I
Zeus explora la terre. Il vit toutes les races,
Les peuples dévorés et les peuples voraces,
Tout ce qui se développe, tout ce qui vit
Pour asservir et tout ce qui vit asservi ;
Il vit comment le pauvre et l’opulent procèdent
Quand l’un et l’autre, tour à tour, se dépossèdent,
Le conflit éternel du nord et du midi
Et celui de l’enfer contre le paradis.
Un jour qu’il gravissait la pente dénudée
D’une colline, au fond de l’antique Judée,
Il vit monter de loin un vieillard plus caduc
Que ne le fut saint Paul, saint Antoine ou saint Luc.
« Quel est ce voyageur ? dit le dieu de l’Olympe.
Pourquoi chemine-t-il sur ce sentier qui grimpe ?»
Le patriarche rit et le dévisagea.
« Homme, qui es-tu ? Je ne t’ai point vu déjà,
Et pourtant tu as dû braver les nécropoles,
Plusieurs siècles de vie pèsent sur tes épaules,
Et les Grecs m’adoraient encor, moi qui suis Zeus,
Que déjà tu vivais et cheminais chez eux.
— C’est vrai, dit le vieillard, j’ai connu Paul et Thècle
Et le jour luit sur moi depuis bientôt vingt siècles ;
Je suis le Juif errant, qu’on nomme Ahasvérus.
Tous les chemins humains, je les ai parcourus,
Et si tu n’es pas le dieu de mes patenôtres,
Je ne suis pas fâché d’en rencontrer un autre ;
Le Christ m’a fait nomade et je le suis resté ;
Peut-être toi, me diras-tu de m’arrêter !»
Ayant ainsi lié connaissance, ils s’assirent,
L’un couleur de l’azur, l’autre couleur de cire,
Tous les deux immortels dans leur abaissement,
L’un par fatalité, l’autre par châtiment.
Ahasvérus parla :
« La colline où nous sommes
Est celle où ton rival fut traîné par les hommes ;
Ils ont dressé sa croix, ils l’ont assassiné,
Et c’est là qu’il est mort, ou plutôt qu’il est né,
Car ce n’est pas mourir qu’entrer dans la lumière.
De ce jour éloigné date notre carrière ;
Nous n’avons point cessé de suivre, quoique vieux,
Moi ma destinée d’homme et lui son sort de dieu.
Si ma condition lui semblait trop ancienne,
Il la briserait plus aisément que la sienne ;
Il peut bien, s’il le veut, me défendre d’errer ;
Mais déshabituer l’homme de l’adorer,
Voilà ce que lui-même il ne saurait plus faire ;
Prisonnier de sa croix, captif de son calvaire,
Ayant touché les sens et les cœurs, il s’est pris
Dans la toile d’araignée blanche des esprits ;
Son immortalité maintenant lui échappe.
À lui la foi qui prie et le pouvoir qui frappe !
Il a conquis l’esprit : mens agitat molem…
Et c’est la vieille, la grande Jérusalem,
Qui, croyant le tuer, créa son auréole,
Te fit choir, dieu romain, du haut du Capitole
Et porta de tels coups au vaste empyrée grec
Que Jéhovah faillit dégringoler avec.
— Jéhovah ! dit le dieu. Vous raillez ! Quelque charme
Le protège, car il se porte comme un charme ;
N’est-ce pas lui, d’ailleurs, qui, sous des noms divers,
Est, à travers le Christ, prié par l’univers ?
Plaignez-vous donc ! Quand votre dieu s’offre un messie,
Vous le tuez, vous rejetez sa prophétie,
Et quand le monde entier, qui s’accroche à sa croix,
À la simplicité d’embrasser votre foi
Au point qu’il la dépasse et qu’il vous la dispute,
Vous criez qu’on vous lèse et qu’on vous persécute !
Le Christ n’ébranla point votre dieu démodé.
Loin de lui faire tort, il l’a consolidé.
Tandis que nous… où sont nos cultes et nos mythes ?
Même le rejeton d’un charpentier sémite
Ne consentirait point à se sacrifier
Si, pour avoir aussi notre crucifié,
Nous osions demander une offrande à l’Hellade
À la santé de ses divinités malades !
— Oui, le Christ vous a mis dans un fort mauvais cas ;
Retrouver votre prestige, n’y comptez pas.
Tous les vieux thèmes de l’antique propagande
Ont fait long feu, ainsi que les vieilles légendes ;
Bien meilleure est l’idée de mourir sur la croix,
Mais c’est un truc qui ne réussit pas deux fois.
— Bien que ton crime, ô Juif ! ait subi sa sentence,
Tu parais témoigner de peu de repentance,
Le cynisme de ton langage est infini
Et tu parles fort mal du dieu qui t’a puni.
— L’entretien familier mérite un ton profane ;
La chose était admise au temps d’Aristophane ;
Les Grecs étaient fort peu bégueules, et parfois
Ils s’entretenaient fort légèrement de toi.
