La Presse Anarchiste

Où va l’humanité (4)

1. La Mystique des Traditions antiques 

    Exa­mi­nons rapi­de­ment les consé­quences, chez d’autres peuples, du patriar­ca­lisme et de la pro­prié­té pri­vée. L’Inde actuelle mal­gré son his­toire com­plexe en est au régime fami­lial et théo­cra­tique. Ce pays sur­peu­plé, mal­gré la richesse de son sol, a tou­jours connu la faim et la misère. Or, la plu­part des bou­le­ver­se­ments sociaux ne sont pas venus de cette misère mais des riva­li­tés conqué­rantes des peuples voi­sins ou des princes se dis­pu­tant le pou­voir. Deux influences pro­fondes ont mar­qué cette masse rési­gnée : le brah­ma­nisme et le boud­dhisme. Le pre­mier, for­te­ment orga­ni­sé et hié­rar­chi­sé, réglait en détail toute la vie des croyants par des rites com­pli­qués mais pré­oc­cu­pés de satis­fac­tions maté­rielles. Le deuxième, qui lui est pos­té­rieur, ne trou­va rien de mieux, pour résoudre le pro­blème du mal, que de renon­cer à toute amé­lio­ra­tion objec­tive et de s’en tenir à une méta­phy­sique pro­gres­sive visant, à tra­vers des réin­car­na­tions suc­ces­sives, à déma­té­ria­li­ser l’âme gros­sière des croyants. Créé pour lut­ter contre le for­ma­lisme du brah­ma­nisme, il le ren­for­ça d’une manière inat­ten­due en détour­nant les hin­dous des réformes et trans­for­ma­tions pos­sibles par la recherche du salut dans le déta­che­ment des choses, dans la sain­te­té et la per­fec­tion indi­vi­duelle, laquelle s’ob­te­nait plus faci­le­ment dans le renon­ce­ment, la pau­vre­té et le res­pect des castes que dans l’ef­fort inces­sant des indi­vi­dus vers l’a­mé­lio­ra­tion maté­rielle de leur sort. 

    Ici encore nous voyons que la tra­di­tion mys­tique mène les hommes et les plonge dans une sorte de tor­peur qui laisse peu de place aux réac­tions individuelles. 

    L’E­gypte a connu, elle aus­si, une évo­lu­tion pro­fonde. Le clan fut à l’o­ri­gine de son orga­ni­sa­tion qui parait avoir réa­li­sé une sorte de fédé­ra­tion de petits groupes toté­miques, pra­ti­quant le mariage exo­ga­mique. La forme mys­tique de ces grou­pe­ments, plu­tôt nomades, fut modi­fiée par leur fixa­tion dans la val­lée du Nil. Le clan se mor­ce­la en familles avec pré­do­mi­nance de l’au­to­ri­té mas­cu­line et le pou­voir se concen­tra désor­mais en un seul chef, des­cen­dant des dieux mythiques et dieu lui-même. Le mariage devint endo­ga­mique, prin­ci­pa­le­ment pour les grands per­son­nages et sur­tout les rois, mais l’in­fluence du clan se fit encore sen­tir par l’é­ga­li­té des droits de la femme et par une sorte de com­mu­nau­té de la terre qui appar­te­nait au pha­raon, lequel la répar­tis­sait entre les prêtres, les sol­dats et le peuple. Celui-ci ne pos­sé­dait donc pas la terre et il faut recon­naître que les gros tra­vaux que néces­si­taient la créa­tion des canaux et leur entre­tien, l’é­lé­va­tion des digues, la construc­tion des routes, l’é­di­fi­ca­tion des places fortes main­te­nant à dis­tance les nomades pillards, tout cela ne pou­vait se réa­li­ser sans une uni­té coor­don­na­trice puis­sante, peu conci­liable avec l’in­dé­pen­dance de la mul­ti­tude. En réa­li­té tout le peuple vivait en escla­vage, nour­ris­sant et entre­te­nant une forte hié­rar­chie de fonc­tion­naires, de prêtres et de sol­dats. Les artistes, les arti­sans tra­vaillaient pour cette hié­rar­chie et le pay­san nour­ris­sait le tout. 

