De la diversité des opinions sur ce sujet résulte l’intérêt qu’il y a pour le sociologue à élucider la question. La résoudre ne se peut ni par de dogmatiques et passionnées affirmations ni par d’acharnées dénégations.
Dire comme certains défenseurs de l’ordre capitaliste, dans le but avoué de déconsidérer le socialisme : « Les anarchistes sont des socialistes. » Dire comme certains socialistes dans le but non moins avoué d’empêcher la déconsidération de les atteindre et, en même temps, de déconsidérer les anarchistes : « Nous n’avons rien de commun avec les anarchistes, qui sont ou des fous ou des mouchards » ; c’est, dis-je, émettre des affirmations sans valeur. Elles peuvent servir aux individus qui attaquent ou défendent un parti, qui propagandisent en faveur d’un parti ; mais jamais elles n’agréeront aux hommes qui recherchent impartialement la vérité sans se soucier de son utilité ou de sa nuisance pour eux ou pour les autres. Donc, qui a raison de ceux qui prétendent que les anarchistes sont socialistes ou de ceux qui soutiennent le contraire ?
Les uns et les autres ont raison, car il y a anarchistes et anarchistes.
D’aucuns prennent ce titre et ne sont nullement socialistes.
Ce sont, par exemple, les adeptes de la doctrine de Tucker. Peu nombreux en Amérique et en Grande-Bretagne, ils ne sont en France que quelques dizaines, bien qu’ils aient un livre, Anarchistes, de J. H. Mackay où se peuvent lire leurs doctrines. En Italie, en Espagne, leur nombre est infinitésimal si tant est qu’il y en ait. Les suivants de Tucker sont des individualistes purs qui ne se recrutent guère que dans les milieux exclusivement littéraires, ce sont les dilettanti de l’anarchie.
Nous pouvons aussi distinguer ceux qui, de la doctrine ne connaissant que le nom, ne voient dans l’anarchie qu’un cri de révolte.
D’autres encore se couvrent de l’étiquette afin de donner à leurs actes immoraux un semblant de raison et au besoin chercher à faire excuser leur conduite.
Ces individus, pas plus que les adeptes de Tucker, pas plus que les simplement révoltés, ne sont des socialistes.
Mais il est des anarchistes, et d’après nos connaissances ce sont les plus nombreux, qui se disent nettement socialistes.
Ils pensent que l’anarchisme est une fraction du socialisme, de même que le calvinisme est une fraction du christianisme. Au socialisme d’État ou socialisme autoritaire, actuellement représenté par les social-démocrates en tous pays, ils opposent le socialisme libertaire représenté par les anarchistes et d’autres plus nombreux encore qui n’acceptent pas l’épithète anarchiste quoiqu’ils soient de réels adeptes de la doctrine. Ce n’est point là une affirmation banale, faite dans un souci quelconque de propagande qui à nous, chercheur de vérité, ne nous importe que peu. C’est l’affirmation d’une vérité aisément prouvée par la lecture des brochures de propagande en quelque langue qu’elles soient écrites.
À Chicago, en 1887, des hommes furent pendus pour crime d’anarchie. Or, l’un d’eux, Spies, prétendait en sa défense que l’anarchie c’est l’association volontaire ou universelle fraternité. « ANARCHIE OU SOCIALISME, s’écriait-il, veut dire réorganisation de la société sur des principes scientifiques et abolition des causes qui produisent vices et crimes… Nous ne sommes pas assoiffés de sang. Nous ne sommes pas des bêtes. Nous ne serions pas des socialistes si nous étions des bêtes… »
Un autre anarchiste, Michael Schwab, clamait devant ses juges : « Socialisme signifie que le peuple possédera en commun sol et machines. »
Malatesta, un des protagonistes de l’anarchisme, a, en un petit chef-d’oeuvre de clarté et de précision, The Anarchy , publié à Londres par le groupe Freedom dont Kropotkine était membre, a, disons-nous, écrit ces lignes :
« Le socialisme anarchique a pour base et nécessaire point de départ l’égalité des conditions, sa fin est la solidarité ; sa méthode est la liberté. »
Qu’on veuille se donner la peine de lire quelques-unes des oeuvres de Kropotkine (les Paroles d’un Révolté, la Conquête du Pain, la Morale anarchiste, etc.) ou encore la Société mourante et l’anarchie, de Jean Grave ; qu’on parcoure An anarchist ou The anarchy de Reclus ; les Anarchistes et ce qu’ils veulent d’un groupe suisse, etc, alors on verra nettement que ces anarchistes sont des socialistes. Leur critique de la forme sociale actuelle est la même que la critique des autres fractions du socialisme, la même que celle des social-démocrates. Leur idéation d’une forme sociale nouvelle diffère seule de l’idéation des autres écoles socialistes et encore cette différenciation est relativement minime — le principe liberté est substitué au principe autorité — car pour beaucoup elle n’existerait pas si le facteur Temps était éliminé.
Les anarchistes sont si réellement socialistes qu’en Italie, en Espagne, il n’est que fort peu de socialistes qui ne soient pas anarchistes, c’est-à-dire libertaires. Les brochures de propagande comme Primo Passo all’ anarchia de Edoardo Milano parlent toujours des socialistes anarchistes ; le livre Segundo certamen socialista en Espagne propage l’anarchie avec les études fort belles de Ricardo Mella.
En Grande-Bretagne, une des brochures de propagande les plus répandues est The Chicago Martyrs, où figurent les plaidoiries de Spies, Parsons, etc., qui s’affirmèrent socialistes.
Le journal The Liberty qui s’intitule anarchiste publie des brochures de propagande de Bernard Shaw, un social démocrate ; de William Morris, le fondateur de la Socialist League, etc.
En Allemagne, l’organe anarchiste fut Der Sozialist.
Si on lit The Solidarity de New-York ; l’Ami des ouvriers de Hastings, The Fire Brand de Portland on, constate aussi le socialisme des écrits y contenus.
Donc, nous pensons qu’on ne peut raisonnablement dénier à certains anarchistes — les plus nombreux. — le droit de s’appeler socialistes. Les œuvres des théoriciens et des propagandistes le prouvent péremptoirement. Nous pourrions encore le prouver en enquêtant près des anarchistes adeptes de ces doctrines. Les réponses que nous eûmes pour établir notre Psychologie de l’anarchiste socialiste nous permettent cette affirmation.
Quoi qu’en disent certains doctrinaires ou polémistes du socialisme autoritaire, les anarchistes communistes ou collectivistes, c’est-à-dire ceux qui se rattachent aux théories exposées et défendues par les Bakounine, les Reclus, les Cafiero, les Kropotkine, les Malatesta, les Parsons, les Spies, les Malato, les Mella, etc. sont des socialistes. C’est là une vérité que le sociologue ne peut pas ne pas reconnaître.
A. Hamon