que j’aie constaté une défaillance totale d’auditoire dans une réunion.
Je me garderai bien d’en tirer d’autre conclusion que celle-ci : l’organisateur avait eu tort d’accepter d’entrer en concurrence avec un film dont chacun célébrait les vertus marrantes et les charmes récréatifs.
— O —
La situation imposée à une partie de l’enfance ne manque cependant pas d’intéresser et d’émouvoir les gens qui réfléchissent et qui s’apitoient. Elle peut être examinée en détail ; je ne crois pas qu’on puisse néanmoins l’étudier profitablement si on ne la rattache à la sombre réalité des régimes sociaux et à la sévère physionomie de notre époque.
Le journal Combat a ouvert récemment un débat sur les bourreaux d’enfants demandant leur avis, d’une part à des personnalités de l’élite, d’autre part à ses lecteurs.
Les réponses des gens de l’élite n’étaient pas toutes ineptes, et celles des correspondants obscurs pas toutes pertinentes. Cependant, on était confondu de constater combien le pourcentage de bon sens était plus élevé chez ceux-ci que chez ceux-là.
Ainsi, n’est-il pas navrant de voir un intellectuel de qui l’on est en droit d’attendre un jugement circonstancié se borner à dire qu’il faut guillotiner les bourreaux d’enfants dans les quarante-huit heures ? Certes, son indignation, sa réaction de lynchage et de vindicte sont tout à fait compréhensibles, et nous partageons sa fureur dans toute sa spontanéité, quand nous considérons les affreux sévices infliges à des innocents par des brutes avinées.
Mais cette réaction, cette fureur, sont à la portée de n’importe qui ; point n’est besoin qu’un écrivain connu les signe de son nom ; ce sont la fureur de Durand, la réaction de Dupont. Il est inutile d’apporter à la guillotine la sanction d’un nom d’élite ; si l’on demandait son opinion à cet écrivain, c’est probablement qu’on attendait de lui autre chose que cela et une solution plus solide et mieux pensée qu’un couperet triangulaire livré à la pesanteur entre deux poteaux de bois.
Je n’ai rien à dire, certes, contre la guillotine. C’est une ingénieuse machine, bien pratique, et si spirituelle ! Cependant, que des gens qui ont écrit des livres aient besoin de sa lunette pour y voir clair dans un problème comme celui de l’enfance martyre et ne voient rien d’autre à opposer au bourreau d’enfants que le bourreau d’adultes, cela est un peu désespérant.
Bien sûr, tant qu’il y aura des criminels, la société se défendra contre eux en les châtiant : il ne subsiste guère de doute là-dessus. On peut améliorer l’appareil de la répression, perfectionner la technique de l’échafaud ; on peut même, sur le modèle des souricières à pièges multiples inventer demain la guillotine à six trous, capable de ratiboiser d’un seul coup une demi-douzaine de têtes de bourreaux d’enfants. Cela ne résoudra pas le problème du crime, ni n’en hâtera de façon sensible la solution.
Et quand une vingtaine de romans bien écrits ont justement consacré la valeur de leur auteur, si celui-ci signe une ânerie, son nom ne confère pas à cette ânerie la vertu d’une idée saine ou d’une réflexion profonde.
Il y aurait beaucoup à dire sur la suffisance glorieuse et la légèreté d’esprit de certains intellectuels ; ne s’en est-on pas ému une fois de plus lorsque tel romancier connu a regretté que Michel Mourre, qui avait troublé le culte à Notre-Dame, n’ait pas eu la tête fracassée sur les marches de l’autel ? Plus compréhensive, la magistrature lui a infligé six jours de prison avec sursis. Cela ne saurait impliquer, naturellement, qu’il faille traiter les bourreaux d’enfants avec la même clémence, ce n’est pas ce que nous voulons laisser entendre ; mais cela démontre de quel manque de jugement peuvent se rendre coupables des écrivains qui, bénéficiant d’un large crédit, devraient faire d’autant plus attention aux réflexions. qu’ils émettent et aux verdicts qu’ils rendent.
