À force de lire entre les lignes, on finit par ne plus lire les lignes : c’ est un peu ce qui se passe avec les spéculations occidentales sur le caractère révolutionnaire des propos, faits et gestes de Gorbatchev. Tout le monde semble y trouver son compte. Le public des médias, lassé par le spectacle de la gérontocratie moscovite et l’héroïsme dissident, forcément répétitif Les hommes de droite qui, en vrais responsables, étaient quelque peu intrigués par l’immobilisme des maîtres du Kremlin, et peuvent maintenant vanter le bon choix, démocrate et libéral, du numéro un soviétique. Et, bien entendu, la gauche non communiste qui, de plus en plus agacée par l’accumulation des impairs du socialisme russo-soviétique, découvre avec soulagement que ce système réussit à se réformer par lui-même. D’une hostilité quasi unanime, on passe ainsi en France à une sorte de décrispation bienveillante à l’égard de l’URSS, sans trop se, poser de questions, au passage, sur ce que « révolutionnaire », « démocratie », « libéralisme », « socialisme » ou « réforme » veulent bien dire, en URSS et ailleurs, y compris en France.
En guise d’introduction aux matériaux qu’elle publie sur les changements en cours en Union soviétique, la revue Iztok s’est proposé un exercice bien prosaïque mais peut-être salutaire dans le contexte actuel. Donner à lire quelques-uns des propos de Gorbatchev soi-même, disponibles d’ailleurs en français grâce aux éditions Flammarion et à l’agence de presse soviétique Novosti.
Notre intention n’étant pas de composer un quelconque sottisier, nous avons choisi plusieurs extraits significatifs de l’auteur de la Perestroïka sur deux thèmes qui ne semblent pas retenir l’attention de ses exégètes : le monde du travail et la conception des rapports entre l’URSS et les pays de l’Est. Pour ceux qui veulent en savoir un peu plus sur les mots clefs de Gorbatchev, nous publions, à la fin, plusieurs courtes citations éloquentes.
Le « noble but » et les « initiatives désordonnées »
« Faire que les individus se sentent impliqués dans tous les processus est l’aspect le plus important de ce que nous faisons. La perestroïka doit jouer un rôle de “melting-pot” pour la société et, par-dessus tout, pour les individus eux-mêmes. Nous nous retrouverons alors avec une société rénovée. Telle est la lourde tache à laquelle nous nous sommes attelés, tâche qui est loin d’être facile. Mais le but est digne de l’effort.
» On peut interpréter et évaluer de plusieurs manières tout ce que nous faisons. Je voudrais rappeler une vieille histoire. Un voyageur s’approche d’un groupe de gens en train de bâtir un édifice et demande : “Que faites-vous là?” L’un d’eux répond avec irritation : “Eh bien, tu vois ! Du matin au soir, il nous faut transporter ces maudites pierres…” Un autre se relève, redresse fièrement les épaules et dit : “Eh bien, tu vois ! Nous élevons un temple!”
» C’est pourquoi, si l’on a présent à l’esprit ce noble but— un temple éclatant en haut d’une verte colline — toutes les pierres les plus lourdes paraîtront légères et le travail le plus pénible un plaisir.
