La Presse Anarchiste

Entretien : Ante Ciliga

En 1938 parais­sait, à Paris, un livre de témoi­gnage et d’a­na­lyse sur l’URSS du pre­mier plan quin­quen­nal et le sys­tème créé par Lénine : Dix ans au pays du grand men­songe1Le livre publié en 1938 par les édi­tions Gal­li­mard ne repré­sen­tait que la pre­mière par­tie d’un pro­jet plus vaste. La deuxième par­tie inti­tu­lée Sibé­rie : terre de l’exil et de l’in­dus­tria­li­sa­tion n’a été publiée qu’en 1950 par Les Iles d’or. L’en­semble fut réédi­té en 1977 par les édi­tions Champ libre sous le titre : Dix ans au pays du men­songe décon­cer­tant.. Son auteur, Ante Cili­ga, un des fon­da­teurs du par­ti com­mu­niste you­go­slave, vit aujourd’­hui en Ita­lie où il fête­ra cette année son quatre-vingt-dixième anni­ver­saire. Il nous a sem­blé que le point de vue d’un révo­lu­tion­naire qui n’en est pas à sa pre­mière per­es­troï­ka com­plé­te­rait uti­le­ment le dos­sier gor­bat­chevt­chi­na. Nous lui avons deman­dé d’é­vo­quer la vie mou­ve­men­tée qui le condui­sit de son vil­lage d’Is­trie à l’i­so­la­teur de Ver­khne-Ouralsk et à la relé­ga­tion en Sibé­rie, récit agré­men­té de com­men­taires sur la situa­tion actuelle de l’U­nion sovié­tique. La deuxième par­tie de l’en­tre­tien, qui sera publiée dans le pro­chain numé­ro, por­te­ra plus spé­cia­le­ment sur la You­go­sla­vie et les Bal­kans, ain­si que sur son voyage à tra­vers l’Eu­rope pen­dant la Seconde Guerre mondiale.

 

Je suis né à l’ex­trême ouest de la You­go­sla­vie actuelle, à Sego­ti­ci, au voi­si­nage de la ville de Pula, en Istrie alors autri­chienne et deve­nue ita­lienne en 1920. Cepen­dant, à sept ans, j’ai dû quit­ter ma famille pour aller faire des études pri­maires à Mos­tar, en Bos­nie-Her­zé­go­vine et, après le lycée, je suis res­té là chez un oncle fonc­tion­naire. Ain­si, dans ma jeu­nesse, j’ai été en contact avec les pro­blèmes bal­ka­niques, car cette ville se com­po­sait pour moi­tié de musul­mans, pour un quart d’or­tho­doxes et pour un quart de catholiques.

J’ap­par­tiens à cette jeu­nesse qui s’est for­mée poli­ti­que­ment à l’é­poque de l’Au­triche-Hon­grie. Je suis deve­nu poli­ti­que­ment actif en 1912, au début de la pre­mière guerre bal­ka­nique. Lycéen, je par­ti­ci­pais déjà aux mani­fes­ta­tions contre le régime, contre, par exemple, l’an­nu­la­tion de la Consti­tu­tion en Croa­tie et la nomi­na­tion d’un com­mis­saire à la tête de la Croa­tie à la place du ban (gou­ver­neur) et du par­le­ment croate.

Après cette guerre, la vie poli­tique était deve­nue très active et il y avait un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, essen­tiel­le­ment com­po­sé de jeunes. J’ai par­ti­ci­pé à ce mou­ve­ment. Pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale, je suis allé en Mora­vie, par­tie cen­trale de la Tché­co­slo­va­quie actuelle, où j’ai fini mes études en langue tchèque. Là, je me suis trou­vé dans un pays moderne, éco­no­mi­que­ment déve­lop­pé, avec toutes les carac­té­ris­tiques et toutes les contra­dic­tions d’une socié­té capi­ta­liste évo­luée, tant dans l’in­dus­trie que dans l’a­gri­cul­ture. Et tous ces pro­blèmes nou­veaux se sont ajou­tés au pro­blème pure­ment natio­nal qui se posait dans le Sud où j’a­vais pas­sé mon enfance. Oppo­sant natio­na­liste à l’Au­triche-Hon­grie je suis deve­nu alors un socia­liste, un inter­na­tio­na­liste pour qui la réso­lu­tion des pro­blèmes natio­naux était néces­saire mais pas suffisante.

