L’homme soumis au commandement, quelles qu’en soient la nature et la portée, bonnes ou mauvaises, agit par obéissance, ce qui, dans la plupart des cas, signifie qu’il est la victime d’une crainte. L’homme libre et indépendant, au contraire, est poussé par ses tendances, ses vues, ses espérances. L’homme gouverné attend l’impulsion, d’où il suit qu’il ne devancera cette impulsion extérieure, ni ne la dépassera jamais, et il laissera sa propre force au repos toutes les fois qu’elle ne sera pas réclamée. L’homme libre, par contre, tend à l’action comme un liquide tend au niveau. Non seulement il exécute mieux, mais il cherche et il trouve. Qu’est-ce que la puissance collective d’un peuple, composée de forces continuellement dirigées et obéissantes ? — La manifestation brutale de l’inconscience. Tandis que le pouvoir actif d’un peuple dont les unités simples qui le composent se sont développées au souffle véhément, et généreux de la liberté, est le résultat d’une cohésion, d’une collaboration conscientes.
En somme, l’autorité qui devrait, assure-t-on, engendrer l’ordre, représente effectivement, suivant les anarchistes, l’essence même du désordre. Elle trouble la conscience individuelle qui, en présence de ses empiétements, se révolte ou s’affaisse. Dans les deux cas, le désordre est évident ; car, si d’un côté la révolte nous détourne de l’exercice normal de nos activités, l’abaissement moral causé par la défaite nous interdit, d’autre part, foule activité ultérieure. Et comme il ne saurait y avoir de progrès véritable indépendamment de l’ordre, c’est-à-dire du libre essor des initiatives, du jeu spontané des lois évolutives, l’autorité est, en outre, l’ennemie déclarée du progrès.
L’état de progrès, en effet, peut être représenté par l’action que l’homme exerce sur le milieu où il vit. L’homme est esclave lorsque le milieu environnant est l’arbitre de ses actes ; il est libre lorsque lui-même est l’arbitre de ce qui se produit dans son milieu. Ainsi se mesure le progrès. La science, les applications de la science, les découvertes, la critique philosophique ont réalisé d’autant plus de progrès qu’elles ont su affranchir la conscience humaine des préjugés, des superstitions, des craintes dont elle était auparavant encombrée. Que de lenteurs, à vrai dire, dans cette élaboration intime, que de peines à travers ces épreuves ! Car l’influence du milieu sur l’homme est beaucoup plus considérable que celle qu’il peut avoir sur les autres organismes. Songeons seulement au climat. La flore, la faune, varient suivant la température des divers pays. Les tableaux sévères qu’offrent les rares végétations des régions froides diffèrent profondément des somptueux paysages que l’on admire dans les contrées qu’éclaire la lumière du soleil tropical. En Afrique, les animaux sont agiles, vifs, recouverts de robes dont la diaprure charmante ravit l’oeil du naturaliste ; en Sibérie, par contre, les pelages des animaux sont épais, aux couleurs unies et sombres, et les mouvements des animaux eux-mêmes sont lourds, malaisés.
L’homme, au contraire, est partout le même. Il n’a que sa peau fine et délicate pour se défendre à la fois des chaleurs équatoriales et des frimas des pôles. Il dispose des mêmes membres, ayant constamment la même force, pour traverser les luxuriantes forêts et pour glisser sur les immenses étendues des glaces éternelles. L’homme doit, par conséquent, lutter contre des difficultés extérieures infiniment plus grandes que tous les autres êtres vivants qui peuplent ce monde, et son oeuvre d’adaptation au milieu dans lequel il vit a dû être beaucoup plus laborieuse. Aussi sa lutte se poursuivra-t-elle, hélas ! sans cesse, pendant les jours sans nombre à venir…
Paul Ghio. (à suivre)
Première partie