La Presse Anarchiste

Temps Nouveaux

    C’est dans une nou­velle phase de la lutte que nous entrons, en effet. L’idée que nous défen­dons est enfin sor­tie de l’obscurité dans laquelle on avait essayé de l’étouffer. Aujourd’hui, grâce à la per­sé­cu­tion, grâce à des lois d’exception telles qu’on en fait dans les pires monar­chies, nul n’ignore qu’il existe des hommes qui, ayant recueilli les plaintes de ceux qui souffrent de l’ordre social actuel, s’étant péné­trés des aspi­ra­tions humaines, ont entre­pris la cri­tique des ins­ti­tu­tions qui nous régissent, les ont ana­ly­sées, se sont ren­du compte de ce qu’elles valent, de ce qu’elles peuvent pro­duire et, de l’ensemble de leurs obser­va­tions, déduisent des lois logiques et natu­relles pour l’organisation d’une Socié­té meilleure. 

    Toute loi humaine est, for­cé­ment, arbi­traire ; car, si juste soit-elle, elle ne repré­sente infailli­ble­ment qu’une par­tie du déve­lop­pe­ment humain, qu’une infime par­celle des desi­de­ra­ta de l’humanité ; toute loi que for­mule un par­le­ment n’est que la moyenne de l’opinion géné­rale, elle devient ain­si, par la force des choses, arbi­traire pour ceux qui sont au-delà ou en deçà de ce déve­lop­pe­ment. Pour être appli­cable, des lois entraînent la créa­tion d’un appa­reil judi­ciaire et l’existence d’un corps répres­sif parasite. 

    Toute socié­té basée sur les lois humaines ne peut donc satis­faire plei­ne­ment l’idéal de cha­cun. La mino­ri­té seule, qui, par ruse ou par force, a su s’emparer du pou­voir et en use pour exploi­ter à son pro­fit les forces de la col­lec­ti­vi­té, peut y trou­ver son compte et s’intéresser à la pro­lon­ga­tion de cet ordre de chose. 

    Voi­là pour­quoi nos socié­tés sont si instables, pour­quoi la loi est constam­ment vio­lée – quand ils y ont inté­rêt – par ceux qui l’ont faite ou sont char­gés de l’appliquer. Voi­là pour­quoi lorsque l’antagonisme entre les aspi­ra­tions nou­velles et les lois poli­tiques pré­ten­dues immuables a atteint son plus haut degré, la porte s’ouvre toute grande aux bou­le­ver­se­ments et aux révolutions. 

    Et pour­tant, les ins­ti­tu­tions humaines, une fois éta­blies, résistent aux chan­ge­ments de forme, tan­dis que l’évolution de l’individu, si lente soit-elle, se fait conti­nuel­le­ment. Mais, pour que cette évo­lu­tion s’accomplisse en toute son inté­gri­té, il faut que l’autonomie de l’individu soit com­plète, que ses aspi­ra­tions se fassent jour libre­ment, qu’il puisse les déve­lop­per dans toute leur expan­sion, que rien n’entrave sa libre initiative. 

    Le pre­mier ensei­gne­ment que nous déga­ge­rons de cette cri­tique de l’organisation sociale actuelle, c’est que les lois humaines doivent dis­pa­raître, empor­tant avec elles, au néant d’où ils n’auraient jamais dû sor­tir, les sys­tèmes légis­la­tifs, exé­cu­tifs, judi­ciaire et répres­sif qui, non seule­ment entravent l’évolution humaine, sus­citent les crises meur­trières de tant de mil­liers d’êtres humains, mais retardent, aus­si, l’humanité dans sa marche en avant, l’entraînent à la régression. 

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    Pour que l’homme se déve­loppe libre­ment, dans toute son intel­lec­tua­li­té, dans toute sa puis­sance phy­sique et morale, il faut que chaque indi­vi­du puisse satis­faire tous ses besoins phy­siques, intel­lec­tuels et moraux ; mais cette satis­fac­tion ne peut être assu­rée si la terre n’est ren­due à tous, si l’ou­tillage méca­nique exis­tant, fruit du tra­vail des géné­ra­tions pas­sées, ne cesse d’ap­par­te­nir à une mino­ri­té de para­sites et n’est mis à la dis­po­si­tion des tra­vailleurs sans pré­lè­ve­ment d’im­pôt par le capitaliste. 

    La terre, trop mor­ce­lée, d’une part, pour per­mettre aux petits déten­teurs de mettre en œuvre l’ou­tillage puis­sant qui secon­de­rait leurs efforts, d’autre part, acca­pa­rée en lots immenses et trans­for­mée en chasses impro­duc­tives, nour­rit dif­fi­ci­le­ment la popu­la­tion exis­tante. Nous vou­lons faire com­prendre au pay­san que son inté­rêt bien com­pris, est de réunir son lopin à celui de ses voi­sins, d’as­so­cier ses efforts à leurs efforts pour dimi­nuer leur peine, aug­men­ter leur pro­duc­tion ; que per­sonne n’a le droit de sté­ri­li­ser pour son agré­ment, la moindre par­celle de ter­rain, tant qu’il y aura des hommes ne man­geant pas à leur suffisance. 