    Pour­tant la révolte ne vint pas du peuple ; elle vint des prêtres et des nobles. Deve­nus très puis­sants, ceux-ci consti­tuèrent une oli­gar­chie, une sorte de féo­da­li­té bat­tant en brèche le pou­voir royal. Il s’en sui­vit une dimi­nu­tion du pou­voir cen­tral, un émiet­te­ment de l’au­to­ri­té orga­ni­sa­trice et pen­dant deux siècles des révoltes et des pillages affai­blirent l’en­semble du pays, entraî­nant la négli­gence des digues et des canaux, l’in­va­sion des nomades, la révolte du peuple, la vio­la­tion des secrets magiques des pha­raons, le pillage et la des­truc­tion des archives et des actes de pro­prié­té, l’ex­pro­pria­tion des riches, bref une insé­cu­ri­té géné­rale. On voit. que l’exemple don­né par les prêtres n’a­vait pas été très heu­reux pour les pri­vi­lé­giés. Les pha­raons thé­bains reprirent le pou­voir en affai­blis­sant les prêtes et les nobles, et créèrent une sorte de socia­lisme d’é­tat accor­dant quelques droits éco­no­miques, civils et reli­gieux, au peuple. Mais des inva­sions trou­blèrent à maintes reprises cette vieille civi­li­sa­tion et nous ver­rons plus loin que la tra­di­tion mys­tique ne règle pas à elle toute seule le sort des peuples et que d’autres élé­ments y par­ti­cipent grandement. 

    En Grèce et en Ita­lie, la puis­sance patriar­cale s’est trou­vée en oppo­si­tion avec celle de la cité et le droit du père de famille s’est heur­té aux droits de la cité. À Rome, les pre­miers rois lut­tèrent contre les patri­ciens en s’ap­puyant sur la plèbe. Cette plèbe vivait d’é­trange façon. puis­qu’elle était libre tout en n’ayant rien. La socié­té était for­mée, on le sait, de familles indé­pen­dantes les unes des autres, ayant cha­cune son culte, sa reli­gion, son orga­ni­sa­tion, sa « gens » et ses clients ou esclaves, mais telle était la force de la tra­di­tion qu’en dehors des élé­ments mys­tiques de la famille, la vie n’a­vait plus aucun sens pour les hommes de cette civi­li­sa­tion. Or, la plèbe n’a­vait ni reli­gion, ni terre, ni foyer, ni ancêtres, ni pro­prié­té puis­qu’elle avait per­du tout cela pour des rai­sons mul­tiples, soit qu’elle fût consti­tuée par des familles rui­nées et dis­so­ciées, soit qu’elle fût gros­sie des clients chas­sés ou fugi­tifs ou d’é­tran­gers, soit encore qu’elle fût aug­men­tée de tous ceux qu’une déchéance ou un aban­don quel­conque chas­saient d’une ville à l’autre. 

    Quelles étaient les condi­tions maté­rielles et morales des socié­tés patriar­cales ? L’his­toire des peuples juif, grec et romain nous édi­fie sur ce mélange incom­pré­hen­sible d’in­tel­li­gence, de soli­da­ri­té et de férocité. 

    La Bible est un modèle du genre : mau­vaise foi, renie­ment de la parole don­née, traî­trise, dupli­ci­té, incestes, viols, assas­si­nats, mas­sacres col­lec­tifs, tout y est. Pre­nons ou hasard : voi­ci Jacob dont le fille Dina est vio­lée par le cana­néen Sichem, fils du chef Hémor. Celui-ci pro­pose à Jacob de répa­rer la vio­lence par un mariage, de faire alliance avec lui, d’é­chan­ger leurs filles, de lui don­ner des terres, etc. Jacob accepte sous la condi­tion que les mâles se feront cir­con­cire, puis pro­fi­tant de l’in­dis­po­si­tion consé­cu­tive à cette opé­ra­tion, et trom­pant la confiance des Cana­néens, mas­sacre tous les mâles, pille toutes les mai­sons et emmène en escla­vage les femmes, les filles et les enfants. Plus loin un cer­tain Abi­mé­lec tru­cide ses 70 frères pour régner seul. Dans une autre his­toire de viol, des Israé­lites exter­minent toute une tri­bu ben­ja­mite, y com­pris les femmes et les enfants, sauf quelques cen­taines de mal­heu­reux fuyards ; puis regret­tant ce car­nage, ils ras­semblent les mâles res­ca­pés et pour leur pro­cu­rer des femmes. mas­sacrent une autre tri­bu, sauf 400 vierges qu’ils dis­tri­buent aux dits Ben­ja­mites, les­quels n’ayant pas encore assez de femmes, sont envoyés chez une tri­bu amie pour y voler d’autres vierges et com­plé­ter ain­si leur nou­velle famille. Je rap­pelle les tri­bu­la­tions de David, tueur de Phi­lis­tins pour le compte de Saül, lequel veut l’oc­cire en guise de récom­pense, d’où fuite de notre tueur chez ses vic­times, les Phi­lis­tins, assez bêtes pour le rece­voir, ce qui lui per­mit plus lard de les retuer à nou­veau, mais pour son propre compte, cette fois-ci, à la mort de Saül. 

