C’est une agglomération de populations parlant des langues différentes, possédant des traditions historiques diverses et ayant atteint des degrés inégaux de civilisation. Les provinces qu’elles habitent sont soit en grande partie industrielles, soit entièrement agricoles. Encore, l’agriculture de ces dernières est-elle bien variable, si l’on compare la fertilité des plaines de la Bohême à celle des hautes Alpes et à l’aridité des steppes de la Galicie. De fortes tendances se prononcent vers la formation de nouveaux petits États nationaux et l’intérêt que portent les provinces aux affaires générales et à l’existence intégrale de l’Empire décroît de plus en plus. C’est une réaction contre la centralisation bureaucratique qui, depuis des siècles, méconnaît les moindres droits des nationalités allemandes et non-allemandes. La seule consolation, bien platonique, de ces premières est de voir que leur langue est la langue officielle de l’État ! Cette tendance centrifuge d’aujourd’hui ne mérite d’être appelée ni fédéraliste ni autonomiste : parce que le sentiment de solidarité, nécessaire pour une fédération de bonne foi, n’existe nulle part. Toute cette agitation invoque comme argument le plus puissant la haine des nationalités auquel s’ajoute cet autre argument économique, éminemment bourgeois, que les provinces plus riches ne veulent plus payer le déficit des provinces plus pauvres. — Quant au sentiment autonomiste, il n’a aucune sincérité (cette qualité ne se rencontre que chez un bien petit nombre d’hommes), car chacune de ces fractions a le désir de se séparer de manière à former le plus de territoires possible et de réaliser, chacune en ce qui la concerne, le rêve chauvin d’une foule d’États (grand-tchèque, grand-croate, grand-polonais, etc.).
Avant de parler des masses ouvrières, examinons la situation présente des classes dirigeantes.
Les vieux parfis politiques sont dans la plus complète décomposition ; ici on voit réalisée, depuis le ministère Windischgraetz-Plener, la coalition officielle et formelle des partis libéraux, conservateurs et cléricaux, qui se prépare dans tous les pays, dans le but pur et simple de protéger les intérêts de la propriété, de la noblesse et du clergé ainsi que ceux de la dynastie des Habsbourg contre les aspirations populaires, même les plus modestes et les plus anodines. Cette coalition des libéraux industriels allemands de la Bohême, des ruraux polonais et des cléricaux allemands et slaves des pays des Alpes, ne fait que déguiser une réaction plus brutale encore, si c’est possible, que celle de Taaffe et dont le chef, le prince Windischgraetz, petit-fils du bombardeur de Vienne et de Prague un 1848, peut être remplacé d’un jour à l’autre par le comte Thoun, gouverneur de la Bohême, le fusilleur habituel des mineurs grévistes et le garde chiourme de la jeunesse progressive tchèque. C’est l’homme le plus exécré en Autriche et par conséquent, celui que les classes gouvernantes considèrent comme un sauveur.
Cette coalition n’a pour adversaires dans l’arène de la politique parlementaire que des partis à peu près également répugnants. Ce sont d’abord les Jeunes-Tchèques, jadis membres de la majorité de Taaffe contre les Allemands et qui, aujourd’hui, représentent la bourgeoisie tchèque. Sauf ces capitalistes ambitieux, ce parti comprend les nationalistes tchèques, quelques sincères autonomistes, peut-être, des panslavistes amoureux du knout russe et rivalisant avec les patriotes français en platitudes devant le despotisme tsariste ; puis quelques représentants des intérêts agricoles protectionnistes des petits cultivateurs. Enfin, de ce parti s’élèvent quelquefois des voix qui signalent les infamies du gouvernement et de l’administration, — chose presque inouïe en Autriche.
Viennent ensuite les nationalistes allemands avec un répertoire politique de déclamations sonores sur les questions nationales et quelque peu portés vers l’antisémitisme ; mais le courage leur manque de faire une opposition quelconque, fût-elle même aussi académique que celle des Jeunes-Tchèques. — Enfin, les deux seuls députés sincèrement démocrates qui, tant qu’ils furent complètement isolés et qu’ils agirent de concert, flétrirent courageusement la honte et l’oppression en Autriche ; et ce furent les deux seuls hommes qui, en dehors des groupes ouvriers, osaient dire ce que pensent tous les honnêtes gens d’un pareil système ; — mais la corruption parlementaire ne pouvait pas les épargner ; sans vouloir contester le moins du monde leur intégrité personnelle, nous devons constater que l’un d’eux, démocrate purement politique, s’est rapproché du parti libéral philosémite, et que l’autre est maintenant inféodé au parti ouvrier social-démocrate et en train de devenir un politicien routinier comme tous les autres, tandis que dans son isolement volontaire il était une vraie force morale. Il ne nous appartient pas de gémir sur ce que nous considérions comme inévitable dès le commencement d’une telle carrière.