Dans l’antiquité, on volait les enfants pour faire d’eux des esclaves ; le vol d’enfant avait un nom : il s’appelait le plagiat, et celui qui le commettait était dit « plagiaire ». Tant que le vol d’enfants a pu rapporter du profit, depuis l’antiquité jusqu’aux rapts presque contemporains attribués aux gitans, il s’est trouvé des hommes pour le commettre. Il a cessé le jour où il n’a plus été un objet de lucre. Mais les mouilleurs de lait sont aussi des bourreaux d’enfants ; et combien les tribunaux condamnent-ils chaque année de mouilleurs de lait, chez qui les profits de la fraude a stimulé l’appât du gain sans nul souci du tort causé aux consommateurs en bas-âge ? Dans une société basée économiquement sur le profit, le crime trouve des adeptes pour le commettre tant qu’il est profitable.
Dans le genre « crime passionnel », les bourreaux d’enfants se signalent non moins diversement. Ce père a violé ses quatre filles dès l’âge de sept ans ; le lâche soupirant de cette veuve, pour se venger d’avoir été éconduit, tue un bambin de quatre ans, fils de celle qu’il convoitait, en le jetant d’un troisième étage ; cet ancien militaire de carrière alcoolique cravache son gamin jusqu’à le faire expirer sous ses coups. Etc…, etc.
Que, dans la minorité des cas passionnels, des fléaux sociaux ne soient pas associés à la perpétration de tels forfaits, c’est bien possible. Mais que, dans la majorité, ces fléaux, la brutalité guerrière, l’éthylisme, la promiscuité, soient directement en cause, cela nous semble incontestable. La société ne peut éviter de réprimer le crime ; mais pourquoi ne se débarrasse-t-elle pas des calamités qui l’encouragent ?
Le père dégénéré qui met au monde des crétins et des faibles est aussi un bourreau d’enfants, que l’organisation sociale invite à procréer toujours davantage contre tout bon sens, prêchant le mal et prohibant le remède.
— O —
Quand l’Europe était encore relativement civilisée, je veux dire à l’époque où les vieux fanatismes suffisamment émoussés n’avaient pas encore cédé la place à la virulence toute juvénile des nouveaux ; ou, si l’on préfère, au temps où l’Europe n’avait déjà plus d’autodafés et pas encore de camps de concentration, le drame de l’enfance martyre avait suscité la pitié et la compassion des intellectuels.
Sans parler des innombrables romans-feuilletons genre Les Deux Orphelines, où se multipliaient les rapts d’enfants par des bohémiens, des œuvres de haute portée lui furent consacrées en totalité ou en partie. Il n’est que de rappeler Les Misérables de Victor Hugo avec les sombres figures des Thénardier, et, du même auteur, le petit monstre désarticulé de L’Homme qui rit et l’émouvante histoire de Petit Paul dans La Légende des siècles.
Victor Hugo situait le débat très haut, et il en était de même d’autres écrivains. Alphonse Daudet, dans Jack, et surtout dans Le Nabab, a dépeint ces pauvres institutions prétendument philanthropiques où les gosses mouraient comme des mouches, mais qui servaient de sinécure à des marchands de soupe et de tremplin électoral à des politiciens. Depuis, Roger Martin du Gard nous a fait pénétrer dans une colonie d’enfants « pervers » avec Les Thibault. L’œuvre de Dickens déborde de pitié pour l’enfance malheureuse, et Jules Renard, et Henry Poulaille, et le grand Jules Vallès n’ont pas été moins sensibles à ses maux silencieux.
C’est que le martyre de l’enfance, s’il est plus spectaculaire dans les tragédies familiales que nous rapportent les journaux, n’est pas limité à des cas particuliers : il a l’ampleur d’un phénomène social ; et il n’est point nouveau, mais au contraire fort ancien.
