La Presse Anarchiste

Haute école

   

Bioes­thé­tique = esthé­tique de la vie. 

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    Bioes­thé­tique : doc­trine essen­tiel­le­ment indi­vi­dua­liste et pro­fon­dé­ment révolutionnaire. 

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    Une des actions qu’il est dési­rable de voir l’art exer­cer sur l’homme consiste en l’a­pai­se­ment, l’as­sour­dis­se­ment de ses ten­dances frustes et ins­tinc­tives et leur sou­mis­sion à l’in­tel­li­gence et à la sen­si­bi­li­té. L’art est là dans son rôle civilisateur. 

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    Avec amour, écrire un conte, un poème, éla­bo­rer un roman, bros­ser une toile ; enfin, artiste, rendre concrets un rêve, une idée, ou repré­sen­ter avec ori­gi­na­li­té une réa­li­té exté­rieure, faire cela de telle manière que selon soi la per­fec­tion s’y mani­feste, c’est la suprême joie, qui n’a pro­ba­ble­ment d’é­gale que celle qu’on éprouve à l’exer­cice sexuel accom­pli non pour lui-même mais dans le grand amour res­sen­ti par un coeur vaste. 
    Car dans l’oeuvre d’art aus­si il y a de l’amour. 
    Mais rien ne dépasse l’é­mo­tion d’art du créa­teur de beauté. 
    Aus­si, vivre en artiste devrait-il être l’as­pi­ra­tion de tout être humain : une fois expé­diées les besognes de l’exis­tence élé­men­taire, pas­ser le reste du temps dans le culte du beau. 

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    Lorsque tu fais une oeuvre et que tu pèses tel ou tel concept avant de l’y inclure, ne te demande pas s’il est admis, ou s’il plai­ra aux autres, mais s’il le plaît à toi-même. Cela seul a une importance. 

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    Voir clair au sein d’un monde d’a­veugles, c’est quelque chose de bien, mais cela n’a de valeur, au point de vue de la bioes­thé­tique, qu’a­vant qu’on ne se sert pas de cette clair­voyance pour abu­ser de la céci­té des autres. 

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    Com­bien en ai-je connus, de ces frus­trés de la vie de l’es­prit chez qui l’on sent une pen­sée ori­gi­nale res­tée à l’é­tat embryon­naire, vic­times directes d’une socié­té de pri­vi­lège, d’une classe mono­po­li­sa­trice, n’ayant pus reçu au départ de l’exis­tence l’en­sei­gne­ment qui eût été le ter­rain sur lequel auraient fleu­ri leurs idées, et dont, pis encore, le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel fut entra­vé par la misère qu’ils durent ensuite subir ! 

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― Encore un conte que j’é­cris et qui est impu­bliable. Je suis condam­né à l’inédit ! 
― Parce que tu com­mets le crime de dire la vérité ! 

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    Comme une de ces fleurs : rose, lys, oeillet, qui pos­sèdent toutes les qua­li­tés l’é­clat de la cou­leur, la sua­vi­té du par­fum, la grâce du port, n’a­voir, sans même y son­ger, gran­di et ne s’être épa­noui que pour réa­li­ser une beau­té totale, et être fina­le­ment aban­don­né de la socié­té qui ne prise que l’u­tile, à l’ex­clu­sion du beau et du vrai, aban­don­né de tous, tel que, dit-on dans la légende chré­tienne, Jésus le fut de son « Père » : quelle tristesse ! 
    Et c’est cepen­dant là la pers­pec­tive qui s’ouvre devant toi, ô Cal­liste, homme de beauté. 
    Qu’on ne s’é­tonne donc pas de la lai­deur que mani­festent tant d’in­di­vi­dus en par­ti­cu­lier et le monde humain dans son ensemble. 

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    Le pen­seur qui veut don­ner essor à son génie ne doit pas recu­ler devant la néces­si­té de s’in­sur­ger contre les croyances et les pré­ju­gés de son milieu. Comme le dit M. Jean Ros­tand du cher­cheur scien­ti­fique, à pro­pos de Claude Ber­nard, « il ne crain­dra pas de pen­ser à l’en­contre de ce qu’on tient com­mu­né­ment pour vrai ; la seule condi­tion qui lui soit impo­sée, c’est que son idée soit de nature à subir le contrôle de l’ex­pé­rience »[[Hommes de Véri­té (Paris, 1942), p.86.]]. Cette atti­tude har­die nous conduit à une autre qua­li­té que la bioes­thé­tique requiert du pen­seur-cher­cheur et qui d’ailleurs se confond avec la har­diesse : la sincérité. 

