La Presse Anarchiste

Lectures Correspondance de Rilke et d’André Gide, éditée par Renée Lang — Du Land der Liebe, par Bernard von Brentano — Périodiques

Nous nous excu­sons de n’avoir pas don­né plus d’étendue dans le pre­mier cahier de « Témoins » à cette rubrique en prin­cipe si impor­tante. Tou­te­fois, les cir­cons­tances exté­rieures, manque de temps et sur­abon­dance d’autres tâches, ne sont pas la seule cause de cette por­tion congrue. Du centre de ce conti­nent où nous nous trou­vons séjour­ner, il nous appa­raît chaque jour davan­tage que ce qu’on appelle, inélé­gam­ment la « pro­duc­tion » lit­té­raire, sur notre vieille petite presqu’île de l’Asie que l’on désigne du nom d’Europe va s’amenuisant chaque jour. Sans doute des publi­ca­tions impor­tantes ont-elles lieu, mais qu’il s’agisse d’inédits de Constant, de Proust, d’Apollinaire ou d’œuvres de vété­rans, comme Clau­del, la France, chose à peine croyable dans ce domaine, vit sur son fonds. Et l’on pour­rait en dire autant des lettres alle­mandes et ita­liennes. Seul, le domaine anglais – nous ne par­lons pas ici du livre amé­ri­cain – paraît échap­per encore à cette para­ly­sie mon­tante, d’autant plus frap­pante en ce qui concerne les créa­tions fran­çaises de la vie de l’esprit qu’elle a com­men­cé de se mani­fes­ter brus­que­ment, dès après la flo­rai­son, que l’on croyait si pro­met­teuse des années noires 1940 – 1945. Appa­rem­ment faut-il voir là un signe de la crise géné­ra­li­sée de notre civi­li­sa­tion. À la lumière, plus que pas­sa­ble­ment sinistre, d’un tel fait, les deux courtes ana­lyses que nous réunis­sons ici prennent donc, mal­heu­reu­se­ment, une signi­fi­ca­tion qui, à notre corps défen­dant, les dépasse.

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Pré­ci­sé­ment un de ces livres qui démontrent par contraste avec l’absence d’œuvres plus modernes vrai­ment dignes de comp­ter que, comme nous venons de le dire de la France en par­ti­cu­lier, toute l’Europe vit sur son fonds. En l’espèce, ce n’est d’ailleurs pas le moins du monde une cri­tique, car il faut s’avouer content qu’un docu­ment comme cette cor­res­pon­dance entre deux hauts esprits du plus récent pas­sé ait fait l’objet d’une aus­si sérieuse publi­ca­tion. Pas­sé est d’ailleurs mal dit : tout d’abord pour Gide, que l’«accident » exté­rieur de sa mort n’empêche pas d’être, pen­sons-nous, tou­jours plus pré­sent, plus actuel. Moins par ce qu’il a créé en « lit­té­ra­ture » que par l’exemple insigne de son constant effort vers la sin­cé­ri­té. Et Rilke, à nos yeux, demeure presque éga­le­ment l’un des guides de la sen­si­bi­li­té d’aujourd’hui, sur­tout, vou­drions-nous pré­ci­ser, par ses œuvres d’ordinaire les moins goû­tées en France : les Élé­gies de Dui­no et les Son­nets à Orphée. Aus­si est-il émou­vant de consta­ter dans ces lettres méti­cu­leu­se­ment pré­sen­tées par Mme Renée Lang (son com­men­taire insiste par­fois sur des détails presque trop connus, mais c’est sans doute la nature de la tâche qui vou­lait cela, car son André Gide et la pen­sée alle­mande n’avait aucune lour­deur uni­ver­si­taire), – aus­si, disons-nous, est-il émou­vant de voir deux grands hommes de génies si divers, s’approcher, puis lon­gue­ment se com­prendre. Encore que pour Rilke la décou­verte de Valé­ry l’ait en somme, à par­tir d’environ 1920, ame­né à se pen­cher moins atten­ti­ve­ment sur l’œuvre gidienne. Faut-il le regret­ter ? Peut-être, si l’on songe com­bien les beaux poèmes par les­quels Rilke pen­sa tra­duire ceux de Valé­ry en réa­li­té les altèrent. Mais, forme à part, eût-il mieux ren­du l’exigeante pen­sée de Gide ? Ques­tion oiseuse : l’essentiel, c’est que cette cor­res­pon­dance apporte une inap­pré­ciable contri­bu­tion à l’histoire des rap­ports entre trois des plus grands d’entre les maîtres de la der­nière phase vivante de la vraie culture européenne.