Au XXe siècle, les cinéastes ont, comme les écrivains du XIXe, évoqué la misère des enfants avec une intensité qui tendait à poser publiquement le problème. L’un des films les plus émouvants dans ce domaine est sans doute L’Enfer des Anges, de Christian Jaque. C’est du moins celui qui est le plus directement inspiré de la question des bourreaux d’enfants.
D’autres, comme Sciuscia, comme Les Anges marqués, élargissent au contraire le débat et approfondissent les causes du mal ; il en est même qui recherchent une solution dans les « prisons sans barreaux » et dans les « cages aux rossignols », avec un bonheur artistique variable, qui n’a pas à être apprécié ici. Un autre film, Allemagne année zéro, fait en quelque sorte la preuve par l’absurde en prenant la question à l’envers et en nous montrant un enfant-bourreau, pour arriver à une identique conclusion.
Tout ceci montre qu’en dépit de l’indigence des réponses que les intellectuels ont faites, en général, à l’enquête de Combat, ils ne sont pas, de nos jours, plus indifférents que naguère à ce terrible problème. Ils le rattachent à celui de la misère et de la guerre, qui sont les grandes coupables, tantôt directes, tantôt indirectes, jamais suffisamment dénoncées, jamais suffisamment poursuivies.
— O —
Le problème de la misère des enfants, c’est celui de la misère des hommes. Les deux aspects du drame sont inséparables ; parmi les correspondants bénévoles qui, spontanément, ont répondu à l’enquête dudit journal, il y en avait un qui faisait observer avec modestie et pondération, et sans faire d’appel véhément à la guillotine, qu’on ne voyait jamais de gosses martyrs chez les riches. Cette constatation candide, qui passa peut-être inaperçue, contient toute la clef du problème que nous évoquons.
Peter Freudien, qui explora le Groenland, raconte que, la famine absolue, sans recours, sans espoir, régnant sur une contrée inhospitalière de ce pays. une mère dit à son fils aîné : « Tiens, voilà une corde, va pendre ta petite sœur, et pends-toi après. » L’explorateur ajoute que l’enfant obéit.
Sous nos climats, la famine n’est jamais intégrale, aussi n’en arrive-t-on pas à ces extrémités. Mais la misère relative, la détresse moyenne ne sauraient exister sans engendrer des conséquences que vous trouverez dans les journaux. Tenez, voici deux coupures que j’ai détachées – je n’ai eu que l’embarras du choix : Guingamp, 14 mai 1950. – M. Q… a mis fin à ses jours en se jetant sous un train à Saint-Agathon. Il était âgé de quarante-cinq ans et père de dix-sept enfants, dont douze vivants ; le dernier né il y a trois semaines.
Paris, 11 mai 1950.— La mère du bébé abandonné le 22 décembre dernier à l’église Saint-Eustache est arrêtée. C’est la nommée S. T…vingt-six ans, qui a déclaré que, ne pouvant subvenir aux besoins de son enfant, elle avait décidé de l’abandonner.
L’exemple de ce père de dix-sept enfants qui se suicide… Celui de cette mère qui oublie son mioche sous le porche d’une église… Deux manières différentes d’abandonner ses enfants, mais une seule cause : la misère.
En mai 1950, une lamentable affaire est venue devant la Deuxième Chambre du Tribunal correctionnel de Versailles, celle de « L’Œuvre des Mères et Enfants » que présidait la générale Pallu. On reprochait aux dirigeants de cette œuvre – dit la coupure de presse que j’ai sous les yeux – « d’avoir, par leur négligence et indirectement été la cause du décès de treize enfants sur trente-cinq qui avaient dû être admis à l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye ».