À la fin de la guerre, c’est-à-dire à la veille de sep­tembre 1918, quand je suis arri­vé à Zagreb, à la facul­té d’a­gri­cul­ture, je suis entré tout de suite au par­ti social-démo­crate. J’é­tais très actif, repré­sen­tant dans les diverses orga­ni­sa­tions et, quand j’ai appris la déman­tè­le­ment de l’Em­pire autri­chien, j’ai com­men­cé à me radi­ca­li­ser parce que les condi­tions de vie du pre­mier État you­go­slave ne me plai­saient pas. Je trou­vais ce capi­ta­lisme très bru­tal, l’ex­ploi­ta­tion des masses popu­laires y était aggra­vée par les injus­tices, l’in­com­pré­hen­sion natio­nale. Alors j’ai pen­sé qu’il fal­lait se battre, et j’ai évo­lué vers le com­mu­nisme. Je suis, en fait, un des fon­da­teurs du par­ti com­mu­niste en Croa­tie, et donc en Yougoslavie.

À cause des pour­suites, je me suis vite trou­vé dans l’é­mi­gra­tion et j’ai ain­si visi­té la Hon­grie de Béla Kun, l’I­ta­lie à l’é­poque de la grande grève, de l’oc­cu­pa­tion des usines, l’é­té 1920. J’ai même eu, en 1921, un conflit armé avec les fas­cistes ita­liens en Istrie. J’ai tra­vaillé par­mi les étu­diants de l’U­ni­ver­si­té you­go­slave, à Prague et à Vienne, et jus­te­ment, en tant que délé­gué des étu­diants com­mu­nistes, j’ai par­ti­ci­pé à la confé­rence du par­ti com­mu­niste you­go­slave l’é­té 1922 à Vienne. À l’is­sue de cette confé­rence je fus envoyé à Zagreb en tant que secré­taire du par­ti pour la Croa­tie et direc­teur de l’or­gane cen­tral Bor­ba, alors heb­do­ma­daire, qui parais­sait léga­le­ment à Zagreb. J’ai gar­dé cette fonc­tion pen­dant trois ans, jus­qu’en 1925 où j’ai été expul­sé de You­go­sla­vie par la police de Bel­grade. Cette pro­cé­dure était ren­due pos­sible par la citoyen­ne­té ita­lienne que je venais d’ob­te­nir ain­si que tous les Istriotes.

Aupa­ra­vant, il s’est pas­sé un évé­ne­ment impor­tant dans ma vie : en 1923, après une dure défaite aux élec­tions, un grand débat s’est ouvert dans le par­ti à pro­pos des rai­sons de la crise et de l’af­fai­blis­se­ment du par­ti you­go­slave. La ques­tion natio­nale a été alors posée dans la forme sui­vante : com­ment faut-il, confor­mé­ment à notre point de vue de com­mu­nistes, que l’É­tat soit orga­ni­sé. Jus­qu’a­lors le par­ti s’en tenait au prin­cipe cen­tra­liste pour évi­ter les sépa­ra­tismes, la décom­po­si­tion de la You­go­sla­vie… Mais cette exi­gence de cen­tra­lisme était l’exi­gence spé­ci­fique de la bour­geoi­sie serbe et du gou­ver­ne­ment de Bel­grade et cela a éloi­gné le par­ti des autres peuples non serbes. La thèse vic­to­rieuse fut celle selon laquelle il fal­lait main­te­nant pla­cer au centre de l’ac­tion poli­tique du par­ti la lutte contre l’hé­gé­mo­nisme serbe en You­go­sla­vie. La plu­part était favo­rable à une auto­no­mie limi­tée des pro­vinces et ne remet­tait pas en cause le cen­tra­lisme géné­ral et l’É­tat monar­chique. Par rap­port à cette ques­tion j’ai pris une posi­tion tout à fait par­ti­cu­lière, et défen­du la thèse selon laquelle le pro­blème des rela­tions natio­nales était à ce point fon­da­men­tal en You­go­sla­vie qu’il consti­tuait la ques­tion locale cen­trale et que cela néces­si­tait une solu­tion géné­rale, une trans­for­ma­tion de la You­go­sla­vie cen­tra­liste, monar­chiste et mili­ta­riste en une fédé­ra­tion répu­bli­caine de sept répu­bliques (les six répu­bliques actuelles plus la Voï­vo­dine, où les Serbes à l’é­poque ne repré­sen­taient que 35% de la popu­la­tion et que l’on ne pou­vait donc pas pré­tendre serbe. Bos­nie et Voï­vo­dine consti­tue­raient deux répu­bliques à popu­la­tion natio­nale mélan­gée. Les autres seraient des répu­bliques natio­nales homo­gènes : Slo­vé­nie, Croa­tie, Mon­té­né­gro, Ser­bie et Macédoine).

