1. La Mystique des Traditions antiques
Examinons rapidement les conséquences, chez d’autres peuples, du patriarcalisme et de la propriété privée. L’Inde actuelle malgré son histoire complexe en est au régime familial et théocratique. Ce pays surpeuplé, malgré la richesse de son sol, a toujours connu la faim et la misère. Or, la plupart des bouleversements sociaux ne sont pas venus de cette misère mais des rivalités conquérantes des peuples voisins ou des princes se disputant le pouvoir. Deux influences profondes ont marqué cette masse résignée : le brahmanisme et le bouddhisme. Le premier, fortement organisé et hiérarchisé, réglait en détail toute la vie des croyants par des rites compliqués mais préoccupés de satisfactions matérielles. Le deuxième, qui lui est postérieur, ne trouva rien de mieux, pour résoudre le problème du mal, que de renoncer à toute amélioration objective et de s’en tenir à une métaphysique progressive visant, à travers des réincarnations successives, à dématérialiser l’âme grossière des croyants. Créé pour lutter contre le formalisme du brahmanisme, il le renforça d’une manière inattendue en détournant les hindous des réformes et transformations possibles par la recherche du salut dans le détachement des choses, dans la sainteté et la perfection individuelle, laquelle s’obtenait plus facilement dans le renoncement, la pauvreté et le respect des castes que dans l’effort incessant des individus vers l’amélioration matérielle de leur sort.
Ici encore nous voyons que la tradition mystique mène les hommes et les plonge dans une sorte de torpeur qui laisse peu de place aux réactions individuelles.
L’Egypte a connu, elle aussi, une évolution profonde. Le clan fut à l’origine de son organisation qui parait avoir réalisé une sorte de fédération de petits groupes totémiques, pratiquant le mariage exogamique. La forme mystique de ces groupements, plutôt nomades, fut modifiée par leur fixation dans la vallée du Nil. Le clan se morcela en familles avec prédominance de l’autorité masculine et le pouvoir se concentra désormais en un seul chef, descendant des dieux mythiques et dieu lui-même. Le mariage devint endogamique, principalement pour les grands personnages et surtout les rois, mais l’influence du clan se fit encore sentir par l’égalité des droits de la femme et par une sorte de communauté de la terre qui appartenait au pharaon, lequel la répartissait entre les prêtres, les soldats et le peuple. Celui-ci ne possédait donc pas la terre et il faut reconnaître que les gros travaux que nécessitaient la création des canaux et leur entretien, l’élévation des digues, la construction des routes, l’édification des places fortes maintenant à distance les nomades pillards, tout cela ne pouvait se réaliser sans une unité coordonnatrice puissante, peu conciliable avec l’indépendance de la multitude. En réalité tout le peuple vivait en esclavage, nourrissant et entretenant une forte hiérarchie de fonctionnaires, de prêtres et de soldats. Les artistes, les artisans travaillaient pour cette hiérarchie et le paysan nourrissait le tout.
Pourtant la révolte ne vint pas du peuple ; elle vint des prêtres et des nobles. Devenus très puissants, ceux-ci constituèrent une oligarchie, une sorte de féodalité battant en brèche le pouvoir royal. Il s’en suivit une diminution du pouvoir central, un émiettement de l’autorité organisatrice et pendant deux siècles des révoltes et des pillages affaiblirent l’ensemble du pays, entraînant la négligence des digues et des canaux, l’invasion des nomades, la révolte du peuple, la violation des secrets magiques des pharaons, le pillage et la destruction des archives et des actes de propriété, l’expropriation des riches, bref une insécurité générale. On voit. que l’exemple donné par les prêtres n’avait pas été très heureux pour les privilégiés. Les pharaons thébains reprirent le pouvoir en affaiblissant les prêtes et les nobles, et créèrent une sorte de socialisme d’état accordant quelques droits économiques, civils et religieux, au peuple. Mais des invasions troublèrent à maintes reprises cette vieille civilisation et nous verrons plus loin que la tradition mystique ne règle pas à elle toute seule le sort des peuples et que d’autres éléments y participent grandement.