» Pour mieux accomplir quelque chose, il faut en mettre un coup. Cette expression me plaît bien : en mettre un coup. » (Perestroïka : vues neuves sur notre pays et le monde, Flammarion, Paris, 1987, pp. 35 – 36)
« Et, si se manifestent un mécontentement ou des protestations légitimes, nous commencerons par nous efforcer, avant tout, de découvrir quelles en sont les raisons. Le zèle administratif n’est d’aucun secours, en de tels cas. Les organes de l’autorité et les organisations publiques et économiques doivent apprendre à travailler de manière à ne donner aucun prétexte à de telles manifestations, et à résoudre sans délai les questions qui auraient pu engendrer de telles réactions. Si les autorités ne règlent pas les problèmes spécifiques, les gens essaieront de les résoudre par eux-mêmes. Ce n’est que quand le peuple ne cesse de s’adresser aux plus hautes instances sans jamais avoir de réaction positive que la base commence à prendre des initiatives désordonnées. » (lbid, pp. 75 – 76)
« De fait, nous avons été confronté au problème des relations entre intérêts immédiats et intérêts à long terme lorsque nous avons commencé de mettre en place le Contrôle d’État pour la qualité. Pour améliorer la qualité des produits, nous avons créé un corps indépendant chargé de vérifier qu’ils correspondent aux normes définies. Dans un premier temps, les revenus de beaucoup de travailleurs baissèrent, mais la société avait besoin de produits de meilleure qualité, et ils comprirent les nouvelles mesures. Il n’y eut pas de protestations de leur part. Au contraire, on les entend dire maintenant : “Il est anormal de recevoir ce que l’on n’a pas mérité.” En même temps, ils attendent des dirigeants, des ingénieurs et du personnel technique qu’ils adoptent la même attitude. C’est ainsi que ce service de Contrôle de la qualité a permis de révéler l’attitude des gens vis-à-vis du travail, comme les ressources humaines qui pourraient être utiles à la perestroïka. Le contrôle d’État pour la qualité en est devenu la pierre de touche. Il se confirme que la classe ouvrière soviétique dans son ensemble soutient la restructuration et est prête à la promouvoir, et qu’elle remplit dans la pratique son rôle de classe d’avant-garde de la société socialiste.
» Comme la révolution, la perestroïka est quelque chose avec quoi l’on ne peut jouer. » (Ibid, p. 70)
« Les assurances sociales, la gestion des sanatoriums et des centres de loisirs, le tourisme, l’entraînement physique et sportif, le repos et les vacances des enfants sont toutes choses sous la responsabilité des syndicats. Ils détiennent par conséquent un pouvoir qui n’est pas négligeable. Mais, hélas ! au cours de ces dernières années, on note un ralentissement de leur activité. Sur certaines questions, ils ont abandonné leurs prérogatives aux mains des gestionnaires de l’économie, et n’ont pas fait tout l’usage possible de certains droits qui sont pourtant les leurs.
» C’est ainsi que nous avons constaté, une fois la restructuration en route, que l’on ne pouvait s’estimer satisfait du travail des syndicats. Lors de mon voyage dans la région de Kouban, j’ai reproché aux dirigeants syndicaux de se faire les valets des directeurs et d’aller parfois jusqu’à danser sur leur musique. Je leur ai demandé s’il n’était pas grand temps qu’ils prennent une position de principe et choisissent carrément le parti des travailleurs. » (Ibid. pp. 158 – 159)
lakovlev, un « radical » au secours de Gorbatchev
Afin d’éviter le culte, même involontaire, de la personnalité de Gorbatchev, il nous a semblé intéressant de donner le point de vue sur la question du numéro trois du régime, lakovlev, unanimement considéré comme plus radical encore que le numéro un.
« On trouve chez Marx cette idée : “Il est évident que la société ne trouvera pas son équilibre, tant qu’elle ne tournera pas autour de son soleil, le travail.” Le travail est la seule divinité adorée par nos maîtres. C’est un sacrilège que d’humilier, d’offenser le travail. La vie punit pour cela, punit cruellement.
» Le socialisme en développement ne supprime pas la division du travail en abstrait et concret. Mais le postulat suivant s’est trouvé implanté dans la conscience sociale et dans la pratique : l’absence de propriété privée et même simplement le plan d’État prédéterminent que tout travail (utile — nuisible ; impeccable — bâclé) est directement social, indispensable.