Le Komin­form est venu se mêler à ce com­bat en condam­nant la posi­tion cen­tra­liste mais en défen­dant l’i­dée que la You­go­sla­vie en réa­li­té n’é­tait pas viable et que trois uni­tés devaient en sor­tir : la Slo­vé­nie, la Croa­tie et la Macé­doine. Moi, ça ne me satis­fai­sait pas. En effet, qu’en était-il de la Bos­nie qui n’é­tait pas serbe en majo­ri­té, du Mon­té­né­gro qui était un cas par­ti­cu­lier et de la Voï­vo­dine ? Je me disais que ce n’é­tait pas la solu­tion du pro­blème. Mais je n’ar­ri­vais pas à m’ex­pli­quer com­ment Mos­cou pou­vait avoir une posi­tion erro­née et j’ai conclu qu’il fal­lait aller à Mos­cou voir quelles étaient ces vraies rai­sons pro­fon­dé­ment mar­xistes, pro­fon­dé­ment révo­lu­tion­naires, pro­fon­dé­ment dia­lec­tiques qui jus­ti­fiaient cette posi­tion qui moi me parais­sait fausse.

En 1926, je suis donc par­ti pour la Rus­sie, com­men­çant ain­si une expé­rience qui devait durer dix ans, la phase « russe » et « mon­diale » de ma vie pra­tique et poli­tique. Là, petit à petit, je suis deve­nu de plus en plus oppo­si­tion­nel. D’a­bord oppo­si­tion à Sta­line, puis enfin, après avoir été empri­son­né pour motifs poli­tiques, j’ai com­pris que Sta­line repré­sen­tait une dévia­tion mais, en même temps, dans un cer­tain sens, la conti­nua­tion du régime tel qu’il était sous Lénine.

En 1926, j’é­tais per­sua­dé, et ce depuis long­temps comme la plu­part des com­mu­nistes you­go­slaves l’é­taient en 1918, que la socié­té de capi­ta­lisme pri­vé en Europe occi­den­tale avait épui­sé son rôle posi­tif, pro­gres­siste, et qu’il condam­nait l’Eu­rope à la ruine et au déclin ; seul le com­mu­nisme pou­vait don­ner à l’Eu­rope la vie, l’é­lan véri­table, néces­saires pour conti­nuer à mener le monde, comme avant 1917. Mais je me suis ren­du compte que les Russes ne par­ta­geaient pas cette vision et regar­daient plu­tôt les pays euro­péens comme leur futures colo­nies et les par­tis com­mu­nistes comme leur cin­quième colonne.

À l’é­cole du par­ti à Mos­cou, qui comp­tait, au début de 1929, à peu près une cen­taine d’é­lèves, on a com­pris lors de la crise de 1928 – 1929 que Mos­cou menait une poli­tique ne cor­res­pon­dant en aucune manière aux inté­rêts du par­ti com­mu­niste you­go­slave et des peuples you­go­slaves. L’é­cole du par­ti où j’en­sei­gnais s’est alors rebel­lée contre la poli­tique du Komin­tern en Yougoslavie.

Nous sommes donc appa­rus comme oppo­si­tion et nous avons élar­gi nos cri­tiques à la situa­tion en Rus­sie et à la poli­tique au niveau mon­dial de l’URSS. Pour moi per­son­nel­le­ment, et quelques-uns de mes cama­rades (deux You­go­slaves et deux Russes liés avec nous), cela pro­vo­que­ra un an plus tard, en mai 1930, l’ar­res­ta­tion et l’en­voi au péni­ten­cier poli­tique cen­tral de Rus­sie. Là, pen­dant ces trois années, j’ai beau­coup étu­dié car il y régnait une grande liber­té interne ; on pou­vait libre­ment dis­cu­ter et étu­dier. Livres et jour­naux, tout était à notre dis­po­si­tion, seule­ment, nous étions enfer­més. J’en suis venu à la conclu­sion que le mal ne rési­dait pas seule­ment en Sta­line. Celui-ci menait, certes, la Rus­sie sur une voie qui n’é­tait ni inter­na­tio­na­liste ni révo­lu­tion­naire ni, en fin de compte, socia­liste et qui condui­sait, au contraire, à un capi­ta­lisme d’É­tat bureau­cra­tique. Cepen­dant, le sys­tème en place n’a­vait pas été créé par Sta­line. Il a seule­ment aigui­sé, ren­for­cé, le carac­tère réac­tion­naire du sys­tème créé par Lénine en 1920 – 21 dans la phase cri­tique de la vic­toire de la révo­lu­tion après la guerre civile, lorsque s’est posé le pro­blème de l’or­ga­ni­sa­tion interne de la Rus­sie. C’est alors que Lénine a intro­duit la poli­tique « réelle » seule­ment aggra­vée par Staline.

