La Presse Anarchiste

Le petit livre et le grand congrès

    Le livre de P. Her­vé « La Révo­lu­tion et les Fétiches » est-il, comme on l’a trop dit, une bombe ? Il y a quelques années, du temps où Sta­line vivait, cette qua­li­fi­ca­tion eût certes été plus jus­ti­fiée, mais actuel­le­ment, en un moment où Her­vé avait sen­ti, com­pris, qu’un bou­le­ver­se­ment tac­tique s’o­pé­rait au sein du par­ti com­mu­niste de l’URSS, par­ler de bombe paraît bien exagéré. 
    N’im­porte, que l’on soit par­ti­san ou adver­saire des posi­tions ou plu­tôt des cri­tiques du lea­der déchu, son livre vaut néan­moins la peine d’être lu car conte­nant à la fois d’ex­cel­lents pas­sages à côté d’autres beau­coup moins bons, il sou­lève quelques vieilles ques­tions dont il est tou­jours bon d’exa­mi­ner l’évolution. 

    Mais d’a­bord, un livre comme celui d’Her­vé, après ceux de Mar­ty et Lecoeur, peut-il avoir un rap­port pro­fond, une influence cer­taine sur nous autres anar­chistes ? Devons-nous nous réjouir ou non de la paru­tion d’un tel bou­quin, de la mani­fes­ta­tion d’une telle pen­sée au sein du PCF ? En somme, est-ce appor­ter de l’eau au mou­lin de la pen­sée et de l’a­na­lyse liber­taire (car elles sont, quoi qu’on en pensent tous les dia­lec­ti­co-mar­xistes de la terre) que de consta­ter la rébel­lion de P. Her­vé ? Si je pose ces ques­tions, c’est que déjà un cer­tain nombre de pro­gres­sistes, de gens « à gauche », voire liber­ta­ri­sants, pensent que 1) le par­ti se démo­cra­tise réel­le­ment, car un Her­vé ne peut être un phé­no­mène iso­lé dans le PC. 2) le régime de l’URSS marche vers des buts moins éta­tiques, ne serait-ce qu’a­près les « sen­sa­tion­nelles » décla­ra­tions et réha­bi­li­ta­tions du XXe congrès. Car tout cela, le bou­quin d’Her­vé, le congrès et ces sur­prises, tout cela dis-je est étroi­te­ment lié et au fond le « rebelle » n’a fait qu’an­non­cer à l’a­vance cer­taines des cri­tiques clai­re­ment, défi­ni­ti­ve­ment, expri­mées à Mos­cou. Mais nous revien­drons sur ces détails plus loin. 

