La Presse Anarchiste

La pensée d’Erich Fromm

I

(Cau­se­rie pro­non­cée à l’occasion du pas­sage d’Erich Fromm à Paris, le 5 juin 1963.)

Erich Fromm, pro­fes­seur de psy­cho­lo­gie et de psy­cha­na­lyse à l’Université de Mexi­co et à celle de New York, est l’auteur de nom­breux ouvrages uni­ver­sel­le­ment connus (Escape from Free­dom, Man for him­self, The Sane Socie­ty, etc…)1Les notes n’apparaissent pas dans ce numé­ro (L.P.A).. Si Erich Fromm est un savant — le fon­da­teur, avec K. Hor­ney et Sul­li­van, de l’École cultu­ra­liste amé­ri­caine de psy­cha­na­lyse — c’est sur­tout un grand humaniste.

Or, aujourd’hui, la riva­li­té des idéo­lo­gies poli­tiques et natio­nales entre l’Est et l’Ouest risque de pré­ci­pi­ter l’humanité dans une catas­trophe dont elle ne se relè­ve­rait pas ; la civi­li­sa­tion tech­ni­cienne et l’autoritarisme des États trans­forment len­te­ment l’homme en un auto­mate bien nour­ri, bien vêtu, mais dépour­vu d’âme. Tout ce qui donne un sens à la vie humaine : l’épanouissement indi­vi­duel de cha­cun dans la liber­té et dans un tra­vail créa­teur, les rela­tions ami­cales entre les hommes, la joie de tra­vailler en com­mun à l’édification d’un monde plus beau, plus juste, plus fra­ter­nel, tout cela parait gra­ve­ment mena­cé. Com­ment un homme aus­si lucide et aus­si géné­reux qu’Erich Fromm n’en serait-il pas bouleversé ?

C’est pour­quoi ses der­niers ouvrages : The Sane Socie­ty, May man pre­vail ? , Beyond the chains of illu­sion, tra­duisent une pro­fonde inquié­tude. Néan­moins, le temps passe, et Erich Fromm pense que l’homme pos­sède en lui suf­fi­sam­ment de res­sources pour trou­ver des remèdes aux menaces qui pèsent sur lui. Quels sont ces remèdes ? Com­ment par­ve­nir à une socié­té saine ? Quelles sont les chances actuelles de la paix ? Telles sont les ques­tions aux­quelles il tente de répondre.

Notre société est malsaine

Erich Fromm pense que la socié­té du 20e siècle est pro­fon­dé­ment mal­saine. Beau­coup, sub­ju­gués par les inven­tions tech­niques, machines, gad­gets, spout­niks…, et incons­cients du carac­tère patho­lo­gique pris par notre civi­li­sa­tion, sont fiers de leur époque. Cepen­dant, com­ment se glo­ri­fier d’une civi­li­sa­tion dans laquelle des blocs rivaux ont accu­mu­lé, sous forme de bombes ther­mo­nu­cléaires, des mil­liards de tonnes d’explosifs dont l’éclatement équi­vau­drait à cinq mil­lions « d’Hiroshima », une seule bombe étant capable de détruire d’un coup 8 mil­lions de vies humaines ? Peut-on appe­ler « saine » une socié­té dans laquelle cer­tains États doivent, par la créa­tion de nou­veaux besoins, pous­ser à la consom­ma­tion et encou­ra­ger le gas­pillage, alors que les deux tiers de l’humanité manquent du néces­saire ? Une socié­té qui uti­lise les inven­tions mer­veilleuses que sont la radio, la T.V., le ciné­ma, les disques pour dro­guer les esprits et les abê­tir, alors qu’elle pour­rait rapi­de­ment les éveiller ? Une socié­té dans laquelle le tra­vail bureau­cra­ti­sé, spé­cia­li­sé et par­cel­laire ne pro­cure plus aucune joie créa­trice, où l’individu se sent per­du dans les immenses villes, les usines gigan­tesques, les grands ensembles d’habitation ? Une socié­té, enfin, qui fait de ses jeunes des révol­tés, des scep­tiques, des apa­thiques ou des can­di­dats au sui­cide, et de ses adultes des névrosés ?