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Nous nous réser­vons de pré­sen­ter plus lon­gue­ment dans l’avenir l’œuvre de l’écrivain alle­mand Ber­nard von Bren­ta­no, dont d’ailleurs le public fran­çais a pu lire avant la guerre un roman paru chez Gras­set, Theo­dor Chind­ler, tableau en par­tie auto­bio­gra­phique de la vie d’une famille de grands bour­geois catho­liques de l’Allemagne du Sud.

Bren­ta­no, qui a long­temps vécu en Suisse, où il se réfu­gia après l’avènement de Hit­ler, se consi­dé­ra d’abord, et fut consi­dé­ré comme émi­gré, sinon com­mu­niste, du moins com­mu­ni­sant. Par la suite, sa haute culture extrê­me­ment dif­fé­ren­ciée, le carac­tère aus­si presque capri­cieux de son tem­pé­ra­ment lui ren­dirent de plus en plus dif­fi­cile le contact avec le reste de l’émigration alle­mande, où il était de bon ton de confondre, stu­pi­de­ment, l’Allemagne et le nazisme. Il en résul­ta à la longue un froid crois­sant entre Bren­ta­no et la gauche alle­mande et, bien plus encore, cer­tains intel­lec­tuels hel­vé­tiques plus… roya­listes que le roi. La petite répu­blique fédé­rale fut même, peu de temps après la fin de la guerre, agi­tée par un pro­cès assez reten­tis­sant que Bren­ta­no, accu­sé de pro­na­zisme et d’antisémitisme, gagna haut la main. Nous nous rap­pe­lons quant à nous de quelle façon presque démons­tra­tive les bien-pen­sants de gauche nous bou­dèrent assez long­temps pour avoir témoi­gné en jus­tice en faveur de leur bête noire de ce temps-là.

Il était trop évident que l’accusation ne tenait pas debout ; trop évident aus­si que ceux qui l’avaient lan­cée n’avaient même pas l’excuse, comme ailleurs, d’avoir dû lut­ter contre un occupant.

Nous l’avons déjà dit ailleurs : ce que l’on n’a jamais par­don­né à Bren­ta­no, au fond, c’est d’avoir du talent.

Ce n’est peut-être pas la série de ses bons romans – outre Theo­dor Chind­ler, Le Pro­cès sans juges, Les Sen­ti­ments éter­nels, Fran­zis­ka Sche­ler, Les Sœurs Use­dom – qui le prouve avec le plus d’éclat,– encore que ces livres nous paraissent les seuls par les­quels revive en Alle­magne le haut exemple du seul vrai roman­cier de langue alle­mande, Fon­tane. (Les autres grands noms de pro­sa­teurs  : Hof­manns­thal, Her­mann Hesse, Tho­mas Mann, voire même Musil et assu­ré­ment Jün­ger, ne relèvent pas, mal­gré ce que d’ordinaire on pense, spé­cia­le­ment du troi­sième, à pro­pre­ment par­ler du roman.) À notre avis, Bren­ta­no, dont nous nous hono­rons qu’il nous ait dédié un déli­cieux récit en vers, Marthe et Marie, est avant tout, en même temps qu’un his­to­rien (on lui doit un beau livre sur Auguste Guillaume Schle­gel, un Gœthe et Marianne von Wille­mer et un volume sur la reine Sophie Char­lotte et Dan­ckel­mann), un émi­nent essayiste. Le volume Tage­buch mit Büchern (Jour­nal de lec­tures) a des chances d’être son chef‑d’œuvre. Et l’ouvrage dont nous avons mis le titre en tête de ces lignes, Du Land der Liebe (« Pays de mon amour » pour­rait-on tra­duire – enten­dez : l’Allemagne, mais la vraie ; l’appellation est emprun­tée à l’un des plus beaux poèmes d’Holderlin) en est la digne et non moins belle conti­nua­tion. Non qu’il s’agisse seule­ment de lec­tures. C’est dans l’essentiel le jour­nal de guerre de l’écrivain Bren­ta­no, en exil à Küs­nacht, près Zurich. Et donc il y parle et de ce qu’il lit et de l’horrible ago­nie de son pays. De char­mants visi­teurs venus d’Allemagne nous disaient récem­ment qu’ils n’avaient pu com­prendre cette jux­ta­po­si­tion, en par­ti­cu­lier que Bren­ta­no, par exemple, eût pu s’occuper de tel texte clas­sique pen­dant les jours mêmes de Sta­lin­grad. L’avouerons-nous, ce sont ces très char­mants inter­lo­cu­teurs qui nous ont paru, à nous, incom­pré­hen­sibles. Ils se croient, ils sont anti­na­zis ; mais le tota­li­ta­risme les a ampu­tés de la culture. À cet égard, une figure comme celle de Bren­ta­no devrait être infi­ni­ment utile à l’Allemagne : pour la rendre à elle-même. S’il se peut encore…