Reste un parti d’opposition apparente : le parti se disant antisémite, ou antilibéral, ou encore socialiste-chrétien. Ce parti, on ne peut plus clérical, servilement patriotique et monarchiste, réactionnaire sous tous les rapports, s’accroît de plus en plus dans les grandes villes (à Vienne surtout) ainsi que dans les campagnes et représente la haine de la petite bourgeoisie boutiquière et campagnarde pour le grand capital. Cette haine est exploitée par les cléricaux et la noblesse féodale, qui veut s’en servir pour détruire toutes les concessions que l’Autriche (en matière d’enseignement primaire surtout) à dû faire à l’esprit moderne. L’infamie de ce parti n’a d’égale que l’infamie des partis adverses et tous, libéraux et antisémites, se disputent en ce moment la bénédiction du Pape pour leurs agitations et partis respectifs !
Quels sont, en face de toutes ces petitesses, les forces vraiment progressives de ce pays ?
Nous ne pouvons signaler, et sous toutes réserves, que le parti de la démocratie sociale. Nous ne le considérons pas comme progressiste en ce qui concerne son programme, dans quelque pays que ce soit ; mais en Autriche il remplit cette condition qu’il est le seul, ou à peu près, à revendiquer les libertés les plus simples et les plus rudimentaires contre la brutalité policière. L’administration, la police se permettent tout ici, soit conformément aux lois, soit contre elles, et, connaissant le caractère des partis bourgeois, nous savons qu’ils sont incapables d’une opposition sérieuse contre ce despotisme bureaucratique. Eh bien, sur ce terrain, les démocrates socialistes depuis quelques années ont incité une lutte tenace, et jusqu’à un certain point, victorieuse ; nous n’approuvons pas tous leurs moyens adoptes, mais ils ont eu pour résultat, si l’on compare l’état actuel avec celui d’il y a dix ans, d’accroître dans le peuple l’esprit d’indépendance contre l’oppression gouvernementale et de valoir à cette dernière quelques rudes défaites.
Sans doute, à l’action de ce parti, sont, venues s’adjoindre d’autres causes. Du reste, sauf cela, ce parti suit en Autriche la même fausse route que partout ailleurs. Quant au mouvement autrichien, il eut toujours quelque chose de naturel, vigoureux, naïf aussi parce que la politique électorale ouvrière n’y put jamais être exercée, le suffrage universel ou ou même un suffrage quelque peu étendu n’existant pas. Nous avons vu le mouvement socialiste révolutionnaire, pour ne pas dire anarchiste, si accentué de 1881 à 1884 et les grandioses manifestations du 1er mai de 1890, quand on ne manifestait que par solidarité internationale et pour obtenir les huit heures de travail par n’importe quel moyen. Mais les chefs de ce mouvement meurent d’envie, depuis plus de vingt-cinq ans, d’entrer au Parlement et le but de leur presque unique propagande a toujours été le suffrage universel et la réalisation de tous les désirs des masses affamées, au moyen de la conquête des pouvoirs publics par les socialistes ! Leur idéal, c’est l’Allemagne si heureuse ! qui, il y a cinquante ans, dormait sous la tutelle de ses trente-six petits monarques — comme dit Heine — et qui maintenant, continue son paisible sommeil sous la tutelle non moins avantageuse de ses trente-six députés socialistes.
Quant à la tactique pour obtenir ce suffrage universel, l’exemple de la Belgique se présentait, naturellement, sous son double aspect. Les mots dangereux de grève générale passèrent de Belgique en Autriche et les masses ouvrières les comprennent enfin et désirent cette grève ; mais les chefs, sachant bien qu’en Belgique tout ne s’est pas passé comme la légende populaire veut nous le faire croire, et ne pouvant dévoiler les menées des politiciens ouvriers belges sans s’exposer eux-mêmes, se trouvent dans une situation embarrassée en face de cette agitation populaire en faveur de la grève générale. Il existe donc, dans le parti socialiste deux tendances ; l’une qui consiste à obtenir le suffrage par des démonstrations populaires et la grève générale ; et l’autre, en opposition avec la première, celle des chefs les plus influents qui, à vrai dire, ne savent trop que faire et qui suivent une politique dilatoire de grandes phrases et de menaces en même temps.
En sorte que cette question du suffrage n’avance pas le moins de monde. Elle voyage dans le parlement d’un comité à l’autre, personne n’a la bonne volonté de l’aborder et la stagnation la plus complète règne dans ce moment.
On organise, il est vrai, des syndicats, suivant cette même tendance de centralisation qui, en Autriche, existe en matière de gouvernement ; on fait des congrès corporatifs. tels que, dernièrement le Congrès des mineurs à Vienne ; mais c’est toujours pour leur inculquer la doctrine et la faire adopter comme résolution que tant que le suffrage universel n’existera pas, rien ne pourra être accompli par les ouvriers eux-mêmes etc. ; tout est sacrifié à ce moloch insatiable de l’ambition politique.