Or, la plu­part des psy­cho­logues et des socio­logues ne veulent pas admettre que toute une socié­té puisse être mal­saine. Un homme men­ta­le­ment sain, disent-ils, doit s’adapter à sa socié­té : s’adapter à la vie robo­ti­sée, au ser­vice mili­taire, à la guerre. Il doit pou­voir, sans troubles, faire comme « tout le monde », dans son tra­vail comme dans ses loi­sirs. Au lieu de recon­naître que notre culture n’est pas adap­tée aux besoins pro­fonds de l’individu, et de recher­cher les moyens d’adapter la socié­té à l’homme, on pré­fère recher­cher des moyens psy­cho-tech­niques pour adap­ter à tout prix l’individu à une culture mal­saine. Dans notre socié­té sont consi­dé­rés « nor­maux » les ambi­tieux, les agres­sifs, les confor­mistes, ceux qui vivent pour la réus­site, l’argent, tan­dis que l’on prend pour des rêveurs et des « inadap­tés » ceux qui refusent les fausses valeurs et pré­fèrent mener une vie simple en se consa­crant à un tra­vail créa­teur ou à une tâche sociale.

Puisque la socié­té devrait s’adapter aux besoins de l’individu, il faut connaitre quels sont ces besoins. Une socié­té saine doit donc d’abord être fon­dée sur la connais­sance de l’homme.

Les besoins fondamentaux de l’homme

Pour appro­cher de cette connais­sance, Erich Fromm étu­die « la situa­tion humaine » à la lumière de la bio­lo­gie et de la science de l’évolution.

L’homme, der­nier né de l’évolution ani­male, est un être dif­fé­rent des autres ani­maux. Certes, comme tous les ani­maux, il a des besoins bio­lo­giques qu’il doit satis­faire s’il veut res­ter en vie et vivre en bonne san­té. Mais il est à peu près dému­ni d’instincts. Avec l’apparition de l’homme, l’état d’équilibre et d’harmonie qui se fait spon­ta­né­ment entre l’animal et la nature au moyen de l’instinct est détruit. Par contre, avec l’homme émergent des qua­li­tés entiè­re­ment nou­velles qui com­pensent la fai­blesse de son patri­moine ins­tinc­tif : il peut se rap­pe­ler le pas­sé, envi­sa­ger, le futur, il est doué d’imagination. Grâce au lan­gage, il peut dési­gner les objets par des sym­boles. Il pos­sède une rai­son qui lui per­met de com­prendre le monde et de le trans­for­mer. Mais sur­tout il a conscience de lui-même comme enti­té sépa­rée du monde. Il est conscient de sa fai­blesse, des menaces qui pèsent sur lui, il sait qu’il mour­ra. Il se trouve face à face avec des dicho­to­mies exis­ten­tielles : il ne peut se débar­ras­ser de son corps et deve­nir pur esprit immor­tel, et il ne peut régres­ser, sous peine de graves troubles psy­chiques, au stade pré-humain de l’indivision avec la nature. La vie lui pose constam­ment de nou­veaux pro­blèmes pour les­quels il doit, seul, décou­vrir des solu­tions nou­velles. En quelque sorte, il doit, à chaque acte, « naître à lui-même », et affron­ter l’insécurité, la crainte, le doute, l’angoisse que sus­cite le sen­ti­ment d’être seul, séparé.

Mais, pas plus que l’animal, l’homme ne peut vivre cou­pé du milieu. Son grand pro­blème, c’est de trou­ver un nou­vel équi­libre, une forme d’union-au-monde dif­fé­rente de celle de l’animal, une uni­té spé­ci­fi­que­ment humaine qui sau­ve­garde, uti­lise ses poten­tia­li­tés indi­vi­duelles et son inté­gri­té d’être conscient et sépa­ré. C’est une erreur de pré­tendre que l’homme est fon­da­men­ta­le­ment aso­cial (comme l’ont fait, par­mi bien d’autres, Hobbes et Freud). Rem­pla­cer l’union-au-monde incons­ciente de l’animal par l’uinon-au-monde consciente de l’être humain est le pro­blème le plus dif­fi­cile que nous ayons à résoudre. Les pas­sions, les reli­gions — des plus pri­mi­tives aux plus évo­luées — les idéo­lo­gies, les cultures, les névroses même, repré­sentent des ten­ta­tives plus ou moins heu­reuses pour résoudre ce pro­blème ; et les guerres, les révo­lu­tions vio­lentes, les crimes, sui­cides, les angoisses prouvent assez que c’est le plus sou­vent dans la souf­france que l’homme cherche la voie de son accomplissement.

