La Presse Anarchiste

La théorie de l’anarchie (2)

    L’au­to­ri­té, quelque ori­gine qu’elle puisse avoir, c’est la force, c’est la contrainte, c’est la vio­la­tion sys­té­ma­tique de la liber­té. Aus­si, par­tout où il y a socié­té, y a‑t-il lutte constante entre l’au­to­ri­té et la liber­té. On a cru un ins­tant que la démo­cra­tie avait trou­vé le moyen de faire signer un trai­té de paix tem­po­raire à ces deux prin­cipes oppo­sés. Comme, dans le domaine reli­gieux, le sym­bole est cen­sé ame­ner l’en­tente entre l’homme et son Dieu ; la loi, les règle­ments, les consti­tu­tions devraient pro­duire la paix entre la liber­té et l’au­to­ri­té Mal­heu­reu­se­ment, il n’en a pas été ain­si ; au contraire affirment les anar­chistes, jamais l’a­bîme qui sépare ces deux prin­cipes n’a été plus pro­fond que dans les démo­cra­ties, car le poids de l’au­to­ri­té est d’au­tant plus sen­sible, que les hommes sont en voie d’ac­qué­rir la conscience de leur per­son­na­li­té. Ils sont en mesure, main­te­nant, de connaître la valeur pra­tique et morale de la liberté. 

    L’homme sou­mis au com­man­de­ment, quelles qu’en soient la nature et la por­tée, bonnes ou mau­vaises, agit par obéis­sance, ce qui, dans la plu­part des cas, signi­fie qu’il est la vic­time d’une crainte. L’homme libre et indé­pen­dant, au contraire, est pous­sé par ses ten­dances, ses vues, ses espé­rances. L’homme gou­ver­né attend l’im­pul­sion, d’où il suit qu’il ne devan­ce­ra cette impul­sion exté­rieure, ni ne la dépas­se­ra jamais, et il lais­se­ra sa propre force au repos toutes les fois qu’elle ne sera pas récla­mée. L’homme libre, par contre, tend à l’ac­tion comme un liquide tend au niveau. Non seule­ment il exé­cute mieux, mais il cherche et il trouve. Qu’est-ce que la puis­sance col­lec­tive d’un peuple, com­po­sée de forces conti­nuel­le­ment diri­gées et obéis­santes ? — La mani­fes­ta­tion bru­tale de l’in­cons­cience. Tan­dis que le pou­voir actif d’un peuple dont les uni­tés simples qui le com­posent se sont déve­lop­pées au souffle véhé­ment, et géné­reux de la liber­té, est le résul­tat d’une cohé­sion, d’une col­la­bo­ra­tion conscientes. 

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    En somme, l’au­to­ri­té qui devrait, assure-t-on, engen­drer l’ordre, repré­sente effec­ti­ve­ment, sui­vant les anar­chistes, l’es­sence même du désordre. Elle trouble la conscience indi­vi­duelle qui, en pré­sence de ses empié­te­ments, se révolte ou s’af­faisse. Dans les deux cas, le désordre est évident ; car, si d’un côté la révolte nous détourne de l’exer­cice nor­mal de nos acti­vi­tés, l’a­bais­se­ment moral cau­sé par la défaite nous inter­dit, d’autre part, foule acti­vi­té ulté­rieure. Et comme il ne sau­rait y avoir de pro­grès véri­table indé­pen­dam­ment de l’ordre, c’est-à-dire du libre essor des ini­tia­tives, du jeu spon­ta­né des lois évo­lu­tives, l’au­to­ri­té est, en outre, l’en­ne­mie décla­rée du progrès. 

    L’é­tat de pro­grès, en effet, peut être repré­sen­té par l’ac­tion que l’homme exerce sur le milieu où il vit. L’homme est esclave lorsque le milieu envi­ron­nant est l’ar­bitre de ses actes ; il est libre lorsque lui-même est l’ar­bitre de ce qui se pro­duit dans son milieu. Ain­si se mesure le pro­grès. La science, les appli­ca­tions de la science, les décou­vertes, la cri­tique phi­lo­so­phique ont réa­li­sé d’au­tant plus de pro­grès qu’elles ont su affran­chir la conscience humaine des pré­ju­gés, des super­sti­tions, des craintes dont elle était aupa­ra­vant encom­brée. Que de len­teurs, à vrai dire, dans cette éla­bo­ra­tion intime, que de peines à tra­vers ces épreuves ! Car l’in­fluence du milieu sur l’homme est beau­coup plus consi­dé­rable que celle qu’il peut avoir sur les autres orga­nismes. Son­geons seule­ment au cli­mat. La flore, la faune, varient sui­vant la tem­pé­ra­ture des divers pays. Les tableaux sévères qu’offrent les rares végé­ta­tions des régions froides dif­fèrent pro­fon­dé­ment des somp­tueux pay­sages que l’on admire dans les contrées qu’é­claire la lumière du soleil tro­pi­cal. En Afrique, les ani­maux sont agiles, vifs, recou­verts de robes dont la dia­prure char­mante ravit l’oeil du natu­ra­liste ; en Sibé­rie, par contre, les pelages des ani­maux sont épais, aux cou­leurs unies et sombres, et les mou­ve­ments des ani­maux eux-mêmes sont lourds, malaisés. 

    L’homme, au contraire, est par­tout le même. Il n’a que sa peau fine et déli­cate pour se défendre à la fois des cha­leurs équa­to­riales et des fri­mas des pôles. Il dis­pose des mêmes membres, ayant constam­ment la même force, pour tra­ver­ser les luxu­riantes forêts et pour glis­ser sur les immenses éten­dues des glaces éter­nelles. L’homme doit, par consé­quent, lut­ter contre des dif­fi­cul­tés exté­rieures infi­ni­ment plus grandes que tous les autres êtres vivants qui peuplent ce monde, et son oeuvre d’a­dap­ta­tion au milieu dans lequel il vit a dû être beau­coup plus labo­rieuse. Aus­si sa lutte se pour­sui­vra-t-elle, hélas ! sans cesse, pen­dant les jours sans nombre à venir… 

Paul Ghio. (à suivre)



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