Le grand tour­nant dans la révo­lu­tion russe est inter­ve­nu en 1920 – 21 avec les déci­sions du par­ti unique sur la défense des liber­tés lors du Xe Congrès et, au moment de l’é­cra­se­ment de la révolte de Crons­tadt, der­nière ten­ta­tive de récla­mer un régime libre, plu­ra­liste, inté­grant une oppo­si­tion ouvrière.

Le pro­blème, pour moi, alors était de com­prendre com­ment la révo­lu­tion russe, socia­liste et inter­na­tio­na­liste, a pu débou­cher sur une poli­tique de capi­ta­lisme d’É­tat, sur un État avec une poli­tique natio­nale et impé­ria­liste. Com­ment cela a‑t-il été pos­sible ? Com­ment cela s’est-il fait dans la pra­tique ? Quelles en seront les consé­quences ? En pri­son, je vivais avec ces pro­blèmes. Ma peine pur­gée, je me suis bat­tu pour sor­tir, disant : « vous m’a­vez condam­né à trois ans, je les ai fait c’est ter­mi­né, je veux main­te­nant être libre. Je suis venu en Rus­sie en homme libre et je veux en sor­tir libre­ment. » Mais ils ne me recon­nais­saient pas ce droit, et j’ai été envoyé en relé­ga­tion en Sibé­rie pour deux ans.

Alors j’ai eu l’oc­ca­sion de voir la Rus­sie d’a­près le plan quin­quen­nal. J’a­vais com­pris, à la suite d’é­tudes appro­fon­dies entre 1926 et 1930, que le plan quin­quen­nal était une action impor­tante que Sta­line allait réus­sir. C’é­tait un grand pro­grès éco­no­mique, du point de vue de l’É­tat, pour ren­for­cer la Rus­sie comme nation et comme État, mais il se pla­çait sur un ter­rain et dans une orien­ta­tion socio-poli­tique réac­tion­naires avec une volon­té de contrôle au plan international.

J’ai conti­nué à me battre pour essayer de quit­ter la Rus­sie. En tant que citoyen ita­lien, j’ai vou­lu renou­ve­ler mon pas­se­port ita­lien. Mais l’am­bas­sade, croyant que ce n’é­tait pas en Ita­lie que je vou­lais me rendre, a ces­sé de s’in­té­res­ser à moi, et mon pas­se­port m’a été retiré.

En 1935, j’ai de nou­veau été condam­né à trois ans de relé­ga­tion en Sibé­rie. D’a­bord, je n’ai pas su quoi faire. Puis j’ai appris l’exis­tence d’un décret de Sta­line, obte­nu par Roo­se­velt afin de rece­voir l’a­val du Sénat amé­ri­cain pour le renou­vel­le­ment des rela­tions diplo­ma­tiques avec la Rus­sie. Un décret « démo­cra­tique » par lequel Sta­line limi­tait à l’ex­pul­sion les mesures répres­sives de la police poli­tique à l’en­contre des étran­gers. Seuls les tri­bu­naux régu­liers pou­vaient infli­ger des peines de pri­son. Or, là-bas, c’é­tait la police poli­tique qui infli­geait ces peines de pri­son, j’a­vais donc le droit de pro­tes­ter, au nom de la loi sovié­tique et en deman­dant son appli­ca­tion. Trois mois après j’é­tais expul­sé. Notons que, six mois plus tard, se tenait le pre­mier pro­cès de Mos­cou. Si je m’é­tais trou­vé encore en Rus­sie, j’au­rais été fusillé, de même que l’ont été mes amis res­tés là-bas.

J’ai fait part de cette expé­rience dans le livre Dix ans au pays du men­songe décon­cer­tant. Ce livre consti­tuait alors une nou­veau­té parce qu’au­pa­ra­vant, en Europe, les gens étaient divi­sés entre ceux qui disaient : « En Rus­sie, tout est beau » et ceux pour qui « tout est mauvais ».