En Grèce et en Italie, la puissance patriarcale s’est trouvée en opposition avec celle de la cité et le droit du père de famille s’est heurté aux droits de la cité. À Rome, les premiers rois luttèrent contre les patriciens en s’appuyant sur la plèbe. Cette plèbe vivait d’étrange façon. puisqu’elle était libre tout en n’ayant rien. La société était formée, on le sait, de familles indépendantes les unes des autres, ayant chacune son culte, sa religion, son organisation, sa « gens » et ses clients ou esclaves, mais telle était la force de la tradition qu’en dehors des éléments mystiques de la famille, la vie n’avait plus aucun sens pour les hommes de cette civilisation. Or, la plèbe n’avait ni religion, ni terre, ni foyer, ni ancêtres, ni propriété puisqu’elle avait perdu tout cela pour des raisons multiples, soit qu’elle fût constituée par des familles ruinées et dissociées, soit qu’elle fût grossie des clients chassés ou fugitifs ou d’étrangers, soit encore qu’elle fût augmentée de tous ceux qu’une déchéance ou un abandon quelconque chassaient d’une ville à l’autre.
Quelles étaient les conditions matérielles et morales des sociétés patriarcales ? L’histoire des peuples juif, grec et romain nous édifie sur ce mélange incompréhensible d’intelligence, de solidarité et de férocité.
La Bible est un modèle du genre : mauvaise foi, reniement de la parole donnée, traîtrise, duplicité, incestes, viols, assassinats, massacres collectifs, tout y est. Prenons ou hasard : voici Jacob dont le fille Dina est violée par le cananéen Sichem, fils du chef Hémor. Celui-ci propose à Jacob de réparer la violence par un mariage, de faire alliance avec lui, d’échanger leurs filles, de lui donner des terres, etc. Jacob accepte sous la condition que les mâles se feront circoncire, puis profitant de l’indisposition consécutive à cette opération, et trompant la confiance des Cananéens, massacre tous les mâles, pille toutes les maisons et emmène en esclavage les femmes, les filles et les enfants. Plus loin un certain Abimélec trucide ses 70 frères pour régner seul. Dans une autre histoire de viol, des Israélites exterminent toute une tribu benjamite, y compris les femmes et les enfants, sauf quelques centaines de malheureux fuyards ; puis regrettant ce carnage, ils rassemblent les mâles rescapés et pour leur procurer des femmes. massacrent une autre tribu, sauf 400 vierges qu’ils distribuent aux dits Benjamites, lesquels n’ayant pas encore assez de femmes, sont envoyés chez une tribu amie pour y voler d’autres vierges et compléter ainsi leur nouvelle famille. Je rappelle les tribulations de David, tueur de Philistins pour le compte de Saül, lequel veut l’occire en guise de récompense, d’où fuite de notre tueur chez ses victimes, les Philistins, assez bêtes pour le recevoir, ce qui lui permit plus lard de les retuer à nouveau, mais pour son propre compte, cette fois-ci, à la mort de Saül.
Bref, pillages, destructions, assassinats se suivent dans un long film ininterrompu. Une conclusion se dégage de cela à travers les déformations inévitables des créateurs de légendes : c’est la sécurité précaire de ces peuples pasteurs, vivant autant de rapines que du produit de leurs troupeaux. Une tradition semblable à celle qui se dégage de la Bible, avec une telle unité, une telle continuité, indique un peuple soumis à de dures nécessités, sachant accommoder sa religion à ses intérêts et prétextant l’inflexibilité de son dieu pour satisfaire ses appétits.
Le niveau moral de ces tribus patriarcales n’était pas très élevé. Mais celui des Grecs et des Romains ne l’était pas davantage.
Divisée en privilégiés et en déshérités, la cité antique ne s’est maintenue que par l’épouvantail de sa religion. Une tradition despotique façonnait l’esprit de chaque citoyen à un degré qu’il est difficile d’imaginer. Rien n’est plus curieux en Grèce que de voir les précautions minutieuses prises par les législateurs pour s’assurer de l’honorabilité des magistrats, alors que ce pays n’a cessé, durant des siècles, de jouer au jeu de massacre des citoyens par l’intermédiaire de ces intègres magistrats, souvent compris eux-mêmes dans ces sinistres décisions.
Ce peuple intelligent, épris d’indépendance et de liberté, ne rêvait que d’asservissement, de pillage, de domination. Les Eupatrides fanatisés par leur religion familiale et par le culte de la cité se croyaient les seuls vrais citoyens par droit héréditaire et refusaient tout droit aux autres citoyens, principalement à la plèbe. Pour réussir dans une telle politique il aurait fallu l’isolement géographique du Pérou et une forte unité chez les patriciens. Au lieu de cela, nous voyons les familles lutter les unes contre les autres, les aristocrates et les démocrates se déchirer ; les gens de la mer, ceux de la montagne et ceux de la plaine se jalouser et se ruiner ; les cités s’attaquer, se détruire, les flottes s’affronter, s’écraser dans d’incessantes batailles. Les alliances se font et se défont ; les citoyens se chassent, se rappellent, s’exilent. s’applaudissent, s’exterminent. On sauve la patrie et on lui donne l’assaut. On voit ce peuple clairvoyant faire preuve d’une crédulité et d’une imbécillité qui déroutent. Et cela au siècle de Périclès.