La responsabilité des dirigeants est peut-être réelle, mais il convient d’ajouter que les faits qu’on leur reproche se sont passés en 1943, c’est-à-dire au cœur de la guerre. Cela n’excuse point, certes, les odieux personnages qui ont détourné de leur destination les dons remis à l’institution, et utilisé à leur profit les cartes de denrées des tout-petits qui mouraient de faim. Cependant, le crime ou le délit poursuivi en l’occurrence n’est pas séparable de l’état de guerre qui régnait et qui vouait plus que jamais les faibles à une situation misérable ; or, l’enfant ne peut se défendre d’aucune manière devant la calamité.
Une autre dépêche, partie de Washington, le 19 mai 1950, relate ceci :
Prenant la parole devant le « Club des Enfants d’Amérique », institution charitable privée et qui pourvoit à l’éducation de 35.000 enfants pauvres, M. Hoover, ancien président des États-Unis, a déclaré qu’il y avait aux États-Unis deux millions d’enfants qui vivaient pratiquement dans la rue et sans la protection d’un foyer.
Après avoir souligné que des fonds considérables seraient nécessaires pour que tous les enfants nécessiteux puissent être recueillis, l’ancien président a déclaré que la criminalité était aux États-Unis un phénomène social dû à la misère.
Ici, le commentaire accompagne si judicieusement l’information qu’il n’est aucun besoin de la souligner. Elle nous remet seulement en mémoire ces bandes d’enfants qui, par centaines de mille, erraient dans la campagne russe après la révolution de 1917, et dans les villes en ruines de l’Allemagne après la défaite de 1945, et qui causèrent tant de soucis, les premiers au gouvernement bolchevik, les seconds aux autorités alliées.
La guerre…, l’alcoolisme…, la misère…, ces fléaux sont indissolublement liés à l’horreur des violences et des brutalités qui s’abattent sur les petits enfants… Le « mauvais pauvre » Thénardier a d’abord été détrousseur de cadavres sur les champs de bataille de l’Europe, puis. patron d’assommoir, puis chef de bande dans les bas-fonds de Paris.
— O —
J’ai dit plus haut que le problème se reliait à celui de la misère et de la guerre, et qu’il n’était point nouveau. Je vais fournir quelques preuves de ce que j’avance, en me référant à un travail que j’ai effectué il y a quelques années sur les enfants abandonnés. Je donnerai moins de commentaires que de documents, je m’en excuse.
Voici d’abord une dépêche cueillie dans les journaux du 18 mai 1946 et datée de Nuremberg :
Selon les rapports publiés par l’Office de Statistique de Bavière, le nombre d’enfants illégitimes naissant en zone américaine dépasse, en certaines villes, celui des naissances légitimes, et, pour cinquante villes bavaroises, représente 30 % du total des naissances. Pour le dernier mois étudié, celui de janvier, la proportion des naissances illégitimes a triplé en Bavière par rapport à 1939.
Il serait intéressant de savoir combien, sur cent enfants « illégitimes », il y en a d’effectivement « abandonnés », car c’est ce qui importe surtout. Quoi qu’il en soit, on peut méditer aisément sur les bienfaits de la guerre et de l’occupation à la lecture de cette dépêche. Naturellement, ce n’est pas de la pureté du sang aryen que nous nous soucions : nous laissons aux nazis non repentis une telle préoccupation ; ce dont nous nous soucions, c’est de l’avenir de ces enfants sans pères, peut-être sans parents, au sein d’une société qui, il faut bien le dire, n’est pas conçue encore de telle sorte que l’enfant puisse, sans danger pour lui, s’y passer de famille.
J’eus un jour la curiosité de consulter les vieux registres d’état civil de la localité dont je suis citoyen, à savoir Issoudun ; et j’ai pris, parmi les autres, celui des naissances de l’année 1809. Le Premier Empire était alors à son apogée.
En cette année 1809, j’ai dénombré quatre cent vingt naissances, dont soixante-deux « fils et filles de la Patrie » – c’est ainsi qu’on désignait en ce temps-là les enfants abandonnés – dont le père et la mère sont inconnus, et quatre « enfants naturels », dont la mère seule est connue.