    Bref, pillages, des­truc­tions, assas­si­nats se suivent dans un long film inin­ter­rom­pu. Une conclu­sion se dégage de cela à tra­vers les défor­ma­tions inévi­tables des créa­teurs de légendes : c’est la sécu­ri­té pré­caire de ces peuples pas­teurs, vivant autant de rapines que du pro­duit de leurs trou­peaux. Une tra­di­tion sem­blable à celle qui se dégage de la Bible, avec une telle uni­té, une telle conti­nui­té, indique un peuple sou­mis à de dures néces­si­tés, sachant accom­mo­der sa reli­gion à ses inté­rêts et pré­tex­tant l’in­flexi­bi­li­té de son dieu pour satis­faire ses appétits. 

    Le niveau moral de ces tri­bus patriar­cales n’é­tait pas très éle­vé. Mais celui des Grecs et des Romains ne l’é­tait pas davantage. 

    Divi­sée en pri­vi­lé­giés et en déshé­ri­tés, la cité antique ne s’est main­te­nue que par l’é­pou­van­tail de sa reli­gion. Une tra­di­tion des­po­tique façon­nait l’es­prit de chaque citoyen à un degré qu’il est dif­fi­cile d’i­ma­gi­ner. Rien n’est plus curieux en Grèce que de voir les pré­cau­tions minu­tieuses prises par les légis­la­teurs pour s’as­su­rer de l’ho­no­ra­bi­li­té des magis­trats, alors que ce pays n’a ces­sé, durant des siècles, de jouer au jeu de mas­sacre des citoyens par l’in­ter­mé­diaire de ces intègres magis­trats, sou­vent com­pris eux-mêmes dans ces sinistres décisions. 

    Ce peuple intel­li­gent, épris d’in­dé­pen­dance et de liber­té, ne rêvait que d’as­ser­vis­se­ment, de pillage, de domi­na­tion. Les Eupa­trides fana­ti­sés par leur reli­gion fami­liale et par le culte de la cité se croyaient les seuls vrais citoyens par droit héré­di­taire et refu­saient tout droit aux autres citoyens, prin­ci­pa­le­ment à la plèbe. Pour réus­sir dans une telle poli­tique il aurait fal­lu l’i­so­le­ment géo­gra­phique du Pérou et une forte uni­té chez les patri­ciens. Au lieu de cela, nous voyons les familles lut­ter les unes contre les autres, les aris­to­crates et les démo­crates se déchi­rer ; les gens de la mer, ceux de la mon­tagne et ceux de la plaine se jalou­ser et se rui­ner ; les cités s’at­ta­quer, se détruire, les flottes s’af­fron­ter, s’é­cra­ser dans d’in­ces­santes batailles. Les alliances se font et se défont ; les citoyens se chassent, se rap­pellent, s’exilent. s’ap­plau­dissent, s’ex­ter­minent. On sauve la patrie et on lui donne l’as­saut. On voit ce peuple clair­voyant faire preuve d’une cré­du­li­té et d’une imbé­cil­li­té qui déroutent. Et cela au siècle de Périclès. 

    Nikias assié­geant Syra­cuse se laisse enfer­mer dans le port pour avoir cru en un devin ayant inter­pré­té défa­vo­ra­ble­ment une éclipse de lune. La flotte et l’ar­mée furent anéan­ties mais les Athé­niens, en bons croyants, ne jetèrent point à la mer les dieux, les prêtres et les devins, loin de là. Ils déci­dèrent seule­ment que le devin était un âne qui ne savait pas que ce pré­sage, pour une armée en cam­pagne, était un signe favorable. 