    Nous dirons au pay­san que les maîtres qui le ran­çonnent, exploitent aus­si le tra­vailleur des villes, et que loin de consi­dé­rer ce der­nier comme un enne­mi, il faut lui tendre la main pour se débar­ras­ser ensemble de leurs com­muns parasites. 

    Nous dirons à l’ou­vrier, que loin de dési­rer l’a­néan­tis­se­ment de la machine ― comme d’au­cuns le conseillent ― il doit, au contraire, se féli­ci­ter de son concours, puis­qu’elle lui per­met­tra d’é­co­no­mi­ser du temps et des forces. Qu’elle lui est funeste aujourd’­hui, comme appar­te­nant à des par­ti­cu­liers qui en tirent tout le pro­fit, mais que, ren­due à l’i­ni­tia­tive des pro­duc­teurs, elle sera le moteur le plus actif de leur affran­chis­se­ment et les arra­che­ra à la fata­li­té natu­relle qui condam­nait l’homme au tra­vail for­cé. L’en­ne­mi n’est pas la machine, mais le maître qui l’ex­ploite à son profit. 

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    Nous deman­de­rons aux artistes, aux lit­té­ra­teurs, s’ils ne souffrent pas aus­si du pré­sent ordre de choses ? Si, jour­nel­le­ment, ils ne sont pas frois­sés des peti­tesses de la vie cou­rante ? Écoeu­rés de la médio­cri­té du public auquel ils s’a­dressent ? Médio­cri­té dont ils doivent tenir compte s’ils veulent vivre de leur art. 

    L’é­du­ca­tion leur à fait croire qu’ils sont d’une autre essence que le tra­vailleur, que le pay­san, dont ils des­cendent pour la plu­part. On leur a per­sua­dé qu’il faut, pour que leur « génie ! » se déve­loppe, leur ima­gi­na­tion se donne libre cours, que la « vile mul­ti­tude » se charge des dures besognes, s’oc­cupe de les ser­vir, de leur rendre la vie facile ! 

    Qu’ils com­prennent donc enfin qu’une indi­vi­dua­li­té en vaut une autre, que s’il y a des degré de déve­lop­pe­ment, les facul­tés sont équi­va­lentes et que les dif­fé­rences sont, en grande par­tie, l’ef­fet des inéga­li­tés sociales. 

    L’ar­tiste, le lit­té­ra­teur, appar­tiennent à la masse ; ils ne peuvent s’en iso­ler et, for­cé­ment, res­sentent les effets de la médio­cri­té ambiante. Ils ont beau se retran­cher der­rière les pri­vi­lèges des classes diri­geantes, vou­loir s’i­so­ler dans leur « tour d’i­voire », s’il y a abais­se­ment pour celui qui obéit, il n’y a pas de digni­té pour celui qui com­mande. Pour vivre de leur rêve, réa­li­ser leurs aspi­ra­tions, il faut qu’ils tra­vaillent, eux aus­si, au relè­ve­ment moral et intel­lec­tuel de la masse, et com­prennent que leur propre déve­lop­pe­ment est fait de l’in­tel­lec­tua­li­té de tous, que la Socié­té n’ad­met pas d’es­claves, mais un échange mutuel de ser­vices entre égaux. 

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    Le savant, lui aus­si, doit apprendre que la science n’est pas un domaine pri­vé, réser­vé à quelques ini­tiés pon­ti­fiant devant un public d’i­gno­rants qui les croient sur parole. 

    Mal­gré la com­pres­sion intel­lec­tuelle qui pèse depuis tant de siècle sur l’hu­ma­ni­té, la science a pu pro­gres­ser et se déve­lop­per, grâce à l’es­prit cri­tique des indi­vi­dua­li­tés réfrac­taires aux ensei­gne­ments offi­ciels. Elle doit donc se mettre à la por­tée de tous, deve­nir acces­sible à toutes les apti­tudes, afin que cet esprit cri­tique qui l’a sau­vée de l’obs­cu­ran­tisme, contri­bue à hâter sa pleine floraison. 

    La science se frag­mente en tant de branches diverses, qu’il est impos­sible au même indi­vi­du de les connaître toutes dans leur inté­gra­li­té, la durée de l’exis­tence ne suf­fi­rait pas pour qu’un homme acquit assez de notions pour les dis­cu­ter toutes avec connais­sance de cause. Pour les étu­dier, il est for­cé de s’en rap­por­ter ― à l’aide de son esprit cri­tique ― aux tra­vaux de ses devan­ciers. C’est de toutes les connais­sances humaines que res­sort la syn­thèse géné­rale. Un indi­vi­du n’ob­tient de connais­sance cer­taine qu’en s’ai­dant du tra­vail de tous, et les obser­va­tions les plus modestes ne sont pas tou­jours à dédai­gner. Il est donc de toute logique que les savants renoncent à for­mer une caste à part, que tous les indi­vi­dus, sans excep­tion, reçoivent leur part d’é­du­ca­tion, afin de contri­buer au déve­lop­pe­ment général. 

