Toute loi humaine est, forcément, arbitraire ; car, si juste soit-elle, elle ne représente infailliblement qu’une partie du développement humain, qu’une infime parcelle des desiderata de l’humanité ; toute loi que formule un parlement n’est que la moyenne de l’opinion générale, elle devient ainsi, par la force des choses, arbitraire pour ceux qui sont au-delà ou en deçà de ce développement. Pour être applicable, des lois entraînent la création d’un appareil judiciaire et l’existence d’un corps répressif parasite.
Toute société basée sur les lois humaines ne peut donc satisfaire pleinement l’idéal de chacun. La minorité seule, qui, par ruse ou par force, a su s’emparer du pouvoir et en use pour exploiter à son profit les forces de la collectivité, peut y trouver son compte et s’intéresser à la prolongation de cet ordre de chose.
Voilà pourquoi nos sociétés sont si instables, pourquoi la loi est constamment violée – quand ils y ont intérêt – par ceux qui l’ont faite ou sont chargés de l’appliquer. Voilà pourquoi lorsque l’antagonisme entre les aspirations nouvelles et les lois politiques prétendues immuables a atteint son plus haut degré, la porte s’ouvre toute grande aux bouleversements et aux révolutions.
Et pourtant, les institutions humaines, une fois établies, résistent aux changements de forme, tandis que l’évolution de l’individu, si lente soit-elle, se fait continuellement. Mais, pour que cette évolution s’accomplisse en toute son intégrité, il faut que l’autonomie de l’individu soit complète, que ses aspirations se fassent jour librement, qu’il puisse les développer dans toute leur expansion, que rien n’entrave sa libre initiative.
Le premier enseignement que nous dégagerons de cette critique de l’organisation sociale actuelle, c’est que les lois humaines doivent disparaître, emportant avec elles, au néant d’où ils n’auraient jamais dû sortir, les systèmes législatifs, exécutifs, judiciaire et répressif qui, non seulement entravent l’évolution humaine, suscitent les crises meurtrières de tant de milliers d’êtres humains, mais retardent, aussi, l’humanité dans sa marche en avant, l’entraînent à la régression.
Pour que l’homme se développe librement, dans toute son intellectualité, dans toute sa puissance physique et morale, il faut que chaque individu puisse satisfaire tous ses besoins physiques, intellectuels et moraux ; mais cette satisfaction ne peut être assurée si la terre n’est rendue à tous, si l’outillage mécanique existant, fruit du travail des générations passées, ne cesse d’appartenir à une minorité de parasites et n’est mis à la disposition des travailleurs sans prélèvement d’impôt par le capitaliste.
La terre, trop morcelée, d’une part, pour permettre aux petits détenteurs de mettre en œuvre l’outillage puissant qui seconderait leurs efforts, d’autre part, accaparée en lots immenses et transformée en chasses improductives, nourrit difficilement la population existante. Nous voulons faire comprendre au paysan que son intérêt bien compris, est de réunir son lopin à celui de ses voisins, d’associer ses efforts à leurs efforts pour diminuer leur peine, augmenter leur production ; que personne n’a le droit de stériliser pour son agrément, la moindre parcelle de terrain, tant qu’il y aura des hommes ne mangeant pas à leur suffisance.
Nous dirons au paysan que les maîtres qui le rançonnent, exploitent aussi le travailleur des villes, et que loin de considérer ce dernier comme un ennemi, il faut lui tendre la main pour se débarrasser ensemble de leurs communs parasites.
Nous dirons à l’ouvrier, que loin de désirer l’anéantissement de la machine ― comme d’aucuns le conseillent ― il doit, au contraire, se féliciter de son concours, puisqu’elle lui permettra d’économiser du temps et des forces. Qu’elle lui est funeste aujourd’hui, comme appartenant à des particuliers qui en tirent tout le profit, mais que, rendue à l’initiative des producteurs, elle sera le moteur le plus actif de leur affranchissement et les arrachera à la fatalité naturelle qui condamnait l’homme au travail forcé. L’ennemi n’est pas la machine, mais le maître qui l’exploite à son profit.
Nous demanderons aux artistes, aux littérateurs, s’ils ne souffrent pas aussi du présent ordre de choses ? Si, journellement, ils ne sont pas froissés des petitesses de la vie courante ? Écoeurés de la médiocrité du public auquel ils s’adressent ? Médiocrité dont ils doivent tenir compte s’ils veulent vivre de leur art.
L’éducation leur à fait croire qu’ils sont d’une autre essence que le travailleur, que le paysan, dont ils descendent pour la plupart. On leur a persuadé qu’il faut, pour que leur « génie ! » se développe, leur imagination se donne libre cours, que la « vile multitude » se charge des dures besognes, s’occupe de les servir, de leur rendre la vie facile !
Qu’ils comprennent donc enfin qu’une individualité en vaut une autre, que s’il y a des degré de développement, les facultés sont équivalentes et que les différences sont, en grande partie, l’effet des inégalités sociales.
L’artiste, le littérateur, appartiennent à la masse ; ils ne peuvent s’en isoler et, forcément, ressentent les effets de la médiocrité ambiante. Ils ont beau se retrancher derrière les privilèges des classes dirigeantes, vouloir s’isoler dans leur « tour d’ivoire », s’il y a abaissement pour celui qui obéit, il n’y a pas de dignité pour celui qui commande. Pour vivre de leur rêve, réaliser leurs aspirations, il faut qu’ils travaillent, eux aussi, au relèvement moral et intellectuel de la masse, et comprennent que leur propre développement est fait de l’intellectualité de tous, que la Société n’admet pas d’esclaves, mais un échange mutuel de services entre égaux.