Pour en revenir à ce dieu que tu jalouses,
Si ses fidèles, qui d’abord n’étaient que douze,
Ont fait souche et grandi et bientôt submergé
L’univers de leur église, de leur clergé,
C’est que les peuples étaient las d’aréopages
Faisant couler le sang d’autrui dans leurs tapages,
Jamais leur propre sang, et se vautrant toujours
Dans la félicité, l’indolence et l’amour.
Ils étaient excédés de votre insouciance
Et de votre bonheur, fruits de l’inconscience ;
Il leur fallait enfin un dieu qui eût souffert,
Et ce sont ses bourreaux qui le leur ont offert.
— Quelle aberration ! la souffrance est vilaine.
On l’avait en horreur jadis chez les Hellènes ;
Et lorsqu’elle montrait son visage à leurs yeux,
Le monde leur paraissait inharmonieux.
C’était l’ennemie, bannie de la cité grecque.
D’ailleurs, l’autre messie qu’on adore à La Mecque,
S’il n’a point provoqué ma décadence, a plu
Énormément, et lui n’a pas souffert non plus !
— Ma circonspection s’est trop bien assagie
Pour faire avec un dieu de la théologie !
Laisse-moi cependant te le redéclarer :
Le bonheur éternel… ça ne peut pas durer !
Des dieux qui n’ont jamais souffert, on les renie ;
La crucifixion fut un coup de génie ;
Vous auriez pu l’avoir, vous ne l’avez pas eu.
On a tué Zeus en crucifiant Jésus ! »
II
Zeus garda le silence, et, la tête affaissée
Sous le poids monstrueux de ses vastes pensées,
Parut sonder les profondeurs de son esprit.
Le Juif errant se tut un instant, puis reprit :
« Bien qu’il vous attribue une infinie puissance,
L’homme, hélas ! n’est pas sans savoir
Qu’il n’est pas en votre pouvoir
De le guérir de sa souffrance ;
Mais les maux que vous partagez
Lui semblent alors plus légers,
Et vous sauvez les apparences
Vis-à-vis de vos protégés.»
La majestés des dieux demeure imperméable
À la plaisanterie la plus désagréable,
Et Zeus ne savait pas, tant le vieillard était
Impassible, si oui ou non il plaisantait.
L’Olympien réfléchissait sur sa disgrâce.
Alors, le Juif errant lui dit à voix plus basse :
« O Zeus ! te confierai-je un secret, pour finir ?
Le Christ a fait erreur en croyant me punir.
En ce temps-là, quand je vivais en sédentaire,
Je rêvais, je brûlais de parcourir la terre,
Je sentais que, dussé-je exister cent dix ans,
Un pareil bail serait encore insuffisant
En regard des travaux que j’aspirais à faire
Et des désirs qu’il me restait à satisfaire ;
Toujours connaître plus avant, toujours errer,
C’est justement la soif dont j’étais dévoré.
Sentence étrange ! punition singulière !
Autant punir l’oiseau en ouvrant sa volière !
Autant délier le dogue ! autant châtier
Le renard en le remettant sur le sentier !
Moi qui trouvais la vie monotone et trop brève,
Moi qui avais rêvé le formidable rêve
D’inventorier l’homme sans jamais mourir,
Voilà précisément ce qu’est venu m’offrir
Le dieu qu’avait fâché mon attitude impie,
Et ce dieu m’exauce à seule fin que j’expie !
Tragique aberration ! curieux déni !
Ne le répète pas : je ne suis point puni.
J’ai vécu depuis lors presque deux millénaires
Remplis d’événements révolutionnaires ;
Eh bien ! je ne suis point rassasié ; vraiment,
J’espère bien que ce n’est qu’un commencement.
Donner aux hommes l’éternité (je le jure)
Et croire qu’on les punit, c’est une gageure
Invraisemblable ! J’ai fait beaucoup d’envieux,
Car le souhait de tous est de vivre très vieux,
Et s’il leur suffisait d’outrager leur prophète
Pour que leur volonté d’éternité fût faite,
Ils iraient de bon cœur cracher sur ses autels
Afin de devenir comme nous, immortels !
Je suis maudit, c’est vrai… Quelle est la différence ?
La malédiction n’accroît point la souffrance,
Et l’heure la plus benoîte du paradis
Ne saurait égaler un siècle de maudit !»
Et le Juif ravagé de petite vérole,
Parlant à voix plus forte, ajouta ces paroles :
‘« Renoncez, renoncez à vous venger, ô dieux !
Contentez-vous d’être miséricordieux.
Le Christ lui-même, avec sa douceur, sa tendresse,
Ne saurait être exempt de se tromper d’adresse
Lorsque sous le bâton fouettant ses plaies à vif
Il forge un châtiment pour se venger d’un Juif !»
L’homme s’en fut ; alors, les ombres arrivèrent
Noyant d’obscurité les versants du Calvaire,
Et le dieu n’osait plus s’avancer, tant la nuit,
Comme un cercueil plombé, se refermait sur lui ;
Tout redevint silence, et jusqu’à la limite
De la vaste étendue hiérosolymite,
Tout était noir, tout l’univers semblait éteint,
Le vent soufflait, et Zeus attendit le matin.
Pierre-Velentin Berthier