    En atten­dant la ques­tion reste posée : y a‑t-il un chan­ge­ment réel dans la pen­sée com­mu­niste, et cela nous concerne-t-il ? À cela je répon­drai très fran­che­ment non, je ne le pense pas et voi­ci pour­quoi. La démo­cra­ti­sa­tion (au sens réel du mot s’en­tend) du PC n’est abso­lu­ment pas en marche et la que­relle d’Her­vé avec ses ex-amis est une his­toire pure­ment inté­rieure au Par­ti (à ce point de vue, je crois qu’­Her­vé a d’ailleurs eu tort tac­ti­que­ment de por­ter son dif­fé­rend à la connais­sance du grand public. On voit par là l’arme admi­nis­tra­tive dont dis­po­sait déjà le PC contre son « fel­la­gha » d’hon­neur). Il s’est éle­vé publi­que­ment contre celui-ci, il est exclu. Certes, on nous répon­dra qu’à l’in­té­rieur de l’ap­pa­reil sta­li­nien, toute dis­cus­sion étant impos­sible, que pou­vait faire d’autre le cama­rade Her­vé, se taire ? Mais oui ! Et c’est bien pour­quoi, pour les anar­chistes révo­lu­tion­naires la démo­cra­tie reste inexis­tante au sein du par­ti com­mu­niste. En consé­quence, pas de quoi nous réjouir du conflit Her­vé-PC et nous ne pou­vons y assis­ter qu’en spec­ta­teurs, inté­res­sés oui, mais en spec­ta­teurs seuls. Cette notion de dif­fé­ren­cia­tion for­melle entre tout ce qui est liber­taire et les sou­bre­sauts et réajus­te­ments de l’ap­pa­reil stalinien[[Nous conti­nue­rons à employer le terme sta­li­nien en par­lant du PC, bien que Sta­line soit main­te­nant en défa­veur, car c’est son esprit, ses méthodes qui ont façon­né le par­ti que nous connais­sons et nous ne pen­sons pas que celui-ci soit près d’une trans­for­ma­tion pro­fonde.]] se trouve confir­mée à l’exa­men des résul­tats du XXe Congrès de Mos­cou. Y a‑t-il un seul signe qui per­mette de pré­voir une dégé­né­res­cence réelle de l’É­tat dans ces réso­lu­tions votées avec l’en­thou­siasme de rigueur ? S’il s’en trouve un, qu’on nous le signale immé­dia­te­ment, nous serons prêts à lui faire la plus large publi­ci­té en fonc­tion de nos modestes moyens, bien enten­du. Car enfin, ce que nous vou­lons, petits bons­hommes que nous sommes, c’est la réa­li­sa­tion d’une socié­té sans classes et sans État, déli­vrée de l’op­pres­sion de l’homme par l’homme et, disons-le net­te­ment, nous serions les pre­miers à nous réjouir de ce que l’URSS se trans­forme en régime liber­taire ! Nous ne sommes pas des maniaques et ce but, celui de toute notre vie, compte seul pour nous, peu importe l’é­ti­quette qui recou­vri­rait la mar­chan­dise ! Mais voi­là ! Sommes-nous des pes­si­mistes en disant que le com­mu­nisme sauce Khroucht­chev n’est pas près de chan­ger ses bases et ce n’est pas le sou­hait expri­mé par le congrès d’un rap­pro­che­ment uni­taire avec les par­tis socia­listes qui nous fera pen­ser le contraire. 

    Pour en reve­nir au petit livre d’Her­vé, celui-ci énonce plu­sieurs idées clas­sables gros­so modo en deux caté­go­ries. 1) plan inté­rieur du Par­ti ; 2) plan exté­rieur concer­nant la tac­tique révo­lu­tion­naire et le réformisme. 

    Sur le plan inté­rieur, l’an­cien direc­teur d’« Action » attaque en pre­mier lieu la méta­phy­sique, ou ten­dance à l’i­déo­lo­gie abso­lue, du par­ti. Cette croyance à l’i­déo­lo­gie abso­lue condui­sant tout natu­rel­le­ment au règne de la bureau­cra­tie, sa toute-puis­sante gar­dienne. Her­vé abou­tit en fin de cycle au féti­chisme ou culte du « chef ». Sur ces dif­fé­rents aspects de l’ab­so­lu­tisme, Her­vé parle assez per­ti­nem­ment (on ne parle bien que de ce que l’on connaît bien, et Her­vé fut assez… abso­lu il y a quelques années) en se réfé­rant fré­quem­ment à Lénine, et aus­si à Sta­line, ce qui paraît à pre­mière vue plus curieux. En réa­li­té, Her­vé se sert des cita­tions ultra-démo­cra­tiques du Géor­gien pour mieux l’at­ta­quer au tra­vers de celles-ci. À ce pro­pos il est comique de consta­ter que nombre de com­men­ta­teurs plus savants, plus qua­li­fiés ès dia­lec­tique que de modestes anars, n’aient pas vu ou vou­lu voir l’at­taque conti­nuelle d’Her­vé contre Sta­line, tout au long de son livre ! Car enfin, quand on met en exergue à un bou­quin une phrase comme : « La science ne recon­naît pas les fétiches » signée J. Sta­line, ou c’est de l’in­no­cence (ce qui serait éton­nant) ou plus vrai­sem­bla­ble­ment, de la cruau­té, de l’hu­mour noir. 

