La Presse Anarchiste

Mouvement social

    Le mou­ve­ment anar­chiste d’Al­le­magne quoique très jeune, a déjà pris des pro­por­tions rela­ti­ve­ment consi­dé­rables. Le chiffre du tirage d’un jour­nal et la vente des bro­chures pro­pa­geant l’i­dée anar­chiste, ne sont cer­tai­ne­ment pas une mesure exacte de l’é­ten­due du mou­ve­ment ; néan­moins le fait de la publi­ca­tion heb­do­ma­daire d’un organe car­ré­ment anar­chiste, dis­cu­tant plus la théo­rie que l’ac­tua­li­té, ayant un tirage crois­sant de 3.500 à 5.000 exem­plaires, et la vente rapide par 5.000, 10.000, 15.000 et même 20.000 exem­plaires des bro­chures édi­tées par le même jour­nal, ne laisse pas de don­ner une idée assez juste de sa valeur. Or le Sozia­list, jour­nal du mou­ve­ment, se dis­tri­buait dès l’hi­ver 1893 dans les pro­por­tions indi­quées. Les bro­chures, entre autres une contre le par­le­men­ta­risme, une sur l’im­por­tance du mou­ve­ment syn­di­cal, cinq de Kro­pot­kine, et un extrait de Dieu et l’É­tat de Bakou­nine, ont au une vente variant dans les chiffres donnés. 

    Avec l’an­née 1894 com­mencent les per­sé­cu­tions. Les mesures du gou­ver­ne­ment ten­daient prin­ci­pa­le­ment à faire dis­pa­raître le Sozia­list. Mais com­ment le faire dis­pa­raître si, pour un gérant incar­cé­ré, il s’en trouve tou­jours un pour le remplacer. 

    Le pro­cu­reur impé­rial Bene­dict, le Bulot de l’Al­le­magne, ne s’embarrassa pas pour si peu, il trou­va de suite un moyen des plus com­mode. Il n’at­ten­dit pas que le Par­le­ment eût décré­té une légis­la­tion exceptionnelle. 

    La loi sur la Presse ne recon­naît que la res­pon­sa­bi­li­té du gérant. Bene­dict en fit de l’es­prit et de la lettre une inter­pré­ta­tion ad hoc. Par cette inter­pré­ta­tion abso­lu­ment arbi­traire et accep­tée par toutes les Cours de jus­tice de l’Em­pire, le Gou­ver­ne­ment n’a aucune dif­fi­cul­té pour frap­per et condam­ner qui que ce soit ayant eu des rela­tions quel­conques avec la rédac­tion ou admi­nis­tra­tion du Sozia­list. ― Avec le gérant furent arrê­tés et les édi­teurs et les impri­meurs. ― Pour parer à cette botte, la rédac­tion du Sozia­list s’ar­ran­gea de manière à ce que l’é­di­teur, le gérant et l’im­pri­meur ne fussent qu’une seule et même personne. 

    Alors le gou­ver­ne­ment s’en prit aux expé­di­teurs, les livres de comptes et la liste des abon­nés furent sai­sis, la poste reçut l’ordre de « rete­nir » la cor­res­pon­dance, man­dats, copies de col­la­bo­ra­teurs, en un mot, tout ce qui était adres­sé au journal. 

    Sous de telles condi­tions, la lutte deve­nait impos­sible et, en jan­vier, cette année parais­sait le der­nier numé­ro. L’éner­gie, l’es­prit de sacri­fice et la per­sé­vé­rance avec les­quels la rédac­tion du Sozia­list a défen­du sa posi­tion, sont mis en relief par le faite que, depuis le 18 mars 1984 jus­qu’en jan­vier 1895, les condam­na­tions qui ont frap­pé le Sozia­list font un total de 80 mois de pri­son, le nombre des numé­ros parus fut 45, ce qui fait que l’ap­pa­ri­tion de chaque numé­ro a coû­té un peu moins de deux mois de pri­son, sans comp­ter les autres incon­vé­nients et dépenses. Ce n’est pas par manque de cou­rage ou de dévoue­ment que la rédac­tion a dû renon­cer à faire paraître le jour­nal, car, immé­dia­te­ment après l’ar­res­ta­tion du der­nier gérant, non moins de douze com­pa­gnons se sont offerts pour rem­plir le poste ; poste qui, en règle géné­ral, rap­porte à son déten­teur rare­ment moins d’un an de pri­son, mais sou­vent plus. Le sort des bro­chures ne fut pas plus heu­reux, elles furent inter­dites, quoique la plu­part eussent cir­cu­lé pen­dant plus d’une année sans que la police eut cru devoir intervenir. 

    Tout ce qu’il en fut trou­vé fut confis­qué. Au com­men­ce­ment de cette année, le mou­ve­ment alle­mand se trou­vait donc sans organe, ni bro­chure, ni publi­ca­tions d’au­cune sorte. 

    Un mou­ve­ment ne meurt pas de la dis­pa­ri­tion d’un jour­nal et de quelques bro­chures, quoique d’autre part il ne soit pas pos­sible de para­phra­ser le mot célèbre : le Roy est mort, Vive le Roy.

     L’ab­sence d’une lit­té­ra­ture expo­sant les prin­cipes et ser­vant de moyen de com­mu­ni­ca­tion et de dis­cus­sion se fait très vive­ment sen­tir. Cepen­dant, ce n’est point une rai­son pour déses­pé­rer de l’a­ve­nir du mou­ve­ment, d’autres voies sont encore libres et s’offrent à nous pour par­ler aux masses. 