Je disais moi que, chez Sta­line, dans l’œuvre de la Rus­sie, il y a du blanc et du noir. C’é­tait là une grande nou­veau­té. Mais je disais aus­si que le posi­tif ne l’é­tait que du point de vue local, natio­nal et éta­tique alors que du point de vue humain en géné­ral, social, poli­tique, inter­na­tio­nal, la ligne était réac­tion­naire. La Rus­sie était deve­nue un État, un peu comme la France de Napo­léon Ier, réac­tion­naire natio­na­le­ment, mais pro­gres­siste vis-à-vis de l’Eu­rope féo­dale. De même, jus­qu’à un cer­tain point cette Rus­sie, réac­tion­naire vis-à-vis de la Rus­sie elle-même et vis-à-vis des forces révo­lu­tion­naires et démo­cra­tiques en Occi­dent, était, néan­moins, pro­gres­siste vis-à-vis des pays sous-déve­lop­pés se bat­tant contre l’im­pé­ria­lisme occi­den­tal. Avec ses mots d’ordre de libé­ra­tion natio­nale et son sou­tien, par riva­li­té avec les pays capi­ta­listes occi­den­taux, elle encou­ra­geait les États colo­ni­sés à s’é­man­ci­per. Et on ne peut nier qu’elle ait eu là un rôle posi­tif, bien que limité.

D’où la sin­gu­la­ri­té de mon livre qui n’a été publié qu’en mai 1938, bien que je l’ai écrit en 1936 – 37. À ce moment, la Deuxième Guerre mon­diale était déjà à notre porte et les gens étaient moins inté­res­sés à connaître la Rus­sie et la révo­lu­tion russe qu’à savoir de quel côté s’en­ga­ge­rait la Rus­sie en cas de guerre et si elle serait faible ou puis­sante au point de vue mili­taire. Seuls s’in­té­res­saient à mon livre ceux qui cher­chaient à connaître l’es­sence de la révo­lu­tion russe.

Et aujourd’­hui, lorsque sont deve­nues claires les deux faces de la poli­tique russe, grâce sur­tout au Rap­port secret de Khroucht­chev, mon livre a connu un regain d’ac­tua­li­té. Mais aujourd’­hui se pose un nou­veau pro­blème. J’ai écrit ce livre avant l’ère nucléaire alors que le pro­blème natio­nal n’é­tait pas encore aus­si dépas­sé. Je consi­dé­rais, à cette époque, que cer­tains pro­blèmes pou­vaient être réso­lus dans le cadre des États natio­naux. Cepen­dant, l’ère nucléaire montre que nous sommes entrés dans la phase où ces pro­blèmes ne peuvent être réglés que de manière glo­bale, uni­ver­selle, car l’é­co­no­mie et la tech­nique ont tota­le­ment uni­fié le monde. Seule la poli­tique main­tient encore les divi­sions des siècles passés.

Quand je suis arri­vé en Rus­sie, en 1926, j’é­tais dans la ligne offi­cielle. Je pen­sais que l’é­cra­se­ment de la révolte de Crons­tadt était un inci­dent, un mal­en­ten­du entre révo­lu­tion­naires. Le sys­tème de la pro­prié­té natio­na­li­sée était main­te­nu, la pro­prié­té pri­vée n’a­vait été pas réta­blie. La révo­lu­tion conti­nuait donc ! La base fon­da­men­tale pour l’é­vo­lu­tion vers le socia­lisme était l’ex­pro­pria­tion du grand capi­tal et cette base était conser­vée. Mais, en Rus­sie, j’ai vu qu’il n’en était pas ain­si. Il peut y avoir en même temps pro­prié­té d’É­tat et exploi­ta­tion de la classe ouvrière comme dans le capi­ta­lisme pri­vé. Il peut y avoir, aus­si, une classe pri­vi­lé­giée qui retire un pro­fit de ce sys­tème, comme la bour­geoi­sie. Et, cette nou­velle classe, c’est la bureau­cra­tie, com­mu­niste ou non communiste.

À côté de la bureau­cra­tie com­mu­niste existe, en effet, une autre bureau­cra­tie, non com­mu­niste, éga­le­ment pri­vi­lé­giée, socia­le­ment, éco­no­mi­que­ment. La bureau­cra­tie poli­tique com­mu­niste a le mono­pole du pou­voir poli­tique mais, les ingé­nieurs, par exemple, ont le pou­voir social sur les ouvriers dans les usines. La direc­tion d’É­tat contrôle l’en­semble de l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail mais, en tant que repré­sen­tant de cet État à la base, l’in­gé­nieur détient une par­tie du pou­voir, comme dans le capi­ta­lisme pri­vé. La dif­fé­rence entre bureau­cra­tie com­mu­niste et non com­mu­niste est tou­jours actuelle. Sakha­rov repré­sente à sa façon cette par­tie non com­mu­niste de la bureau­cra­tie qui désire par­ti­ci­per au pou­voir poli­tique. Et il réclame quelques liber­tés pour les ouvriers, afin d’ob­te­nir leur appui.