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    Vil est l’in­di­vi­du qui, légis­la­teur, juge, jour­na­liste, prêtre, pro­fes­seur, artiste ou autre déten­teur de puis­sance, fabrique des lois on les applique, ou pré­co­nise l’a­dop­tion de mesures géné­rales quel­conques, ou enseigne un dogme, ou une morale, afin d’a­me­ner d’autres indi­vi­dus, par vio­lence ou par ruse, à faire ce dont lui-même, cet impos­teur, cet hypo­crite, se dis­pense et qu’il affirme cepen­dant néces­saire dans l’in­té­rêt supé­rieur d’une enti­té : socié­té, patrie ou autre, dont il se pro­clame le représentant. 
    Là est le cri­té­rium d’un cer­tain genre de bassesse. 

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    Le moi est haïs­sable, dit-on. 
    Je n’i­gnore pas que ce juge­ment concerne sur­tout l’u­sage exces­sif d’un pro­nom per­son­nel, mais il s’ap­plique éga­le­ment au fait de se mettre en vedette dans ses écrits, d’af­fir­mer ses opi­nions avec assu­rance, voire avec emphase. Et là une dis­tinc­tion s’im­pose. Il faut savoir de quelle sorte de moi il s’agit. 
    Celui qui m’in­té­resse à ce point de vue, c’est le moi de l’ar­tiste de lettres qui s’af­firme envers et contre tous lorsque sa per­son­na­li­té est niée et son ouvre com­bat­tue. Loin de le haïr, je l’aime. Cette affir­ma­tion du moi dans la révolte est on ne peut plus légi­time. Et même dans les cir­cons­tances ordi­naires, elle l’est encore : l’ar­tiste a le droit de s’é­pa­nouir — pour­vu que ce fai­sant il n’é­crase pas, au moyen de ses écrits ou par ses pro­pos, la per­son­na­li­té d’au­trui ; autre­ment, le prin­cipe au nom duquel il oeuvre serait vio­lé par lui, par celui-là même qui s’en, réclame. Tout indi­vi­dua­lisme ins­pi­ré par la rai­son doit être néces­sai­re­ment réciprocitaire. 
    Ce n’est pas le moi de l’ar­tiste en légi­time révolte ou en pai­sible et juste épa­nouis­se­ment qui est haïs­sable, mais bien celui de l’ar­tiste qui s’a­vère domi­na­teur. Ce disant, je pense à ce pitre talen­tueux que fut le signor d’An­nun­zio, — pitre, car un moi de ce genre est non seule­ment haïs­sable mais aus­si ridicule. 
    Je l’ai déjà dégon­flé, ce petit bonhomme[[Dans Des cris sous la Meule, sui­vi de Fleurs de Guerre (D’An­nun­zio et l’art de cui­si­ner les poires), (Paris, 1927), pp ; 117 – 124.]], tout domi­na­teur étant mon enne­mi per­son­nel. Sans doute, il a lais­sé de belles images : il était poète. Mais à un sale type qui fait de belles images, je pré­fère un, chic type qui se contente de beaux actes. 

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    Petit bon­homme, dis-je sciem­ment de d’An­nun­zio, car il était tel aus­si bien au sent moral qu’au sens physique. 
    N’est-il pas signi­fi­ca­tif qu’on n’ait jamais vu employer pour le qua­li­fier cette expres­sion dans laquelle il entre autant d’a­mour que d’ad­mi­ra­tion : « ce grand bon­homme », comme on le fait pour cer­tains, — pour un Flau­bert, pour un Dau­mier, par exemple, ces héros de la bioesthétique ? 
    Qu’im­porte que Mau­pas­sant ait été de courte sta­ture : c’é­tait tout de même et il demeure un grand bonhomme. 
    On n’en dira jamais autant de d’Annunzio. 

Manuel Deval­dès

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