Le savant, lui aussi, doit apprendre que la science n’est pas un domaine privé, réservé à quelques initiés pontifiant devant un public d’ignorants qui les croient sur parole.
Malgré la compression intellectuelle qui pèse depuis tant de siècle sur l’humanité, la science a pu progresser et se développer, grâce à l’esprit critique des individualités réfractaires aux enseignements officiels. Elle doit donc se mettre à la portée de tous, devenir accessible à toutes les aptitudes, afin que cet esprit critique qui l’a sauvée de l’obscurantisme, contribue à hâter sa pleine floraison.
La science se fragmente en tant de branches diverses, qu’il est impossible au même individu de les connaître toutes dans leur intégralité, la durée de l’existence ne suffirait pas pour qu’un homme acquit assez de notions pour les discuter toutes avec connaissance de cause. Pour les étudier, il est forcé de s’en rapporter ― à l’aide de son esprit critique ― aux travaux de ses devanciers. C’est de toutes les connaissances humaines que ressort la synthèse générale. Un individu n’obtient de connaissance certaine qu’en s’aidant du travail de tous, et les observations les plus modestes ne sont pas toujours à dédaigner. Il est donc de toute logique que les savants renoncent à former une caste à part, que tous les individus, sans exception, reçoivent leur part d’éducation, afin de contribuer au développement général.
Ce qui est vrai pour les individus, est vrai pour les nations. De même qu’un individu ne peut vivre sans l’appui de tous, un peuple n’existe qu’avec le concours des autres peuples. Une nation qui voudrait s’enfermer chez elle, cessant toutes relations avec l’univers, ne tarderait pas à rétrograder et à périr. Il est donc absurde de fomenter, sous prétexte de patriotisme, les haines soit-disant nationales, excellent prétexte, à la bourgeoisie, pour légitimer le militarisme. Nous avons besoin des autres nations, comme elles ont besoin de nous. On n’est pas ennemi pour parler une langue différente. Nos ennemis sont ceux qui nous exploitent, nous asservissent, empêchent notre développement.
Les despotes qui ont érigé le patriotisme en nouvelle religion, passent bien par-dessus les frontières lorsqu’il s’agit de défendre leurs privilèges. N’ont-ils pas établi toutes sortes de conventions internationales pour les besoins de leur commerce, de leur exploitation ? S’agit-il de faire la chasse aux « idées subversives », bourgeois français, allemands, italiens, russes et autres, se refusent-ils le secours de leurs diplomates, de leurs policiers ? Est-il question de réduire une grève ? Se privent-ils de faire appel à l’étranger ?
Aidons les travailleurs à voir dans les travailleurs des autres nations des frères de misère, souffrant des mêmes maux, courbés sous le même joug, appelés à combattre les mêmes exploiteurs.
Nous ne croyons pas à la politique. Les promesses des coureurs de candidature nous laissent froids. S’ils ont foi aux mensonges qu’ils débitent, ce sont des imbéciles, s’ils mentent pertinemment, ce sont des fourbes ; nous ne voulons avoir rien de commun avec eux.
Nous savons que l’organisation économique actuelle cherchera toujours à détourner, à son profit, les essais d’amélioration qui pourront être suggérés, notre bienveillance est acquise à ceux qui les étudient de bonne foi, mais nous ne saurions prendre part à des campagnes qui seraient des pièges tendus à la crédulité du travailleur.
Tant que la richesse sociale sera l’apanage d’une minorité d’oisifs, cette minorité en usera pour vivre aux dépens de ceux qu’elle exploite. Et comme c’est la possession du capital qui fait les forts et les maîtres de la société, ceux qui ne possèdent rien doivent viser, pour s’affranchir, à rentrer en possession de ce dont on les a spoliés.
Pour empêcher l’exploitation de l’homme par l’homme, il faut changer les bases de l’ordre économique, il faut transformer la propriété et c’est, justement, ce que veulent éviter les chercheurs d’émollients sociaux.
Nous sommes donc convaincus que l’on n’a rien à attendre des charlatans de la politique. L’émancipation humaine ne peut être l’oeuvre d’aucune législation. Elle doit être le fait de la volonté individuelle.
La grande objection, derrière laquelle se retranche nos adversaires de bonne foi, c’est que notre idéal est beau, mais irréalisable, l’humanité n’étant pas assez développée ! Certainement, tant que les individus croupiront dans la servitude, attendant d’hommes, ou d’événement providentiels, à la fin de leur abjection, tant qu’ils se contenteront d’espérer sans agir, l’idéal le plus beau, l’idéal le plus simple, restera à l’état de pure rêverie, d’utopie vague. Où, autrement que dans la fable, a‑t-on vu la fortune descendre à la porte du dormeur ? Mais quand les individus auront reconquis l’estime d’eux-mêmes, lorsqu’ils se seront convaincus de leur propre force, lorsque, las de courber l’échine, ils auront retrouvé leur dignité et sauront la faire respecter, ils apprendront que la volonté peut tout lorsqu’elle est au service d’une intelligence consciente. Il leur suffira de vouloir être libre pour trouver sûrement le moyen d’y parvenir.
La Rédaction.