On conçoit que dans une telle situation la propagande anarchiste a une rude besogne devant elle. Jadis, de 1881 à 1884, elle fut très active et avait réuni presque tous les socialistes dans une agitation antiparlementaire et socialiste révolutionnaire, bien que le manque total de liberté de parole à cette époque fût un obstacle à une discussion sérieuse des théories libertaires. Cette oppression, occasionna des actes de représailles de la part des anarchistes et cette période fut suivie par de longues années de répression, entravant toute propagande ouverte, et pendant lesquelles les socialistes parlementaires réussirent à faire dévier l’enthousiasme sincère, mais inexpérimenté et ignorant des masses en faveur de leur propagande palliative et électorale. Depuis 1892, cependant on peut recommencer à discuter l’anarchie en public ; les événements qui y menèrent sont analogues quoique sous maints rapports différents, au mouvement qui en Allemagne conduisit à la formation du parti socialiste indépendant dont les meilleurs éléments bientôt devinrent anarchistes. Deux journaux paraissent depuis 1892, à Vienne, la Zukunft (L’Avenir) de Vienne et le journal tchèque Volné Listy (Feuilles libres) ; il y a eu aussi des journaux de courte durée à Gray, Salzburg, Prague, et Trieste, en allemand, tchèque et italien. Tous ces journaux sont presque à chaque numéro saisis et leurs éditeurs se trouvent la plupart du temps en prison. Il en est de même pour les orateurs des réunions et les compagnons déployant quelque activité, qui se trouvent toujours sous le coups de condamnations. À signaler aussi quelques petites associations qu’on dissout dès qu’elles commencent à être actives. En sorte que les plus grandes difficultés sont opposées à toute extension de la propagande. À vrai dire, la propagande mystificatrice des socialistes autoritaires, menée d’habitude avec tant de cynisme que rien n’est plus facile que de la réfuter aux yeux de quiconque a quelque intelligence, éprouve une opposition mille fois moindre qu’elle ne devrait l’être surtout quand le peuple affamé n’entend que des exhortations à envoyer les chefs du parti au parlement, — à une période où le parlementarisme est en pleine putréfaction en tous pays et en Autriche peut-être plus que n’importe ailleurs. Les raisons de cette inaction relative sont faciles à trouver : les persécutions, la pauvreté et la difficulté qu’éprouve un plus grand nombre à s’instruire sérieusement de nos principes.
Il reste à considérer si des tendances libertaires existent dans quelque autre milieu où pourrait être favorisé le développement de l’anarchie.
Les anarchistes ont un peu d’influence dans quelques ramifications d’organisations syndicales, là où la corruption et l’autoritarisme des chefs socialistes commencent à ouvrir les yeux aux syndiqués. Mais en général ce sont les idées marxistes qui prédominent parmi ceux qui ont quelques notions économiques, c’est assez dire quelle indifférence ou quelle hostilité rencontrent les idées modernes.
Le seul milieu dans lequel ces idées entrent un peu, est la jeunesse tchèque (la jeunesse allemande étant absorbée par l’antisémitisme, le marxisme ou le philosémitisrne). La jeunesse universitaire tchèque a réuni depuis quelques années toute une collection de traductions d’œuvres modernes et plus ou moins libertaires, ainsi que de jeunes revues dans lesquelles les idées de l’anarchie sont aussi parfois exposées. C’est ce mouvement qui domine dans la Omladina. Il n’est pas moins persécuté que le mouvement révolutionnaire ; plusieurs douzaines de jeunes gens sont enfermés dans les cachots de la Bohême, à la suie de condamnations aux travaux forcés et, avec une régularité nullement surprenante, chaque semaine un des prisonniers meurt de la phtisie, ou devient fou. Ce mouvement réunit actuellement des hommes qui devront plus tard se diviser des autonomistes tchèques uniquement politiciens, des radicaux, des socialistes de différentes écoles et parmi eux certains animés de sympathies libertaires et même anarchistes. Ce mélange doit offrir quelque analogie avec celui qui se rencontrait dans les premiers temps de son agitation dans le sein de la jeunesse russe. Il peut être profitable en tous cas, puisqu’il engendre, au moins la discussion. vivifie quelque peu et garantit d’une soumission muette à des programmes fixes et inaltérables.
Un mouvement pareil se manifesta, il y a presque vingt ans, parmi la jeunesse oukraïnienne de l’Est de la Galicie et il en est sorti le « parti oukraïnien radical », un parti surtout composé de paysans socialistes, fédéralistes. antidoctrinaires, unis pour la lutte politique électorale. et c’est là probablement le chemin que la plupart de la jeunesse tchèque suivra aussi, malheureusement.
Comme on le voit, c’est bien partout une période de stagnation et qui ne saurait être modifiée par une extension de la liberté électorale. Plus tard nous donnerons des détails sur la propagande et les persécutions : aujourd’hui nous avons voulu donner simplement un aperçu de la situation générale en Autriche.
Némo