» Ce dogme est objectivement un des catalyseurs de la dépense. La rémunération nivelée de n’importe quel travail engendre à profusion les données exagérées, le bluff, la fraude ; le revenu national est redistribué anarchiquement et d’une façon criminellement organisée ; la valeur morale et l’éthique du travail sont dénaturées, sa culture se dégrade. La rémunération selon le travail est déformée, ce qui mine la motivation professionnelle et sociale. (…)
» La gestion dispendieuse de l’économie, qui engendre l’irresponsabilité, mine aussi le contenu moral du travail, ce qui se répercute sur l’attitude qu’adopte envers lui une partie de la classe ouvrière, de la paysannerie, de l’intelligentsia et surtout de la jeunesse. Nous ne savons pas encore utiliser les moyens de pression que sont le blâme ou l’argent. Le problème de la culture et de la motivation du travail acquiert un sens nouveau, étant donné que dans les conditions de l’autofinancement, du rendement et de l’autogestion les critères des relations de travail changent. » (A. Iakovlev, Le Socialisme contemporain doit avant tout se connaître lui-même, éd. Agence de presse Novosti, 1987, pp. 18 – 19.)
Retour à Gorbatchev
« La glasnost, la critique et l’autocritique ne sont pas simplement une campagne de plus. Elles doivent devenir ce que nous avons voulu qu’elles soient, la norme dans le mode de vie soviétique. » (M. Gorbatchev, op. cit., p. 109.)
« Les citoyens soviétiques ont la conviction que le résultat de la perestroïka et de la démocratisation sera de rendre ce pays plus riche et plus fort. La vie y sera meilleure. Il y a et il y aura des difficultés, parfois considérables, sur la route de la perestroïka, et nous ne le cachons pas. Mais nous les surmonterons : de cela je suis sûr. » (Ibid, p. 77.)
« Notre société s’est développée d’une telle manière, historiquement, que tout ce qui se passe dans le Parti a un retentissement dans la vie du pays.
» Nous n’avons pas d’opposition officielle. Cela donne encore plus de responsabilité au PCUS en tant que Parti au pouvoir. C’est pour cette raison que nous y considérons comme des priorités essentielles le développement accentué de la démocratie interne, le renforcement des principes de direction collective dans le travail, ainsi qu’une plus grande transparence. » (Ibid, p. 172.)
Le grand frère, nouvelle version
« Je ne veux pas simplifier les choses car les nations d’Europe orientale ont, elles aussi, reçu un héritage difficile. Prenons, par exemple, les relations entre la Russie et la Pologne. Des siècles durant, elles ont été compliquées par la lutte entre les classes dirigeantes des deux pays. Rois et tsars poussaient, qui les Polonais à combattre les Russes, qui les Russes à combattre les Polonais. Toutes ces guerres, cette violence et ces invasions ont empoisonné l’âme des deux peuples et suscité une animosité réciproque. » (Ibid, p. 278.)
« Le peuple russe, tout au long de son histoire, a apporté la preuve éclatante de son internationalisme, de son respect et de sa bonne volonté vis-à-vis des autres peuples. » (Ibid, p. 169.)
« Le socialisme a traversé des phases de développement compliquées. Dans les premières décennies d’après-guerre, l’Union soviétique avait seule l’expérience d’édification d’une société nouvelle. Elle devait donc être responsable de tout ce qui arrivait, en bien ou en mal. Le caractère de ses relations économiques avec les autres pays socialistes se conformait à cette même ligne : ces relations se développaient en reposant essentiellement sur la fourniture par l’Union soviétique de matières premières et de combustible, et sur l’aide qu’elle apportait à la création des industries de base. Dans le domaine de l’édification de l’État, également, les États socialistes frères s’appuyaient largement sur l’exemple soviétique. Dans une certaine mesure, c’était inévitable. Les assertions concernant le caractère imposé du “modèle soviétique” déforment cette nécessité objective de l’époque. L’expérience et l’aide du premier État socialiste ont dans l’ensemble favorisé les efforts des autres pays pour bâtir une nouvelle société.
» Mais ce ne fut pas sans pertes, passablement sérieuses au demeurant. Tirant parti de l’expérience soviétique, certains pays en vinrent à oublier leurs propres spécificités. » (Ibid, pp. 232 – 233.)