    La plus impor­tante est le mou­ve­ment syndical. 

    Sous la loi excep­tion­nelle qui frap­pait toutes les orga­ni­sa­tions socia­listes en Alle­magne, la Sozial-Démo­cra­tie se vit for­cée de joindre le mou­ve­ment syn­di­cal : pra­ti­que­ment, pour échap­per aux per­sé­cu­tions du gou­ver­ne­ment d’une part et pour rai­sons de pro­pa­gande de l’autre ; théo­ri­que­ment, parce que la plu­part des orga­ni­sa­tions locales, ayant pris au sérieux les théo­ries éco­no­miques de Marx se pas­sion­naient pour la lutte et la trans­por­taient sur un ter­rain prin­ci­pa­le­ment éco­no­mique. Le mou­ve­ment anar­chiste né au sein de la Sozial-Démo­cra­tie ne s’est donc jamais sépa­ré du mou­ve­ment syn­di­cal. Si, offi­ciel­le­ment, la majo­ri­té des Chambres syn­di­cales se déclarent Sozial-Démo­crate, il y a néan­moins dans leur sein un grand nombre d’élé­ments très actifs et influents qui y font une très vive pro­pa­gande de nos idées. La Sozial-Démo­cra­tie ignore géné­ra­le­ment com­bien de fils rené­gats elle a dans ce mou­ve­ment qu’elle néglige ou exploite dans des buts par­le­men­taires. Les anar­chistes res­tent donc dans ce mou­ve­ment, non seule­ment parce qu’ils y trouvent la pos­si­bi­li­té de par­ler aux tra­vailleurs, mais aus­si parce qu’ils croient que les Chambres syn­di­cales sont les élé­ments, les embryons de la pro­duc­tion future en groupe libres. 

    Cette idée ins­pire aujourd’­hui aus­si les cama­rades qui s’en­thou­siasment du mou­ve­ment coopé­ra­tif. On espère pré­pa­rer l’a­vè­ne­ment de la socié­té future en orga­ni­sant les groupes coopé­ra­tifs pour la pro­duc­tion et la consom­ma­tion. À part cela on croit trou­ver dans ce mou­ve­ment la pos­si­bi­li­té d’en­trer en rela­tions plus intimes avec les masses, de les orga­ni­ser et, une fois orga­ni­sées coopé­ra­ti­ve­ment, y trou­ver une aide en cas de luttes éco­no­miques, grèves, mises à l’in­dex, boy­cot­tages. Un pam­phlet qui a paru der­niè­re­ment expose ces idées. L’en­thou­siasme des cama­rades peut paraître un peu exa­gé­ré, il n’eut pas été si grand, si le Gou­ver­ne­ment n’a­vait pas bar­ré d’autres champs d’ac­ti­vi­té. L’ab­sence d’un organe où l’on pût dis­cu­ter toutes ces ques­tions se fait très vive­ment sen­tir. Nous espé­rons que cet incon­vé­nient va sous peu dis­pa­raître. Quelques com­pa­gnons à l’é­tran­ger veulent entre­prendre la publi­ca­tion d’un nou­veau jour­nal et de bro­chures ; cer­tai­ne­ment ce jour­nal n’au­ra pas la même influence que si la publi­ca­tion avait lieu en Alle­magne même. Si même il réus­sit à trou­ver les forces lit­té­raires néces­saires, la cir­cu­la­tion d’un jour­nal venant de l’é­tran­ger offre tou­jours de grandes difficultés. 

    En se remé­mo­rant ce que la Sozial-Démo­cra­tie a su faire durant la loi excep­tion­nelle avec son orga­ni­sa­tion secrète, il est per­mis d’es­pé­rer qu’a­vec l’i­ni­tia­tive des cama­rades, la pro­pa­gande de sera rien moins que déve­lop­pée et active. 

    La réac­tion actuelle en Alle­magne ne peut pas nuire beau­coup au mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, peut-être même lui sera-t-elle utile. 

    La pro­mul­ga­tion du Umsturz vor­lage en dis­cus­sion en ce moment au Reichs­tag ne chan­ge­ra en rien la situa­tion actuelle. Cette nou­velle loi excep­tion­nelle est super­flue, on a bien vu que les pro­cu­reurs géné­raux et les cours de jus­tice font dès aujourd’­hui ce qu’ils veulent en inter­pré­tant lar­ge­ment et illé­ga­le­ment les lois exis­tantes. D’autre part son influence sur les anar­chistes sera qu’ils devront se don­ner une orga­ni­sa­tion plus effi­cace, ce qui fut aus­si l’ef­fet de la der­nière loi excep­tion­nelle sur la Sozia-Démo­cra­tie. L’a­bo­li­tion de cette loi fut d’une poli­tique très intel­li­gente, elle a fait déri­ver ce grand mou­ve­ment révo­lu­tion­naire quoique imbu de quelques pré­ju­gés poli­tiques, dans les eaux calmes de la poli­tique réac­tion­naire où il se trouve aujourd’­hui. La nou­velle loi excep­tion­nelle qui frap­pe­ra non seule­ment les anar­chistes mais aus­si la Sozial-Démo­cra­tie appor­te­ra une scis­sion dans leurs rangs. Une par­tie devien­dra encore plus paci­fique, l’autre plus révo­lu­tion­naire. A cette scis­sion l’A­nar­chie ne peut que gagner. 

B.K.

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