Les lecteurs du « Matin » (30 mars 82) et ensuite de « L’Alternative » (n°16 – 17, mai ― août 82) découvraient avec stupeur il y a quelques mois la lettre ouverte d’Alexandru Danciu adressée au journaliste Bernard Poulet. Le tabassage de ce dernier en Roumanie par les agents de la Securitate avait été attribué par les autorités de ce pays à… « des voleurs tziganes ». Danciu, tzigane lui-même, a tenu à exprimer son désaccord et à rappeler à l’opinion publique internationale la situation des tziganes en Roumanie aujourd’hui. Iztok a voulu aller plus loin et donner à travers l’entretien dont nous publions dans ce numéro la première partie, la parole à Alexandru Danciu. Ses propos constituent à notre avis une excellente introduction lucide et réaliste au problème tzigane tel qu’il se pose à l’Est depuis l’avènement du nouveau régime. Leur intérêt découle également de la position originale de Danciu. Tout en combattant le racisme anti-tzigane et pour les droits concrets de ses frères et de ses sœurs, il se méfie des solutions réformistes (quelques concessions institutionnelles octroyées par l’État national à une minorité) et s’oppose aux projets de type « sioniste ». Danciu est profondément fédéraliste et l’affirmation de la différence tzigane implique pour lui aussi le bouleversement des préjugés qui structurent et légitiment notre sédentarisme national étatisé. C’est dire combien sa démarche s’inscrit dans notre optique libertaire.
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Iztok : Quelle était la situation des Tziganes en Roumanie après la guerre lors de la mise en place du régime actuel ?
Alexandru Danciu : Un élément intéressant en ce sens : après la guerre les Tziganes étaient souvent forgerons, meuniers (ils s’occupaient de l’entretien mécanique et de la marche des moulins) donc ils se classaient parmi les rares prolétaires des villages et par conséquent ils étaient les premiers à soutenir, sur le plan local, la politique du PC. Certains Tziganes ont été nommés maires par le nouveau régime, tandis que de nombreux tziganes rentraient dans les organisations du parti. Ceci n’est pas resté inaperçu dans le folklore moderne :
« Cobori Doamne pe pamint / Sa vezi Stalin ce‑a facut / C‑a facut din cal magar / Si tiganul secretar ! » (Oh mon Dieu, descend sur terre / Voir ce que Staline a fait / Il a fait du cheval un âne / et du Tzigane un secrétaire) ou encore « A facut din oaie vaca / Si tiganca deputata ! » (Il a fait de la brebis une vache / et de la Tzigane une députée).
I.: Est-ce du folklore roumain ou tzigane ?
A.D.: Je ne pourrais pas le dire, mais il est chanté aussi bien par les Tziganes que par les Roumains. Ces chansons mettent en évidence un phénomène historique réel de manière humoristique. L’adhésion des Tziganes au nouveau régime doit être considérée avant tout dans le contexte de la stratégie du PC à cette époque, lorsqu’il s’adressait en priorité aux minorités nationales. Son idéologie internationaliste et le fait qu’il favorisait l’ascension des plus pauvres dans les nouvelles hiérarchies ont joué aussi un rôle important. Évidemment ce phénomène n’a pas duré longtemps, il prend fin vers 1955 lorsque l’on a procédé à la « nationalisation » du parti, lorsque des cadres roumains ont été formés et lorsque les mesures préconisées par le parti ont commencé à trouver un écho plus favorable dans certains milieux roumains. Auparavant, pendant la collectivisation, les paysans roumains qui, contrairement aux Tziganes, avaient des terres n’étaient pas toujours très chauds pour la politique du parti. De même, en Transylvanie, les autorités ont installé des familles tziganes dans les maisons de la population d’origine allemande (établie en Roumanie au XIIIème siècle) qui avait été déportée.
I.: Le racisme antitzigane, souvent implicite, qui sévit dans la campagne roumaine aujourd’hui ne serait-il pas dû en partie à l’ascension rapide (mais éphémère et réversible) des Tziganes pendant la période stalinienne et à leur rôle dans la collectivisation ?