    Her­vé ne s’ar­rête d’ailleurs pas en si bon che­min et conti­nue­ra le jeu des « cita­tions-boo­me­rangs », ain­si cette décla­ra­tion de 1928 où Joseph Djou­ga­ch­vi­li atti­rait l’at­ten­tion sur le dan­ger « que les chefs deviennent orgueilleux et se croient infaillibles »[[Page 95.]], cette autre sur les frac­tions « Aveu­glés par leur empor­te­ment dans la lutte des frac­tions, les mili­tants ont ten­dance à appré­cier tout les faits, touts les évé­ne­ments de la vie du par­ti, non du point de vue des inté­rêts du par­ti et de la classe ouvrière, mais de celui de leur clo­cher, de leur paroisse frac­tion­nelle »[[Page 99.]]. Tu parles ! On voit le sou­rire répri­mé d’Her­vé en écri­vant cela. À pro­pos du rôle des frac­tions, une page très impor­tante du livre, la page 101, me paraît conte­nir la plus dure attaque contre celle-ci. À mon sens la cri­tique me paraît par ailleurs jus­ti­fiée et nul doute que les « durs » du par­ti ne s’y sont pas trom­pés. De simples « com­pa­gnons de route » comme André Ribard ont déjà vio­lem­ment réagi et au cours de sa confé­rence men­suelle du 5 mars, celui-ci se déchaî­nait contre Her­vé parce que celui-ci ne citait pas nom­mé­ment Sta­line en affir­mant : « On ima­gine encore aisé­ment qu’une frac­tion por­tée à la tête du par­ti reste fidèle à son esprit et à ses méthodes de frac­tion, les géné­ra­lise à ses rap­ports avec les orga­ni­sa­tions de masse et les syn­di­cats, enfin compte exclu­si­ve­ment sur elles dans sa lutte contre les autres par­tis. Il est évident que dans ces condi­tions, même si cette direc­tion du Par­ti avait une poli­tique juste en prin­cipe, elle en com­pro­met­trait gra­ve­ment l’ef­fi­ca­ci­té par la médio­cri­té et la bas­sesse de ses moyens ». Sur le côté hypo­crite de la méthode cri­tique, Ribard a rai­son, et Her­vé aurait gagné à se mon­trer plus franc au lieu de jouer au jeu pué­ril et dégra­dant de « si » de condi­tion­nels et d’al­lu­sions. Croyait-il ama­douer le par­ti en agis­sant ain­si, enfan­tin ! Quant au fond, il n’est par contre pas dou­teux que Sta­line ait agi de manière frac­tion­nelle, fla­grante, en éli­mi­nant d’a­bord, allié à Zino­viev et Kame­nev, les amis de Trots­ky puis Trot­sy lui-même. Avec l’aide de Bou­kha­rine ensuite, Sta­line éli­mi­nait Zino­viev-Kame­nev avant de liqui­der fina­le­ment le même Bou­kha­rine, tout ce tra­vail de taupe accom­pli grâce à une patiente conquête des bureaux et de l’ap­pa­reil du par­ti du fait de son emploi de secré­taire géné­ral. Mais peut-être que M. Ribard, qui voue une « admi­ra­tion éper­due » (sic) à Staline[[Pas de quoi se van­ter devant 2000 per­sonnes. Mais peut-être, et cette sup­po­si­tion n’est pas si ahu­ris­sante qu’elle en a l’air, un jour ver­rons-nous un par­ti dis­si­dent sta­li­nien se for­mer à l’ex­té­rieur du PC ortho­doxe à Khroucht­chev, Boul­ga­nine… et Trots­ky. Il suf­fit de voir la jubi­la­tion de nos cama­rades trots­kystes pour com­prendre qu’ils ne devraient pas tar­der à rejoindre le ber­cail et de per­sé­cu­tés mino­ri­taires ces mili­tants auraient-ils beau­coup de mal à deve­nir per­sé­cu­teurs ? On leur sou­haite ce mal-là.]], n’ap­pelle-t-il pas cela un tra­vail de frac­tion et attend-il que les futurs manuels sovié­tiques lui expliquent la manoeuvre en détail ? 

    Tou­jours sur le plan de la démo­cra­tie inté­rieure, Her­vé reprend à son compte les attaques contre Béria, ce qui peut paraître peu ori­gi­nal, mais il est évident que là aus­si Sta­line est visé, sans y être, tout en l’é­tant. Il est très désa­gréable de voir ain­si Her­vé pra­ti­quer la corde raide et les attaques les plus jus­ti­fiées dans leur fond prennent par la molesse de la forme une allure de mau­vaise conscience.