Et, cepen­dant, si les condi­tions cultu­relles étaient favo­rables, chaque indi­vi­du trou­ve­rait en lui-même suf­fi­sam­ment de res­sources pour vivre comme un être à la fois plei­ne­ment indi­vi­dua­li­sé et plei­ne­ment relié aux autres êtres et aux choses. Car :

1° L’homme peut, en effet, se relier au monde par la rai­son — facul­té qui lui per­met de voir les êtres et les choses objec­ti­ve­ment (comme le savant, dans son labo­ra­toire, face à la réa­li­té qu’il étudie);

2° Il peut se relier au monde par l’action, c’est-à-dire par un tra­vail créa­teur, comme le font les artistes, les arti­sans, les ouvriers qui aiment leur travail ;

3° Il peut se relier au monde par le sen­ti­ment, c’est-à-dire par l’amitié et l’amour — à condi­tion que cha­cun res­pecte la liber­té de l’autre et le consi­dère comme un égal. Pour Erich Fromm, aimer d’amour créa­tif sa femme, son mari, ses enfants, ses amis, c’est res­pec­ter leur indi­vi­dua­li­té et leur liber­té ; c’est ne pas dépendre d’eux, pas plus qu’ils ne dépendent de nous ; c’est, à tra­vers un être, aimer tous les êtres humains et dépas­ser ain­si les pré­ju­gés de classe, de race, de reli­gion, d’idéologie, de sexe pour acqué­rir le sens de la soli­da­ri­té et de l’universel.

On croit sou­vent, à tort, que les trois formes d’union sont uto­piques. Or, tout homme nor­mal les vit cepen­dant à cer­tains moments de son exis­tence. Ain­si, nous avons tous accom­pli avec plai­sir cer­tains tra­vaux intel­lec­tuels ou manuels, nous avons tous connu avec d’autres hommes des rap­ports d’amitié, dépouillés de vani­té, d’esprit de domi­na­tion, d’égoïsme. Mal­heu­reu­se­ment, ces moments dans les­quels nous nous sen­tons plei­ne­ment nous-mêmes, tout en étant unis au monde, sont rares, parce que les condi­tions socio-cultu­relles favo­risent rare­ment cette forme d’union créa­trice dans l’épanouissement indi­vi­duel. Le plus sou­vent, une mau­vaise édu­ca­tion, une orien­ta­tion défec­tueuse, tout le contexte social, empêchent l’individu d’être ain­si lui-même et de se relier pro­duc­ti­ve­ment au monde. C’est alors qu’il se sent seul et que, pour fuir un sen­ti­ment insup­por­table de soli­tude et son angoisse, il recherche une forme d’union sans pro­blème — celle que connaissent l’animal relié à la nature par l’instinct, le jeune enfant étroi­te­ment uni à sa mère, le pri­mi­tif relié à son clan et à ses idoles.

Cette forme d’union est natu­relle pour l’animal, le jeune enfant, le pri­mi­tif, non encore indi­vi­dua­li­sés. Mais, l’homme moderne, qui a atteint, au cours de l’histoire, un haut degré d’individualisation, ne peut retrou­ver cette forme d’union pré-humaine. Ce qu’il trouve, quand il veut fuir son moi sépa­ré, c’est une union arti­fi­cielle — sorte d’ersatz à l’union véri­table dans la liber­té. Alors, il recherche la sécu­ri­té inté­rieure en s’identifiant à un chef, en dépen­dant d’une per­sonne aimée, en ido­lâ­trant une divi­ni­té, en par­ti­ci­pant à des idées éri­gées en abso­lu : État, nation, idéo­lo­gie, classe, race, tech­nique, argent, confort, ou bien en se confor­mant au modèle social que lui offre sa culture (on fait comme « tout le monde » — soit en sui­vant « l’A­mé­ri­cain way of life » aux U.S.A., soit en vivant comme le Fran­çais moyen, soit en étant le com­mu­niste modèle en U.R.R.S.). Quant à ceux qui n’ont pas les mêmes croyances, les mêmes idoles, on les méprise. À l’extrême, on les hait et on cherche à les détruire. L’individu qui ne peut être créa­teur devient auto­ma­ti­que­ment des­truc­teur. Il tend à détruire les autres en même temps qu’il se détruit en tant qu’individu sépa­ré. Il endosse une per­son­na­li­té d’emprunt, il joue un rôle, il n’est ni simple, ni spon­ta­né, ni aimant.

Mathilde Niel

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    Les notes n’apparaissent pas dans ce numé­ro (L.P.A).

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