Pen­dant la guerre, Bren­ta­no, dont la mère était gra­ve­ment malade à Stutt­gart, put se rendre dans son pays (on le lui repro­cha beau­coup). Cela nous vaut un récit d’une visite, pour lui non sans péril, à Ber­lin chez un ami farou­che­ment anti­na­zi, qui n’avait plus qu’un désir : la des­truc­tion totale de leur nation. Les deux hommes, l’exilé patriote en pas­sa­gère rup­ture de ban et le pri­son­nier à vie de l’horreur, parlent à cœur ouvert. « Je ne devais, écrit Bren­ta­no de son hôte après l’avoir quit­té, jamais le revoir. Peu après, lorsque les bom­bar­de­ments de Ber­lin attei­gnirent au paroxysme, il se réfu­gia avec sa fille, jeune femme d’une ving­taine d’années à Dresde. Tous deux périrent dans la des­truc­tion de la ville. » Bren­ta­no n’ajoute rien : le tra­gique de cette fin com­blant, et au-delà, les vœux de la vic­time, parle assez par lui-même.

À quelques nuances près, sur les­quelles il ne vaut pas la peine de s’étendre ici, Du Land der Liebe est, pen­sons-nous, l’un des rares livres euro­péens actuels.

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Dans Les Temps modernes de mars, Stet­son et Kay Ken­ne­dy publient un long texte inti­tu­lé « Le Tra­vail for­cé aux États-Unis ». En réa­li­té, rien n’y révèle autre chose que la sur­ex­ploi­ta­tion dont sont vic­times, tout comme tant de Nord-Afri­cains tra­vaillant en France, les ouvriers étran­gers « wet » (illé­gaux) ou même munis de papiers. Pra­tiques évi­dem­ment indé­fen­dables ; mais les appe­ler du « tra­vail for­cé » dans la simple inten­tion « neu­tra­liste » de n’en pas lais­ser le qua­si-mono­pole à l’empire césa­ro-socia­liste, c’est de la mal­hon­nê­te­té intellectuelle.

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L’Auf­bau de Zurich (17 avril), organe des socia­listes reli­gieux de ten­dance anti­sta­li­nienne, donne sous la signa­ture d’Otto Hür­li­mann une note des plus per­ti­nentes dénon­çant la comé­die qui vient de se jouer à Washing­ton à pro­pos des Droits de l’homme. On conti­nue bien de les pro­cla­mer en prin­cipe, mais tout en refu­sant de rati­fier les articles de la Charte de l’ONU qui pour­raient avoir de fâcheuses consé­quences pour le racisme ou les règle­ments d’immigration. Au nom de la liber­té, bien entendu.

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L’inflation de copie déclen­chée par la mort de Sta­line nous aura valu bien des vati­ci­na­tions. Mais dans La Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne d’avril, Ros­mer fait paraître un texte du plus beau sérieux sur L’Ère des dic­ta­teurs : « Les suc­ces­seurs sau­ront-ils, pour­ront-ils être aus­si « paci­fistes » que Sta­line, c’est-à-dire… atti­ser tous les conflits… en fai­sant voler des colombes ? ». – Et, dans un bref article de Coopé­ra­tion (Bâle, 18 avril), Fran­çois Bon­dy se montre une fois de plus d’une péné­tra­tion éton­nante. « En évo­quant – écrit-il à pro­pos du « nou­veau cli­mat » –, par­mi ces pers­pec­tives heu­reuses, le sou­ve­nir de la NEP et la poli­tique de guerre de Sta­line, nous ferons bien de nous rap­pe­ler que ces époques de libé­ra­tion, de des­ser­re­ment de l’étreinte dic­ta­to­riale, ont été chaque fois sui­vies d’une revanche du Par­ti et de la police, et d’une nou­velle vague de terreur. »

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La der­nière décou­verte de Claude Bourdet :

« Tout de même, il faut remar­quer que l’influence sovié­tique dans l’Europe de l’Est ne s’exerce pas d’une manière visible et démon­trable. » (L’Observateur, 23 avril.)

« Tout de même », nous ne sommes pas, nous, tout à fait assez spé­cia­listes de l’observation pour sou­hai­ter de pou­voir obser­ver les réac­tions du brillant polé­miste de l’Observateur cruel­le­ment obli­gé un jour – on ne sait jamais – d’observer lui même sur place, et à vie, ce dont il parle de loin avec une aus­si désar­mante désinvolture.

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