    Un cer­tain Kylon s’empare de l’A­cro­pole avec quelques révol­tés croyant par là venir à bout de la cité, mais ils sont assié­gés et, mou­rant de faim, doivent se rendre. Kylon s’é­chappe tan­dis que ses com­plices, pour sau­ver leur vie, ne trouvent rien de mieux que de se réfu­gier sur l’au­tel d’A­thé­née, ce qui les ren­dait sacrés. Grand embar­ras pour les assié­geants qui, non seule­ment ne peuvent les tou­cher, mais doivent encore les nour­rir pour évi­ter un sacri­lège. Ne pou­vant ter­mi­ner leur vie sur cet autel, les révol­tés acceptent d’être jugés, mais crai­gnant d’être mas­sa­crés, et vou­lant conser­ver leur immu­ni­té, ils déroulent les ban­de­lettes qui tenaient un rameau vert sur l’au­tel et s’é­loignent du lieu sacré en tenant cette ban­de­lette qui les pro­té­geait tant qu’elle ne se rom­pait point La rup­ture ayant eu lieu, ils furent. lapi­dés sur place. Les assom­meurs furent accu­sés, par la suite, d’a­voir rom­pu eux-mêmes la ban­de­lette et, à leur tour, furent poursuivis. 

    Mais, il y a plus étrange encore. Athènes, à deux doigts de sa perte, fait un suprême effort, équipe tout ce qui lui reste de bateaux, recrute des équi­pages de for­tune, met ses huit meilleurs géné­raux à la tête d’une arma­da de 150 navires et livre la bataille des Argi­nuses à la flotte pélo­po­né­sienne. Par un revi­re­ment du sort, les Athé­niens écrasent leurs adver­saires, mais res­tent indé­cis sur le choix de la pour­suite des fuyards ou le recueille­ment des sur­vi­vants et des morts sur les épaves. Lors­qu’ils se décident enfin à se par­ta­ger en deux groupes pour exé­cu­ter ces deux pro­jets, il est trop tard. Une tem­pête les empêche de les réa­li­ser et ils doivent reve­nir sans les vic­times demeu­rées ain­si sans sépul­ture. Ce qui était un sacri­lège. Et les géné­raux vain­queurs, les sau­veurs de la cité, qui eût été rui­née sans leur bra­voure, leur éner­gie et leur capa­ci­té, sont condam­nés par la masse des citoyens qui, quelque temps après, change d’o­pi­nion, condamne â son tour les accu­sa­teurs de ces héros, qu’elle avait elle-même mis à mort. 

    Ain­si cette tra­di­tion fana­tique n’as­su­rait si sécu­ri­té, ni pros­pé­ri­té, ni pro­grès moral, mais telle était sa soli­di­té qu’a­près la prise de Pla­tée tous les hommes purent être égor­gés et les femmes ven­dues, sans que les vain­queurs fussent accu­sés d’a­voir vio­lé le droit. 

    Rome ne fit pas mieux. 

    Culte des morts, culte des ancêtres, culte de la cité, cultes de toutes sortes de dieux favo­ri­sant sur­tout les pri­vi­lèges des patri­ciens. Ceux-ci croyaient fer­me­ment, avec Mucius Scae­vo­la, qu’il était beau d’as­sas­si­ner un enne­mi. Le consul Mar­cius se van­tait d’a­voir trom­pé le roi de Macé­doine et Paul Emile ven­dit comme esclaves cent mille Epi­rotes qui s’é­taient volon­tai­re­ment remis entre ses mains, Bien avant Gen­gis Khan et Tamer­lan. les Romains pra­ti­quèrent l’ex­ter­mi­na­tion totale des popu­la­tions qui leur résis­taient. Ils détrui­saient les champs et les mois­sons, brû­laient les mai­sons, abat­taient les arbres, exter­mi­naient le bétail, sac­ca­geaient. les semis pou­vant encore sau­ver les mal­heu­reux de la famine, incen­diaient les récoltes en les vouant aux dieux infernaux. 

    Rome fai­sait le désert autour d’elle. Les 23 cités volsques furent détruites et devinrent les Marais Pan­tins. Les 53 villes du Latium furent rasées. Dans le Sam­nium les traces des armées romaines furent long­temps visibles, non par les restes de leurs cam­pe­ments, mais par la soli­tude et la déso­la­tion qui régnait dans les envi­rons. Il faut dire que leurs enne­mis le leur ren­daient bien et l’on sait les ravages dont Anni­bal fit pâtir la terre romaine. 

    C’est ici que nous pou­vons poser cette grave ques­tion : la tra­di­tion est-elle res­pon­sable de la cruau­té de cette civi­li­sa­tion et par consé­quent de la mora­li­té des hommes, ou bien la cruau­té des hommes est-elle la cause pre­mière de la dure­té de cette tradition ? 

Ixi­grec (à suivre)



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