L’anathème était tel sur les filles-mères que quatre d’entre elles seulement avaient osé se faire connaître, revendiquer leur maternité et élever leur progéniture, sur un nombre de soixante-six.
Soixante-six petits bâtards, dont soixante-deux totalement abandonnés, sur quatre cent vingt naissances en l’an de grâce 1809, dans une ville de 12.000 habitants, voilà ce que révèle l’état civil.
Mais il révèle bien d’autres choses !
Il révèle notamment comment les filles-mères abandonnaient leur enfants. La déclaration enregistrée à l’occasion d’une naissance va nous en donner une idée. Voici copie de quelques extraits d’une de ces déclarations, relative à la naissance d’Isidore Les Rois, en date du 7 janvier 1809 :
« Marie Cousin, âgée de 36 ans, femme de Jean-Baptiste Labesse, drapier », déclare qu’« un enfant du sexe masculin, âgé d’un jour, a été placé ce matin à trois heures à sa porte par deux individus qui, après avoir frappé, ont pris la fuite. »
La déclaration relate que « l’enfant abandonné » était « vêtu d’un drapeau, d’une bourasse de poulangin, d’une chemise de brassière, de brassières de coton croisé blanc, rien sur le col, sur la tête une caïenne d’indienne bordée d’un ruban bleu et garnie de gaze, d’un mouchoir de coton autour de la tête… »
Enfin, une étiquette était épinglée aux langes du nouveau-né, indiquant :
« l’enfant n’a pas été baptisé, il est né le 6 janvier, à 4 heures du matin, les dames de l’hospice sont invitées à lui donner le nom d’Isidore Les Rois. »
L’état civil s’empressa de satisfaire à ce desideratum. Il y satisfit d’autant plus volontiers que, chargé la plupart du temps de donner un nom aux petits bâtards, le fonctionnaire appliquait en général un esprit de facétie naturel et intempestif à baptiser ces progénitures de hasard de patronymes ridicules.
Ces nativités tragiques, issues de parturitions sans aveu, étaient, non l’objet de la pitié publique, mais la proie de la risée administrative ; les bureaux, en l’affligeant de noms risibles, marquaient l’enfant de l’amour et de la misère pour tout le reste de son existence ; l’abus fut tel que, depuis, des interventions l’ont heureusement fait cesser.
Pour l’année 1809, dans le registre consulté, nous avons relevé des noms d’enfants trouvés tels que : Gustave Jacobeth, Léon Décagramme, Benjamin La-douceur, Julie Hiéroglyphe, Satur Anubis, Françoise Franc-Maçon, Martin Bas-Rhin, Guillaume Saint-Amour, Françoise Puy-de-Dôme ; et, pour l’année précédente, Josias Mi-Carême, Sébastienne Brimes-Vert, Henry Biscaïen, Sophie La-musique, Agathe Lafroidure, etc.
Le mal il est vrai, n’était pas grand la plupart du temps ; car « le reste de leur existence », comme nous écrivions un peu plus haut, n’était pas beaucoup dire. Presque tous mouraient en bas âge. Peu survivaient. Ce qui nous donne une indication singulière sur la valeur des soins que leur réservait l’hospice, à défaut de la mère inconnue qui se désintéressait d’eux.
Le beau titre d’« enfant de la Patrie » était d’une ironie amère. Jamais peut-être il n’a été si bien démontré combien peu de cas la Patrie fait de la vie de ses enfants.
Benjamin Ladouceur a vécu quatre mois ; Satur Anubis, trois jours ; Léon Décagramme, sept mois et demi ; et parmi les autres, nous relevons, les longévités suivantes : six semaines, un mois, dix jours, quatorze jours, dix-huit jours, un mois, un mois, deux ans, quatre mois et demi, quatre mois, deux ans, etc.