Ce capi­ta­lisme d’É­tat est né parce que, dans un pays arrié­ré, la créa­tion d’une indus­trie moderne impli­quait la concen­tra­tion du pou­voir poli­tique dans les mains de l’É­tat. D’ailleurs Lénine, dans un article publié peu de temps avant la révo­lu­tion d’Oc­tobre, disait qu’en dix ou quinze ans, la Rus­sie devait rat­tra­per, rejoindre le niveau de l’é­vo­lu­tion éco­no­mique, tech­nique, cultu­relle de l’Oc­ci­dent ou deve­nir une semi-colo­nie. Le pro­gramme de Lénine, à la veille de la révo­lu­tion d’Oc­tobre, pré­voyait l’é­man­ci­pa­tion natio­nale russe. Après, on a pen­sé qu’il y aurait une révo­lu­tion en Europe, mais la révo­lu­tion n’est pas venue. Et la Rus­sie, avec la paix sépa­rée de 1918, a lais­sé le des­tin de l’Eu­rope entre les mains de l’An­gle­terre et de l’A­mé­rique. Avec la paix de Brest-Litovsk, elle s’est conten­tée de régler ses pro­blèmes nationaux.

Au fond, quand on consi­dère dans son ensemble ce qu’a réa­li­sé la révo­lu­tion russe, on doit dire que Sta­line a réus­si à conduire la Rus­sie de sa posi­tion de der­nière des grandes puis­sances à celle de deuxième super­puis­sance. C’est un pro­grès consi­dé­rable. Mais cela n’a d’im­por­tance que du point de vue de l’É­tat. Tout ce qui était à visée inter­na­tio­nale, sociale, poli­tique, n’a pas été réa­li­sé, ou l’a été négativement.

Sur le plan des droits de l’homme, c’é­tait l’op­pres­sion totale. Sur le plan inter­na­tio­nal, le Komin­tern consi­dé­rait et consi­dère les pays étran­gers comme des can­di­dats à la sou­mis­sion. C’est une nou­velle variante de l’im­pé­ria­lisme et du capi­ta­lisme. En Rus­sie, les masses ouvrières sont exploi­tées. On dit que les classes ont été détruites parce que la bour­geoi­sie a dis­pa­ru, mais les classes conti­nuent à exis­ter. Il n’y a pas eu sup­pres­sion, mais seule­ment modi­fi­ca­tion de la socié­té de classe.

La Rus­sie était un pays trop peu déve­lop­pé pour créer une socié­té socia­liste. Après Octobre, la classe ouvrière aurait pu faire ce qu’elle vou­lait, aucun pou­voir d’É­tat ne la contrô­lait. Elle a pris le contrôle des usines mais, une à une, et n’a pas eu la force d’or­ga­ni­ser, immé­dia­te­ment, une direc­tion com­mune à toute l’in­dus­trie et, moins encore, à l’en­semble de l’é­co­no­mie. La guerre civile l’a­vait affai­blie. Les ouvriers les plus forts devaient, s’ils n’é­taient pas membres de l’ap­pa­reil du par­ti, d’un soviet ou de la direc­tion de l’u­sine, aller au front ou deve­nir fonc­tion­naires d’É­tat. Bon nombre d’entre eux sont entrés dans le nou­vel appa­reil d’É­tat. C’é­tait per­du pour la classe ouvrière.

Aujourd’­hui, le régime sovié­tique est tou­jours sta­li­nien dans ses fon­de­ments car, s’il y a eu chan­ge­ments ils n’ont été que par­tiels. Sa poli­tique non seule­ment sur le plan inter­na­tio­nal, mais même sur le plan natio­nal, est res­tée la même. La poli­tique de Sta­line sur le plan natio­nal consis­tait à uti­li­ser la force, la vio­lence pour pous­ser en avant le pays tech­ni­que­ment, éco­no­mi­que­ment, cultu­rel­le­ment. Par exemple, à l’é­poque des plans quin­quen­naux, des efforts énormes ont été faits pour sco­la­ri­ser la jeu­nesse ouvrière et pay­sanne. Celle-ci avait la pos­si­bi­li­té de ren­trer dans des écoles pour se pré­pa­rer aux fonc­tions de l’É­tat. Car l’É­tat indus­triel moderne que vou­lait créer Sta­line néces­si­tait une grande masse de cadres : ingé­nieurs, méde­cins, tech­ni­ciens de toute sorte. Mais toute cette évo­lu­tion cultu­relle était basée sur la violence.