Nikias assiégeant Syracuse se laisse enfermer dans le port pour avoir cru en un devin ayant interprété défavorablement une éclipse de lune. La flotte et l’armée furent anéanties mais les Athéniens, en bons croyants, ne jetèrent point à la mer les dieux, les prêtres et les devins, loin de là. Ils décidèrent seulement que le devin était un âne qui ne savait pas que ce présage, pour une armée en campagne, était un signe favorable.
Un certain Kylon s’empare de l’Acropole avec quelques révoltés croyant par là venir à bout de la cité, mais ils sont assiégés et, mourant de faim, doivent se rendre. Kylon s’échappe tandis que ses complices, pour sauver leur vie, ne trouvent rien de mieux que de se réfugier sur l’autel d’Athénée, ce qui les rendait sacrés. Grand embarras pour les assiégeants qui, non seulement ne peuvent les toucher, mais doivent encore les nourrir pour éviter un sacrilège. Ne pouvant terminer leur vie sur cet autel, les révoltés acceptent d’être jugés, mais craignant d’être massacrés, et voulant conserver leur immunité, ils déroulent les bandelettes qui tenaient un rameau vert sur l’autel et s’éloignent du lieu sacré en tenant cette bandelette qui les protégeait tant qu’elle ne se rompait point La rupture ayant eu lieu, ils furent. lapidés sur place. Les assommeurs furent accusés, par la suite, d’avoir rompu eux-mêmes la bandelette et, à leur tour, furent poursuivis.
Mais, il y a plus étrange encore. Athènes, à deux doigts de sa perte, fait un suprême effort, équipe tout ce qui lui reste de bateaux, recrute des équipages de fortune, met ses huit meilleurs généraux à la tête d’une armada de 150 navires et livre la bataille des Arginuses à la flotte péloponésienne. Par un revirement du sort, les Athéniens écrasent leurs adversaires, mais restent indécis sur le choix de la poursuite des fuyards ou le recueillement des survivants et des morts sur les épaves. Lorsqu’ils se décident enfin à se partager en deux groupes pour exécuter ces deux projets, il est trop tard. Une tempête les empêche de les réaliser et ils doivent revenir sans les victimes demeurées ainsi sans sépulture. Ce qui était un sacrilège. Et les généraux vainqueurs, les sauveurs de la cité, qui eût été ruinée sans leur bravoure, leur énergie et leur capacité, sont condamnés par la masse des citoyens qui, quelque temps après, change d’opinion, condamne â son tour les accusateurs de ces héros, qu’elle avait elle-même mis à mort.
Ainsi cette tradition fanatique n’assurait si sécurité, ni prospérité, ni progrès moral, mais telle était sa solidité qu’après la prise de Platée tous les hommes purent être égorgés et les femmes vendues, sans que les vainqueurs fussent accusés d’avoir violé le droit.
Rome ne fit pas mieux.
Culte des morts, culte des ancêtres, culte de la cité, cultes de toutes sortes de dieux favorisant surtout les privilèges des patriciens. Ceux-ci croyaient fermement, avec Mucius Scaevola, qu’il était beau d’assassiner un ennemi. Le consul Marcius se vantait d’avoir trompé le roi de Macédoine et Paul Emile vendit comme esclaves cent mille Epirotes qui s’étaient volontairement remis entre ses mains, Bien avant Gengis Khan et Tamerlan. les Romains pratiquèrent l’extermination totale des populations qui leur résistaient. Ils détruisaient les champs et les moissons, brûlaient les maisons, abattaient les arbres, exterminaient le bétail, saccageaient. les semis pouvant encore sauver les malheureux de la famine, incendiaient les récoltes en les vouant aux dieux infernaux.
Rome faisait le désert autour d’elle. Les 23 cités volsques furent détruites et devinrent les Marais Pantins. Les 53 villes du Latium furent rasées. Dans le Samnium les traces des armées romaines furent longtemps visibles, non par les restes de leurs campements, mais par la solitude et la désolation qui régnait dans les environs. Il faut dire que leurs ennemis le leur rendaient bien et l’on sait les ravages dont Annibal fit pâtir la terre romaine.
C’est ici que nous pouvons poser cette grave question : la tradition est-elle responsable de la cruauté de cette civilisation et par conséquent de la moralité des hommes, ou bien la cruauté des hommes est-elle la cause première de la dureté de cette tradition ?
Ixigrec (à suivre)
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