Cette hécatombe d’enfants orphelins dans les hospices suffit à expliquer que les noms dérisoires dont on les avait affublés, ou plutôt marqués comme d’un stigmate d’opprobre, ne se soient pas perpétués. Tous ces pauvres petits disparaissaient rapidement ; on eût dit que la mort les rappelait en hâte d’une société où toutes les hypocrisies s’unissaient pour les vouer au malheur, et qui les rejetait dans la nuit. pour les dérober à sa honte.
Non ! le martyre de l’enfance ne date pas d’hier !
— O —
Pendant que certains disent : il faut punir, il faut guillotiner à tour de bras d’autres rêvent de rééducations paternelles, de je ne sais quelles cages pour vieux rossignols où les ignobles brutes liraient du Lamartine et redeviendraient bucoliques. Trop tard ! Ce n’est pas à quarante ou cinquante ans qu’il convient de convertir les bandits à la bienveillance et les viragos à la douceur.
Quelle que soit la divergence des avis sur le sort à réserver aux coupables, une chose est évidente : les innocents, quand ils ont survécu, doivent être arrachés à leurs tortionnaires, il faut mettre en sécurité les victimes quand il est temps de le faire encore. Donc, abandonnant les pères à une justice qui les punira sans les amender, on va leur retirer leurs petits, mais est-ce bien pour les sauver ? Et ne fera-t-on pas d’eux des meurtriers à leur tour ?
Ces enfants que vous retirez à leurs parents qui les brutalisent, dans quelques années d’ici, vous les confierez à l’armée qui leur enseignera l’exercice de la brutalité. Vous aurez beau coiffer votre société d’une haute morale laïque ou d’un miséricordieux humanisme chrétien : ce ne sera qu’un artifice inefficace.
Un jeune homme qui a fait la dernière guerre nous contait récemment, avec impassibilité, comment, pour le succès des raids de commando auxquels il avait participé, on l’avait appris à procéder à l’énucléation des sentinelles.
— Vous arrivez, disait-il, derrière le factionnaire pour le surprendre à l’improviste, et…
Je n’ose ici vous décrire l’opération, de crainte de vous donner la nausée et de vous détraquer les nerfs. Elle consistait, soit dit en quelques mots, à éborgner la sentinelle en lui plongeant un pouce dans l’œil.
Ces commandos, composés d’hommes très jeunes, des enfants presque (mais l’homme est-il encore un enfant quand il est déjà quasi un monstre?) ne pouvaient garder de prisonniers, car c’étaient des incursions furtives, désespérées, dont les missions étaient extrêmement limitées.
On fusillait donc les prisonniers, dans l’impossibilité où l’on était de les emmener aussi bien que de les rendre à la liberté. Et le jeune homme nous confiait que ces captifs jouaient un rôle utile une dernière fois :
Pour s’aguerrir, il arrivait qu’on leur crevât les yeux selon la méthode indiquée plus haut et dont la pratique n’est vraiment parfaite qu’à partir du moment où celui qui s’y livre le peut faire sans un tressaillement, sans un écœurement, sans y penser davantage, la seconde d’après, qu’à la cigarette fumée dont on vient de jeter le mégot.
Il ajoutait :
— J’ai souvent admiré avec quel dédain de la mort ces prisonniers, des fanatiques, pour la plupart, acceptaient leur sort. Quand on les avertissait, pas un d’entre eux ne bronchait. On leur donnait une cigarette, et quand ils l’avaient finie, ils se levaient. Ils étaient prêts en même temps que nous. On les tuait sans histoire, sans une parole de part et d’autre.
Dédain de la mort ? Hélas ! le dédain de la mort est bien près du mépris de la vie. On tue à bon marché quand on meurt. si facilement que cela.
Il n’y a pas de problème séparé, pas de problème distinct, de l’enfance malheureuse. Il est simplement l’aspect le plus lamentable, le plus bouleversant, du problème social, du problème humain.
Tant qu’elle fabriquera des enfants-bourreaux, la société récoltera des enfants martyrs.
Pierre-Valentin Berthier