A.D.: Ces réalités historiques ont sans doute renforcé des stéréotypes déjà existants. Le paysan roumain a toujours eu à l’égard du Tzigane un regard à la fois tolérant et méprisant. Cette attitude paternaliste persiste jusqu’à nos jours d’ailleurs. Après la guerre comme les communistes n’étaient pas tellement connus, on disait qu’ils étaient tous Tziganes et que tous les Tziganes étaient communistes. Ceci a renforcé les réactions contre eux. Un petit exemple : il y a eu pendant cette période, en Transylvanie, des mariages mixtes entre des Tziganes et des Allemands, ces derniers essayant par ce moyen d’échapper à la déportation. Tu vois un peu l’évènement ! Et bien ce genre de phénomènes, éphémères comme tu l’as très bien dit, ont donné des arguments de plus aux stéréotypes sur les Tziganes. J’ai rencontré de nombreux anciens activistes du parti, aujourd’hui simples membres, qui étaient très critiques à l’égard de leurs positions antérieures et particulièrement mécontents du rôle qu’on leur a fait jouer pendant la collectivisation (rappelons que les paysans se sont opposés farouchement à cette collectivisation). Les autorités se sont servies d’eux au départ pour les mettre de côté ensuite. Ce fut aussi le cas de certains roumains, de condition modeste, qui ont été éliminés lorsqu’on a exigé pour les cadres du parti un certain degré d’instruction, de propreté, de compétence, de « civilisation»…
I.: Est-ce que les Tziganes ont joué un rôle spécifique dans le mouvement communiste avant et pendant la guerre ?
A.D.: Non, je n’ai trouvé aucun élément en ce sens pour ce qui est de la Roumanie. En Yougoslavie les Tziganes ont joué un rôle important dans la lutte des partisans : ils y ont participé et surtout ils l’ont aidés, notamment grâce à leur nomadisme. Ceci a conduit après la guerre à une attitude favorable aux Tziganes. Certains d’entre eux faisaient partie de l’entourage de Tito et on a même soulevé le problème d’une région tzigane. Un phénomène similaire a eu lieu en Bulgarie où il existe depuis la guerre un journal destiné aux Tziganes de langue bulgare.
De toute façon, il faut en parlant des Tziganes tenir compte de leur histoire et surtout de leur position dans chaque société. En Roumanie, de par leur situation de semi-esclavage dans laquelle ils se trouvaient jusqu’au siècle dernier, les Tziganes sont devenus une composante de la communauté, un segment du village ou de la ville où ils se trouvaient. Un segment pauvre, misérable, mais un segment tout de même de cette société. Je pense que ceci est valable aussi pour la Yougoslavie, la Bulgarie ou la Hongrie. Beaucoup de Tziganes ont été sédentarisés en Europe de l’Est. À part les nomades qui constituent en quelque sorte le symbole des Tziganes, il y a dans ces pays une importante population tzigane plus invisible, produit d’un long processus de déculturation. Musulmans en Bulgarie, catholiques en Hongrie, orthodoxes en Roumanie, ces Tziganes étaient considérés comme bulgares, hongrois ou roumains, même s’ils constituaient toujours un groupe distinct. C’est le processus de déculturation/assimilation qui a permis la pénétration des Tziganes dans les structures de l’administration et du parti.
I.: Nous parlons des Tziganes dans les Pays de l’Est, après la guerre donc pendant la période stalinienne. Mais comment a été posé auparavant le problème tzigane en URSS ?
A.D.: Dans la mosaïque ethnique soviétique, les Tziganes constituent une minorité modeste : autour d’un demi million selon les statistiques officielles. Après 17, il y a eu un mouvement, ou plutôt un programme, également pour les Tziganes. Il visait en premier lieu leur sédentarisation, leur assimilation. Il s’agissait, selon les nouvelles autorités soviétiques, de ramener les Tziganes, à l’instar des autres peuples, à un mode de vie socialiste. On a expérimenté, avec plus ou moins de bonheur, des coopératives agricoles et artisanales, les activistes du parti ont tenté de rentrer dans les communautés. Dans les années 30, il a même été question de la création d’une région autonome tzigane dans le genre de celle des juifs. On a mis en place une organisation spécifique qui publiait « Novi Drim » (Chemin Nouveau) et qui se fixait comme objectif l’intégration et l’assimilation par la scolarisation, l’alphabétisation, la modernisation, on a fondé un théâtre « Rom » à Moscou, etc… C’est ce type d’ouverture à caractère assimilationiste et modernisateur qui sera pratiqué après la guerre dans l’ensemble des Pays de l’Est.