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    Ce qui est vrai pour les indi­vi­dus, est vrai pour les nations. De même qu’un indi­vi­du ne peut vivre sans l’ap­pui de tous, un peuple n’existe qu’a­vec le concours des autres peuples. Une nation qui vou­drait s’en­fer­mer chez elle, ces­sant toutes rela­tions avec l’u­ni­vers, ne tar­de­rait pas à rétro­gra­der et à périr. Il est donc absurde de fomen­ter, sous pré­texte de patrio­tisme, les haines soit-disant natio­nales, excellent pré­texte, à la bour­geoi­sie, pour légi­ti­mer le mili­ta­risme. Nous avons besoin des autres nations, comme elles ont besoin de nous. On n’est pas enne­mi pour par­ler une langue dif­fé­rente. Nos enne­mis sont ceux qui nous exploitent, nous asser­vissent, empêchent notre développement. 

    Les des­potes qui ont éri­gé le patrio­tisme en nou­velle reli­gion, passent bien par-des­sus les fron­tières lors­qu’il s’a­git de défendre leurs pri­vi­lèges. N’ont-ils pas éta­bli toutes sortes de conven­tions inter­na­tio­nales pour les besoins de leur com­merce, de leur exploi­ta­tion ? S’a­git-il de faire la chasse aux « idées sub­ver­sives », bour­geois fran­çais, alle­mands, ita­liens, russes et autres, se refusent-ils le secours de leurs diplo­mates, de leurs poli­ciers ? Est-il ques­tion de réduire une grève ? Se privent-ils de faire appel à l’étranger ? 

    Aidons les tra­vailleurs à voir dans les tra­vailleurs des autres nations des frères de misère, souf­frant des mêmes maux, cour­bés sous le même joug, appe­lés à com­battre les mêmes exploiteurs. 

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    Nous ne croyons pas à la poli­tique. Les pro­messes des cou­reurs de can­di­da­ture nous laissent froids. S’ils ont foi aux men­songes qu’ils débitent, ce sont des imbé­ciles, s’ils mentent per­ti­nem­ment, ce sont des fourbes ; nous ne vou­lons avoir rien de com­mun avec eux. 

    Nous savons que l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique actuelle cher­che­ra tou­jours à détour­ner, à son pro­fit, les essais d’a­mé­lio­ra­tion qui pour­ront être sug­gé­rés, notre bien­veillance est acquise à ceux qui les étu­dient de bonne foi, mais nous ne sau­rions prendre part à des cam­pagnes qui seraient des pièges ten­dus à la cré­du­li­té du travailleur. 

    Tant que la richesse sociale sera l’a­pa­nage d’une mino­ri­té d’oi­sifs, cette mino­ri­té en use­ra pour vivre aux dépens de ceux qu’elle exploite. Et comme c’est la pos­ses­sion du capi­tal qui fait les forts et les maîtres de la socié­té, ceux qui ne pos­sèdent rien doivent viser, pour s’af­fran­chir, à ren­trer en pos­ses­sion de ce dont on les a spoliés. 

    Pour empê­cher l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme, il faut chan­ger les bases de l’ordre éco­no­mique, il faut trans­for­mer la pro­prié­té et c’est, jus­te­ment, ce que veulent évi­ter les cher­cheurs d’é­mol­lients sociaux. 

    Nous sommes donc convain­cus que l’on n’a rien à attendre des char­la­tans de la poli­tique. L’é­man­ci­pa­tion humaine ne peut être l’oeuvre d’au­cune légis­la­tion. Elle doit être le fait de la volon­té individuelle. 

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    La grande objec­tion, der­rière laquelle se retranche nos adver­saires de bonne foi, c’est que notre idéal est beau, mais irréa­li­sable, l’hu­ma­ni­té n’é­tant pas assez déve­lop­pée ! Cer­tai­ne­ment, tant que les indi­vi­dus crou­pi­ront dans la ser­vi­tude, atten­dant d’hommes, ou d’é­vé­ne­ment pro­vi­den­tiels, à la fin de leur abjec­tion, tant qu’ils se conten­te­ront d’es­pé­rer sans agir, l’i­déal le plus beau, l’i­déal le plus simple, res­te­ra à l’é­tat de pure rêve­rie, d’u­to­pie vague. Où, autre­ment que dans la fable, a‑t-on vu la for­tune des­cendre à la porte du dor­meur ? Mais quand les indi­vi­dus auront recon­quis l’es­time d’eux-mêmes, lors­qu’ils se seront convain­cus de leur propre force, lorsque, las de cour­ber l’é­chine, ils auront retrou­vé leur digni­té et sau­ront la faire res­pec­ter, ils appren­dront que la volon­té peut tout lors­qu’elle est au ser­vice d’une intel­li­gence consciente. Il leur suf­fi­ra de vou­loir être libre pour trou­ver sûre­ment le moyen d’y parvenir. 

La Rédac­tion.

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