La Presse Anarchiste

L’envers des Vostoks

Le nou­veau vol inter­pla­né­taire des deux Vos­toks russes a, natu­rel­le­ment, ser­vi la pro­pa­gande du régime dit com­mu­niste. C’était sur­tout le but recher­ché. Les com­mu­nistes sont, à ce point de vue, d’habiles met­teurs en scène. Les gens ne savent pas ce qui se passe en U.R.S.S., tant du point de vue du niveau maté­riel d’existence que du point de vue de la liber­té, ou de l’abrutissement tota­li­taire des masses. Mais il y a le théâtre international…

L’homme russe est doué pour les sciences autant que celui de l’Occident. Ces dons ne sont pas le résul­tat de l’implantation du régime mar­xiste-léni­niste. On n’a pas glo­ri­fié le régime tsa­riste parce que Pav­lov, dont les chantres du sovié­tisme se gar­ga­risent, avait été reçu le prix Nobel dès 1904 ; ni à cause d’autres grands savants comme Man­de­leev. Quel que fût le régime qui eût exis­té, en Rus­sie, les cher­cheurs auraient conti­nué de tra­vailler, et de décou­vrir. D’autre part, les Vos­toks et autres fusées ne sont pas des décou­vertes spé­ci­fi­que­ment russes. C’est à l’humanité qu’il faut les attri­buer. Car c’est grâce aux décou­vertes aux­quelles ont pris part des savants anglais, alle­mands, fran­çais, nord-amé­ri­cains, hol­lan­dais, sué­dois, russes, etc., qu’il a été pos­sible, en les uti­li­sant toutes, d’arriver à ces der­niers résul­tats. Mais com­pre­nant que ces réa­li­sa­tions frap­pe­raient l’esprit public, et feraient auprès des gens qui ne voient que les fusées en vol et ne savent pas, par exemple, tout ce que les gou­ver­nants du Krem­lin doivent aux savants alle­mands emme­nés de force en U.R.S.S. au moment de l’invasion de l’Allemagne, Khrout­chev et ses amis ont concen­tré auto­ri­tai­re­ment tous les savants néces­saires, tous les ingé­nieurs néces­saires et tous les moyens néces­saires aus­si pour par­ve­nir à ces résul­tats. Ils le peuvent, car ils n’ont pas d’opposition poli­tique ni syn­di­cale ; et parce que le peuple russe ne peut pas savoir les sommes astro­no­miques que coûtent de telles entre­prises dont il fait les frais. Et tous ceux qui applau­dissent (qui pro­testent aus­si, pour la plu­part, contre la poli­tique ato­mique du géné­ral de Gaulle) trouvent très bien que l’on fasse cent fois ou mille fois pire en U.R.S.S. qu’en France. Nous avons déjà dit que pen­dant que l’on occupe le bon peuple mos­co­vite avec ce qui se passe dans le ciel, on lui fait oublier ce qui se passe sur la terre… russe. Et les fai­blesses du régime. Citons quelques faits concrets. On sait que depuis son acces­sion au pou­voir, Khrout­chev a bou­le­ver­sé de fond en comble la struc­ture admi­nis­tra­tive géné­rale du pays. Décen­tra­li­sa­tion, auto­no­mie des régions, des indus­tries, de l’agriculture. Il vient de reve­nir récem­ment à la recen­tra­li­sa­tion, car si les choses allaient mal aupa­ra­vant, elles n’allaient pas mieux des années plus tard. D’autres rema­nie­ments du haut per­son­nel ont lieu conti­nuel­le­ment. Sans plus de résul­tats. On arrête, on fusille, on déplace des fonc­tion­naires, des ministres, des pré­si­dents de soviets… Et tout conti­nue comme avant. En octobre de l’année der­nière, la F.A.O. consta­tait que, sur la base de chiffres offi­ciels russes, on récol­tait en Rus­sie 115 quin­taux de pommes de terre à l’hectare dans le sec­teur pri­vé et 66 dans les kol­khozes et les sov­khozes. Pour l’ensemble des légumes, les chiffres res­pec­tifs étaient de 143 et de 90 quin­taux. 47 % de la viande venait du sec­teur pri­vé ; le lait, 50 %; les œufs, 83 %. Ain­si donc le sec­teur hos­tile ou contraire au régime, mal­gré son exi­guï­té, montre sa supé­rio­ri­té. La Prav­da du Kaza­khs­tan, seconde région agri­cole de l’U.R.S.S., décla­rait le 6 mai der­nier que 31 % seule­ment des fau­cheuses étaient prêtes pour les pro­chaines mois­sons, et que, en 1962, le plan pour le sto­ckage des foins n’avait été réa­li­sé qu’à 68 %. Des dizaines de mil­lions de têtes de bétail ovin sont mortes faute d’organisation adé­quate. En novembre de l’année der­nière, dans la Sibé­rie cen­trale, et selon le jour­nal Soviets­kaya, l’usine de pro­duits chi­miques de Keme­ro­vo n’avait réa­li­sé son plan qu’à 59,6 %, et une usine de ciment à 58 %. Dans cette même région, au cours des pre­miers six mois de l’année der­nière, 47.000 ouvriers avaient fait grève pour pro­tes­ter contre leurs trop bas salaires et les mau­vaises condi­tions de tra­vail. Le Comi­té cen­tral du par­ti de cette région révé­lait que 3.500 wagons trans­por­tant des pommes de terre étaient blo­qués dans la région de Mos­cou. « On n’a jamais vu un tel embou­teillage », ajou­tait-il en nous infor­mant que les ména­gères étaient pri­vées de pommes de terre dans la dite région. D’autre part, tan­dis que — tou­jours en novembre 1962 — le salaire men­suel moyen était en U.R.S.S. de 385 F et en France de 500 à 600 F, le prix d’un kilo de sucre était de 6 F en U.R.S.S., contre 1,28 en France ; celui d’un kilo de tomates, res­pec­ti­ve­ment de 5,50 et 1,60 ; celui d’un kilo de carottes, de 5,50 et 0,70 ; celui d’un mètre de lai­nage, de 165 à 200 F, contre 20 à 60. Enfin, la Prav­da de Mos­cou (4 juin de l’année der­nière) signa­lait que l’on pré­voyait pour le 1er août la livrai­son de 281 mil­lions de livres sco­laires, et qu’il n’en avait été livré que 60 %. « Les nou­veaux manuels sco­laires de fran­çais et d’allemand n’ont pas même encore été livrés aux édi­teurs », ajou­tait le jour­nal. Signa­lons encore qu’au Congrès des ouvriers métal­lur­gistes, et d’après ce que rap­por­tait l’organe offi­ciel des syn­di­cats, Troud, le pré­sident des syn­di­cats, V. A. Pod­zer­ko décla­rait que les plus grandes entre­prises « souf­fraient d’un mal com­mun : arrêts injus­ti­fiés des hauts four­neaux qui conduisent à des pertes se chif­frant par des cen­taines de mil­liers de tonnes de métal ». Et le même per­son­nage ajou­tait : « Il reste beau­coup à faire pour modi­fier la tech­no­lo­gie de la pro­duc­tion. Ce n’est un secret pour per­sonne que des pra­tiques tech­no­lo­giques désuètes sont tou­jours en vigueur dans bon nombre de nos usines. »

On pour­rait ajou­ter bien d’autres exemples, qui montrent l’immense pagaille régnant dans la Répu­blique des Soviets. Il est cer­tai­ne­ment plus facile de faire construire des fusées inter­pla­né­taires dans un coin du pays. Cela nous rap­pelle un dic­ton popu­laire espa­gnol : « Chez nous, on ne mange pas, mais on s’amuse beaucoup. »

Il fau­drait savoir dans quelle mesure le peuple russe aus­si s’amuse. Et si nous nous amu­se­rions sous un tel régime où, par sur­croît, seul le par­ti domi­nant a droit à la parole, à l’action, tan­dis que l’ensemble de la nation n’a qu’à cour­ber la tête, ou applau­dir pour évi­ter d’être trai­tée de contre-révolutionnaire.

P.-S. — On est tou­jours sans nou­velles de la com­pagne de Pas­ter­nak, Ivins­kaya, et de sa fille Iri­na, sur les­quelles le régime s’est ven­gé du grand écri­vain. Elles peuvent mou­rir en pri­son : les Vos­toks le feront pas­ser inaperçu.


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