Néanmoins il faut attirer l’attention sur certaines différences, à caractère historique, entre la situation des tziganes en URSS et dans les Pays de l’Est. Le stéréotype sur les Tziganes en Russie était en grande partie « positif ». Ils sont arrivés en Russie souvent en tant que musiciens, ils formaient des chorales dans les cours des boyards… Malgré son caractère paternaliste et romantique, l’attitude à l’égard des Tziganes ― qui ressort aussi bien dans la littérature que dans la mentalité publique ― leur était favorable. Cette attitude était fondée sur l’idée d’une identité culturelle qui ultérieurement a pu être interprétée comme une identité ethnique et qui pouvait être développée dans une région autonome. Ce phénomène était moins présent dans les autres pays de l’Est, où les Tziganes apparaissaient avant tout comme une couche sociale pauvre jouissant d’un statut social inférieur. Aussi bien au niveau du stéréotype que de la réalité, les Tziganes constituaient moins qu’en Russie une population à caractères ethniques et culturels spécifiques. La politique des nouveaux régimes installés dans les Pays de l’Est après la guerre a été élaborée principalement dans la perspective de la liquidation de ce que l’on considérait comme un « vestige du passé », à savoir le statut social inférieur des tziganes. Les autorités ont facilité la mobilité sociale et l’intégration dans le mode de vie de la société majoritaire. Cette politique n’était pas pour autant délibérément assimilationiste (ce qui est le cas lorsqu’un groupe est perçu en termes ethniques et que l’on pose explicitement le problème de la dénationalisation et de la déethnicisation d’un groupe donné). Il n’en demeure pas moins que dans un pays comme la Roumanie le problème était posé seulement en termes de progrès social : les Tziganes n’ont pas eu le statut d’une minorité nationale comme les hongrois. Il est vrai que les tziganes ne réunissent pas les conditions requises par Staline pour constituer une nation : territoire, langue (écrite), etc… La politique tzigane à partir d’une perception éminemment sociale du problème prolonge celle du milieu du siècle dernier où, dans la mentalité progressiste, l’émancipation des tziganes consistait surtout dans l’octroi d’un statut de citoyen roumain. Après la seconde guerre mondiale, dans le contexte de la domination russe sur toute cette région, qui promouvait l’internationalisme prolétaire, l’accent était mis à l’Est plus sur l’État que sur la nation qui était interprétée plutôt en termes de citoyenneté qu’en termes d’appartenance ethnique. Au milieu des années 50 on assiste à un revirement spectaculaire de cette conception : l’ethnique reprend le dessus avec la « nationalisation » du communisme dans les pays de l’Est.
I.: Je voudrais que tu commentes une dernière remarque au sujet de la période stalinienne : malgré le progrès social les Tziganes restent, statistiquement, les plus pauvres et les plus défavorisés (pas tous, mais au moins la majorité)
A.D.: Ce que j’affirme, c’est que le processus de pénétration des Tziganes dans certaines couches sociales plus favorisées a été accéléré après guerre. Mais cette amplification de l’intégration sociale n’a pas annulé la reproduction des inégalités économiques antérieures. Les Tziganes sont ouvriers mais non qualifiés, paysans coopérateurs mais pauvres. Le recensement de 66 montre que les analphabètes et ceux qui ont un niveau scolaire très bas sont Tziganes. Dans les combinats chimiques, les Tziganes travaillent là où le degré de pollution et de danger est le plus élevé. L’accélération de l’intégration s’est accompagnée d’un renforcement de la stratification sociale de la communauté tzigane : certains ont réussi, la majorité non. On n’a jamais tenu compte des caractéristiques culturelles spécifiques aux Tziganes. Sous le parapluie « généreux » de l’égalité en droits, l’absence de programmes spécifiques adaptés au problème tzigane a conduit à la reproduction de des inégalités, à de nouveaux phénomènes de marginalisation. La conséquence la plus grave de cette situation est l’émergence chez les non-tziganes d’un préjugé qui renforce les stéréotypes négatifs : « ils ont eu tous les droits mais ils ne veulent pas les utiliser, ils ne veulent pas travailler, respecter la propreté… parce qu’ils sont comme ça les Tziganes ».
Interview réalisée début 82
(la suite sera publiée dans le prochain n°.)