J’ai ren­con­tré, dans la grande pri­son d’Ir­koutsk un couple d’in­gé­nieurs condam­nés au tra­vail for­cé. Ils devaient par­ti­ci­per à la construc­tion de che­min fer de la Sibé­rie orien­tale. La femme me disait : « Mais, vous savez, on dit que les ingé­nieurs seront assu­rés de tout, bien trai­tés ». Ils y étaient envoyés pour le tra­vail for­cé mais c’é­tait comme une forme de mobi­li­sa­tion parce que les ingé­nieurs ne vou­laient pas, d’eux-mêmes, y aller.

Jus­qu’à un cer­tain point, Sta­line à obte­nu, avec la vio­lence, une cer­tain nombre de réa­li­sa­tions. Les gens se disaient : « Ce que l’on veut est juste et, même si l’on uti­lise des méthodes dures et injustes, cela sera fait pour nos fils, si ce n’est pour nous. » Mais, après un moment, ils se sont dit : « C’est assez. Nous vou­lons, aus­si, avoir une vie nor­male. » Et ils se sont mis à saboter.

Quand j’é­tais en Sibé­rie, les der­nières années, j’ai tra­vaillé d’a­bord dans une banque et ensuite dans un trust. Le sabo­tage était très cou­rant. La résis­tance pas­sive de la classe ouvrière russe est tou­jours énorme. Et la bureau­cra­tie a grand peine à vaincre cette résis­tance pas­sive. Mais la classe ouvrière consi­dère aujourd’­hui toute action poli­tique, et pas seule­ment la révo­lu­tion, comme impos­sible. Elle ne se sent pas assez forte pour résis­ter ouvertement.

Il y a eu, après la mort de Sta­line, un grand mou­ve­ment pour ten­ter d’in­tro­duire un régime de plus grande liber­té, mais il n’a pas réus­si à s’im­po­ser. C’é­tait comme la révo­lu­tion de 1905, elle a presque vain­cu mais elle n’a pas vain­cu. Et la Révo­lu­tion a vrai­ment eu lieu en 1917. La Rus­sie tsa­riste est tom­bée parce qu’elle avait une orga­ni­sa­tion interne qui n’é­tait pas capable de réa­li­ser les tâches qui s’im­po­saient à un gou­ver­ne­ment moderne, à la grande puis­sance qu’elle était for­mel­le­ment. Elle était vaincue.

Main­te­nant, le régime sovié­tique ne peut plus, dans sa poli­tique inté­rieure, user de cette pra­tique de vio­lence. Il cherche à faire des conces­sions, mais c’est insuf­fi­sant. Il faut chan­ger de méthode, de régime. On ne peut pas savoir quand tout cela abou­ti­ra à une ouver­ture qui chan­ge­ra la socié­té. Mais il existe une forte résis­tance pas­sive. C’est la dif­fé­rence, je crois, entre la situa­tion chi­noise et russe. En Chine il y a eu de grandes révoltes et par­fois celles-ci ont réus­si à détrô­ner la dynas­tie en place et intro­ni­ser une autre dynas­tie. Quand les révoltes com­men­çaient et pro­gres­saient, les masses mar­chaient avec une déci­sion extrême, incroyable, ne regar­dant pas aux pertes. Les vivants mar­chaient sur les morts. C’é­tait quelque chose d’im­pres­sion­nant cette déci­sion, cette inten­si­té, cette impla­ca­bi­li­té, ce cou­rage. Mais si arri­vait un moment où il appa­rais­sait que cette attaque des masses ne pou­vait vaincre la résis­tance du régime, celles-ci deve­naient pas­sives, comme vain­cues. Elles aban­don­naient la lutte. Elles se lais­saient faire, sans réac­tion, par l’ar­mée impé­riale vic­to­rieuse. C’é­tait une sou­mis­sion totale. Tan­dis qu’en Occi­dent nous sommes habi­tués à ce que l’on se batte tant qu’on en a la force même si l’on est déjà vaincus.

Pen­dant les plans quin­quen­naux sous Sta­line la résis­tance était ter­rible. Les pay­sans ne vou­laient pas se sou­mettre. Sta­line a pris des mesures extrêmes. Il a affa­mé les popu­la­tions des cam­pagnes. En Ukraine, dans le Cau­case du Nord et dans l’A­sie cen­trale il y a eu du can­ni­ba­lisme. J’ai pu le consta­ter. En pri­son j’en avais enten­du par­ler mais je n’y croyais pas. J’é­tais per­sua­dé qu’il s’a­gis­sait là d’exa­gé­ra­tions. Une fois libé­ré, j’ai com­pris que c’é­tait vrai. Mais il semble qu’en Chine les masses sont plus sou­mises. La domi­na­tion com­mu­niste chi­noise se passe sans cette grande crise de base comme celle qui s’est pro­duite en Rus­sie. Mais je ne suis pas sûr, je ne connais pas assez les pro­blèmes de la Chine.

