Un page de Bakounine
L’homme n’est pas le seul animal intelligent sur la terre. Mais dans l’homme seul l’intelligence arrive à ce point de pouvoir être nommée la faculté de penser. Seul il est doué de cette faculté d’abstraction, fortifiée et développée sans doute dans l’espèce par l’exercice des siècles, et qui l’élevant successivement en lui-même au-dessus de tous les objets qui l’environnent, au-dessus de tout ce qu’on appelle le monde extérieur, et même au-dessus de lui-même comme individu, lui permet de concevoir, de créer l’idée de la totalité des Êtres, de l’Univers, de l’Infini et de l’Absolu — idée tout abstraite et vide de contenu si l’on veut; mais toute-puissante et cause de toutes les conquêtes postérieures de l’homme parce que seule elle l’arrache aux prétendues béatitudes et à la stupide innocence du paradis animal pour le jeter dans les triomphes et dans les tourments infinis d’un développement sans bornes…
Grâce à cette faculté d’abstraction, l’homme en s’élevant au-dessus de la pression immédiate que tous les objets extérieurs ne manquent jamais d’exercer sur chaque individu, peut les comparer, observer leurs rapports — voilà le commencement de l’analyse et de la science expérimentale. Grâce à cette même faculté il se dédouble, et se séparant de lui-même en lui-même, il s’élève au-dessus de ses mouvements propres, de ses instincts et de ses différents appétits, ce qui lui donne la possibilité de les comparer, comme il compare les objets et le monde extérieur, et de prendre parti pour les uns contre les autres selon l’idéal (social) qui s’est formé en lui. Voilà le réveil de la conscience et de ce que nous appelons la volonté.
À moins d’un suicide, partiel ou total, aucun homme ne parviendra jamais à se délivrer de ses appétits naturels, mais il pourra les régler et les modifier en s’efforçant de les conformer toujours davantage à ce que les différentes époques de son développement intellectuel et moral il appellera le juste et le beau.
(De «Fédéralisme, socialisme et antithéologisme»)