    Autre part, Her­vé sou­lève un petit pro­blème, assez inté­res­sant tou­te­fois : celui de la sacro-sain­te­té ouvrié­riste. Le fait d’a­voir été ouvrier n’est pas pour Her­vé une garan­tie de dévoue­ment, et il s’é­lève contre le fait d’une dis­cri­mi­na­tion sur l’o­ri­gine indi­vi­duelle à l’in­té­rieur du par­ti. Ceci est assez vrai et il nous faut avoir le cou­rage de recon­naître nous-mêmes, le cas ne se pré­sen­tant pas seule­ment au PC mais aus­si dans nos propres milieux. Com­bien en avons-nous vus, com­bien en ver­rons-nous encore de ces cama­rades de pro­fes­sions libé­rales ou intel­lec­tuelles, qui consi­dèrent comme une honte d’a­vouer leur condi­tion et vous parlent de la classe ouvrière de long en large sans jamais avoir tra­vaillé en usine de leur vie. Le contraire est éga­le­ment valable (si l’on peut dire !) et l’an­cien ouvrier vou­lant jouer au grand pen­seur, à l’in­tel­lec­tuel de choc est éga­le­ment chose bien risible. Pour­quoi cette honte de nos ori­gines, tout homme de bonne volon­té ne peut-il tra­vailler au ser­vice de la Révolution ? 

    Après diverses autres cri­tiques concer­nant les pro­blèmes inté­rieurs du par­ti com­mu­niste, Her­vé s’at­taque au fait exté­rieur de la Révo­lu­tion et du Réfor­misme. Pour lui le par­ti se doit de ren­for­cer sa col­la­bo­ra­tion avec le régime bour­geois, dans le sens d’une large uti­li­sa­tion des réformes. Il pense ain­si que, dans le cas où une prise de pou­voir par le par­ti ris­que­rait d’a­me­ner une confla­gra­tion géné­rale, la Révo­lu­tion devrait être ajour­née en atten­dant des condi­tions meilleures. On conçoit qu’une telle posi­tion, expri­mée noir sur blanc, ait for­te­ment déplu au PCF, mais quoi, le par­ti a‑t-il fait autre chose que de coha­bi­ter paci­fi­que­ment, au moyen pré­ci­sé­ment de réformes avec le capi­ta­lisme ? Et là-des­sus Her­vé voit sa posi­tion confir­mée par le XXe congrès. 

    Il res­sort de l’en­semble de cette affaire que, bien que vain­queur sur le plan idéo­lo­gique par rap­port au par­ti actuel, Her­vé sort vain­cu de l’his­toire. Pour nous liber­taires, répé­tons qu’il serait ridi­cule de prendre posi­tion pour l’un ou l’autre des adver­saires en pré­sence et de trai­ter Her­vé de « capi­tu­lard » par exemple ou de par­ler des posi­tions « révo­lu­tion­naires » du cama­rade Besse de L’Hu­ma­ni­té ! Cela serait consi­dé­rer le fait sta­li­nien comme un fait révo­lu­tion­naire alors que nous savons les dif­fé­rences pro­fondes nous sépa­rant du bol­che­visme et de son idéo­lo­gie. Dans le cadre du capi­ta­lisme, c’est comme si nous com­pa­rions les sys­tèmes fran­çais et amé­ri­cains et décré­tions que tel capi­ta­lisme est valable par rap­port à l’autre. Bien sûr, il y a dif­fé­rences, des nuances énormes entre les deux mais le fond est le même, le capi­ta­lisme reste un tout, que les tra­vailleurs devront détruire tôt ou tard. 

    Quant à la révolte d’Her­vé et sa coïn­ci­dence avec les déci­sions du XXe congrès, cela nous fait un peu pen­ser à ses sol­dats de l’an 1940 qui, consi­dé­rés déser­teurs début juin deve­naient par enchan­te­ment résis­tants héroïques à la fin de ce même mois en accom­plis­sant le même geste. Il est vrai qu’entre ces trente jours, la roue den­tée de l’His­toire était pas­sée. Ques­tion de date. Peut-être Pierre Her­vé aurait-il gagné à recu­ler son geste de colère (ou d’or­gueil), il serait main­te­nant rede­ve­nu un grand chef du PARTI et qui sait, un futur Fétiche ? 

Chris­tian L.

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