La Presse Anarchiste

Les manifestations du 1er mai

    Elles ont eu lieu dans chaque grand centre de l’Eu­rope occi­den­tale, — là même où toute mani­fes­ta­tion dans la rue avait été empê­chée par les riches et les satis­faits. Révo­lu­tion­naires en plu­sieurs endroits, sur­tout en Autriche et en Hon­grie, où le sang a cou­lé dans des grèves-émeutes ; d’au­tant plus ano­dines que les masses ont été mieux enré­gi­men­tées par les meneurs politiciens. 

    Ici, elles pre­naient le carac­tère d’une grande fête ouvrière, pleine de gaie­té ; là, d’une pro­tes­ta­tion révo­lu­tion­naire ; ailleurs, d’un devoir que le tra­vailleur s’im­pose et qu’il accom­plit, sombre, avec l’ar­rière-pen­sée que ce qui se fait n’est pas ce qui devrait se faire… « Mar­chons toujours ! » 

    C’é­tait le cas à Londres — et, pous­sés par ce sen­ti­ment, des groupes nom­breux d’ou­vriers des fau­bourgs et des petites villes des envi­rons se met­taient en marche à la pointe du jour, fai­sant cinq lieues avant d’ar­ri­ver au point de départ des colonnes qui mar­chaient vers le Hyde Park. 

    Qua­rante kilo­mètres à par­cou­rir pour faire acte de pré­sence à la mani­fes­ta­tion ! Ah ! mes­sieurs les bour­geois, si dans votre béa­ti­tude, vous pou­viez seule­ment com­prendre les sacri­fices que repré­sentent ces mil­lions d’ou­vriers accou­rus aux mani­fes­ta­tions — le fris­son vous vien­drait au dos à l’i­dée qu’un jour ils pour­ront vous deman­der compte de ces sacri­fices. Tout de même la sombre atti­tude des tra­vailleurs anglais a frap­pé les jouisseurs. 

    À Vienne, par contre tout était à la joie. C’est que les Vien­nois, — les tra­vailleurs qui res­semblent le plus aux tra­vailleurs pari­siens — font leurs insur­rec­tions en chan­tant. Et ces 150.000 hommes qui étaient venus s’a­mu­ser et accla­mer le renou­veau qu’ils sentent venir, chan­taient la mort de la bour­geoi­sie, l’a­vè­ne­ment d’une ère nou­velle de tra­vail pour tous, d’é­ga­li­té et de bien-être pour tous. Et dans ce défi­lé joyeux le riche voyait avec inquié­tude un petit groupe de trois cents étu­diants qui, eux aus­si, étaient venus se ran­ger dans le cor­tège ouvrier et affir­mer cette union du peuple avec la jeu­nesse des écoles, par laquelle s’an­non­çaient les insur­rec­tions à Paris avant 1848. 

    Les réso­lu­tions accla­mées dans ces mee­tings ne disent pas grand’­chose. Loi des huit heures, suf­frage uni­ver­sel, pres­sion sur les muni­ci­pa­li­tés afin d’ob­te­nir du tra­vail pour ceux qui n’en ont pas ; et, de loin en loin, la natio­na­li­sa­tion de la terre et la grève géné­rale. Mais ces réso­lu­tions sont faites pour ne rien dire, et ce n’est certes pas pour les voter que les tra­vailleurs se sont dérangés. 

    Les dis­cours ? Tout ce qui peut être dit par un homme dans ces occa­sions est si mes­quin en com­pa­rai­son de ce qui est dit par la pré­sence même des foules et l’en­semble inter­na­tio­nal de la mani­fes­ta­tion ! Quel ora­teur peut expri­mer la voix qui s’é­lève des mil­lions de femmes et d’hommes réunis par un même sentiment. 

    Mais, quand il parle à ces foules, par quelles allu­sions l’o­ra­teur cherche-t-il à pro­vo­quer l’en­thou­siasme à sou­le­ver la cla­meur de mil­liers de voix ? — Il leur parle de grève géné­rale inter­na­tio­nale ; il réveille en eux la pen­sée d’un sou­lè­ve­ment géné­ral des peuples contre la foule des satis­faits ; il salue le nou­veau qua­rante-huit qui s’an­nonce sous le dra­peau — non pas des natio­na­li­tés, non pas des répu­bliques, non pas des consti­tu­tions, mais de la révo­lu­tion sociale, de la reprise de fait de tout l’hé­ri­tage humain par ceux que les acca­pa­reurs réduisent au déses­poir. La Mort à l’Ordre Bour­geois ! voi­là ce qui fai­sait vibrer les cœurs de ces masses et résu­mait leurs pen­sées intimes. 

    Peu nom­breux ont été les ora­teurs qui, en ce jour de fête, ont eu le cou­rage de cri­ti­quer : de dire au peuple qu’il n’y avait encore rien de fait, que tous ces élans superbes, tout ce dévoue­ment dont le peuple tra­vailleur avait fait preuve pour don­ner une majes­té impo­sante à ses mani­fes­ta­tions, ont été gâchés, mis au ser­vice de poli­ti­ciens ambi­tieux ; que l’i­dée du 1er mai a été avi­lie, par les meneurs popu­laires, pour plaire aux bour­geois, et les demandes du peuple rape­tis­sées, de peur de s’a­lié­ner — qui ? tou­jours le bour­geois, l’ex­ploi­teur, contre lequel cepen­dant les mani­fes­ta­tions sont dirigées. 

    Et c’est à peine si çà et là des anar­chistes ont osé dire au peuple que ce grand mou­ve­ment, dévié dans des cou­loirs étroits, à issues mes­quines, peut deve­nir l’i­mage de la Révo­lu­tion pro­chaine qui, elle aus­si, sera esca­mo­tée par les habiles poli­ti­ciens bour­geois, si, dans le peuple même, l’i­dée ne sur­git de pro­cé­der à sa guise, selon les ins­pi­ra­tions vagues mais justes du tra­vailleur pour balayer la tourbe qui dans chaque coin du globe s’ap­pro­prie tout — richesse, savoir, jouis­sance — en se moquant de l’in­fi­nie naï­ve­té des masses qui croient encore à des sauveurs. 

    Mais cela a été dit, ne fût-ce que par quelques voies iso­lées. Et cela a été écou­té. Au 1er mai, au Hyde Park, — les jour­naux bour­geois le recon­nais­saient — la pla­te­forme anar­chiste atti­rait vers soi le plus grand nombre et, sous la pluie, la foule écou­tait ces voix qui ne flat­taient pas le peuple pour l’en­dor­mir, mais souf­flaient l’es­prit de révolte dans les jeunes coeurs qui savent encore se révolter. 

Vin­dex.

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