En Rus­sie cette résis­tance pas­sive s’est trans­for­mée, à la mort de Sta­line, en résis­tance active. Mais le régime a réus­si à la contrer. Il y a eu des révoltes dans les camps de concen­tra­tion. Il y a eu ce mou­ve­ment des dis­si­dents. Mais le régime s’est maintenu.

Mal­gré cette vio­lence la Rus­sie est res­tée éco­no­mi­que­ment, tech­ni­que­ment arrié­rée. Et le capi­ta­lisme amé­ri­cain l’a dépas­sée. La Rus­sie est deve­nue, à nou­veau, un pays attar­dé. Et main­te­nant Gor­bat­chev tente de rat­tra­per ce retard. Il pense qu’il a besoin de quinze ans. Et je crois que pen­dant ces quinze ans il est déci­dé à faire tout son pos­sible pour évi­ter la guerre ato­mique. Mais les Amé­ri­cains hésitent. La poli­tique de Rea­gan conduit à une supré­ma­tie des USA. Tout le monde est d’ac­cord, à l’heure actuelle, sur le fait que les États-Unis sont supé­rieurs du point de vue des arme­ments ato­miques. Mais les Amé­ri­cains vou­draient aug­men­ter leur puis­sance pour que cette supré­ma­tie devienne plus déci­sive. La supé­rio­ri­té actuelle est insuf­fi­sante pour leur per­mettre une vic­toire facile et sûre dans un conflit avec l’URSS. Je crois qu’ils sont déci­dés, des deux côtés, à évi­ter une guerre ato­mique pour ce siècle. C’est dans ce cadre-là qu’ont lieu toutes les manœuvres entre Rea­gan et Gor­bat­chev. Les Russes parce qu’ils veulent rat­tra­per éco­no­mi­que­ment l’A­mé­rique et les Amé­ri­cains dans l’es­poir d’a­bou­tir à une supé­rio­ri­té plus déci­sive que celle qu’ils pos­sèdent aujourd’hui.

La révo­lu­tion russe est l’é­vé­ne­ment le plus impor­tant de ce siècle, plus impor­tant même que les deux guerres mon­diales. Ce sont aus­si des évé­ne­ments impor­tants mais d’une autre nature, ils ne consti­tuent pas une solu­tion directe. La révo­lu­tion russe a don­né de nou­veaux modes de vie, de nou­velles formes d’ac­tion poli­tique. Mais ce qu’elle a don­né est très limi­té. Comme la révo­lu­tion fran­çaise et la révo­lu­tion anglaise. Elles pré­ten­daient toutes à l’u­ni­ver­sa­li­té mais en réa­li­té leur uni­ver­sa­li­té s’est tou­jours arrê­tée à un point pré­cis et trans­for­mée en simple ambi­tion natio­nale. Jus­qu’à pré­sent, ça a tou­jours été ain­si, mais aujourd’­hui la situa­tion est objec­ti­ve­ment différente.

Ce qui est nou­veau, à mon avis, c’est cette uni­té éco­no­mique et tech­nique, atteinte dès avant l’ère nucléaire. La radio, l’a­via­tion… avaient déjà réunis le monde, mais le nucléaire, avec toutes ses pos­si­bi­li­tés, le fait encore davan­tage. Nous sommes entrés non seule­ment dans la phase de l’u­ni­té pla­né­taire, mais dans celle, disons, de l’ex­pan­sion cos­mique de l’hu­ma­ni­té. Aujourd’­hui l’homme a mis le pied sur la Lune. Il a des rap­ports avec d’autres pla­nètes… L’ac­tion de l’hu­ma­ni­té se situe hors de la Terre. C’est déjà une par­tie de pro­gramme, d’ac­tion et de vie, pour l’homme d’au­jourd’­hui. Ce sont des choses tout à fait nou­velles qui créent de nou­veaux pro­blèmes, de nou­velles pos­si­bi­li­tés et de nou­velles difficultés.

Pro­pos recueillis en fran­çais et en serbo-croate.

  • 1
    Le livre publié en 1938 par les édi­tions Gal­li­mard ne repré­sen­tait que la pre­mière par­tie d’un pro­jet plus vaste. La deuxième par­tie inti­tu­lée Sibé­rie : terre de l’exil et de l’in­dus­tria­li­sa­tion n’a été publiée qu’en 1950 par Les Iles d’or. L’en­semble fut réédi­té en 1977 par les édi­tions Champ libre sous le titre : Dix ans au pays du men­songe décon­cer­tant.

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