La Presse Anarchiste

Déjà huit ans

Barcelone, mai 1936

Calle de la Union ― du Bar­rio Chi­no aux Ram­blas. Au 19, le siège du jour­nal anar­chiste « Tier­ra y Lib­er­tad ». Deux grandes pièces à l’é­tage. Des rayons bour­rés de livres neufs. Des paque­ts ampilés dans un coin, prêts pour l’ex­pédi­tion. Aux murs, quelques affich­es, des com­po­si­tions en chro­mo, vio­lem­ment col­oriées Fer­rer à Mon­tjuich, Sac­co et Vanzetti sur la chaise électrique.

Des titres d’ou­vrages accrochent les yeux, un recueil de pen­sées sub­ver­sives : « Dyna­mi­ta Cere­bral » et « Pal­abras de un Rebelde », de Kropotkine.

Un grand comp­toir sur lequel traî­nent des bouts de ficelle.

.…

Durut­ti vient aus­si. Vis­ite inat­ten­due. Tout le monde le croit encore à la clin­ique où il vient d’être opéré d’une hernie. Il ne s’est décidé à se faire opér­er que parce qu’il a jugé la sit­u­a­tion sta­bil­isée pour plusieurs semaines.

C’est sa pre­mière sor­tie. Un peu amaigri, la fig­ure creusée, mais tou­jours cette impres­sion de force et de volon­té que dégage son corps de lutteur.

Ils le ques­tion­nent à pro­pos de sa san­té. Lui expédie une brève réponse et aus­sitôt par­le de la sit­u­a­tion, reprend con­tact, cherche la tem­péra­ture. Ses rumi­na­tions for­cées de l’hôpi­tal lui sont restées comme un poids dans la tête et il se libère brusquement.

C’est le revire­ment subit de Caballero qui vient d’être pro­mu au titre de Lénine espag­nol, après avoir été de toutes les com­bi­naisons, de tous les tripotages, de toutes les entre­pris­es de sauve­g­arde du régime et cela depuis des dizaines d’années.

Les phras­es révo­lu­tion­naires du vieux politi­ciens reti­en­nent les élé­ments gauchistes de l’U.G.T. Et des Jeuness­es social­istes qui pre­naient de l’in­flu­ence et gag­naient sur les vieux réformistes.

Cette comédie irrite Dur­ru­ti, dérange sa con­cep­tion de la géo­gra­phie politique.

Il tem­ine par une phrase brusque, une for­mule d’o­ra­teur : « Le sang de nos morts ne doit servir à Caballero. »

En Aragon

Au plus fort des dis­cus­sions dans les assem­blées de vil­lage, celui, qui s’es­ti­mait vic­time d’une injus­tice de par les déci­sions adop­tées déclarait : « J’i­rai me plain­dre à Dur­ru­ti », et il le faisait.

L’ar­rivée de Dur­ru­ti con­sti­tu­ait un événe­ment. Sitôt l’au­to arrêtée, les paysans et les mili­ciens l’en­touraient, le ques­tion­naient : « Com­ment ça va ? ― Quand attaquons-nous ? ― il faudrait une bat­teuse ! ― Je n’ai plus d’es­padrilles ! Dur­ru­ti, il manque des pièces à l’ar­murerie. Dur­ru­ti, nous avons enlevé un trou­peau de mou­tons aux fascistes. »

Un autre serait devenu fou. Lui se trou­vait à l’aise. Il répondait à l’un, à l’autre, jetait un coup d’oeil à la ronde pour se for­ti­fi­er de tous ces regards con­fi­ants, de ces têtes ren­dues sin­istres, par­fois, par la barbe inculte et les cha­peaux gon­do­lants ― qui déno­taient l’en­vie de se battre.

Après une brève vis­ite aux comités de guerre, il par­tait avec les délégués des cen­turies pour vis­iter les positions.

Le même accueil l’at­tendait dans les lignes. Cha­cun le salu­ait de la voix, l’in­ter­pel­lait directement.

Il prononça quelques dis­cours, notam­ment à Bujar­aloz et à Pina. La place était noire de monde en ces occa­sions et la foule écoutait sans un bruit, arrachée tout-à-coup à ses préoc­cu­pa­tions de détail, élevée au niveau de la lutte gigan­tesque qui se livrait sur l’ensem­ble de la Pénin­sule et pas­sion­nait le monde ouvri­er. Elle n’ap­plaud­is­sait pas, suiv­ant l’habi­tude des audi­teurs des réu­nions anar­chistes, mais après le dis­cours elle pous­sait des vivats pour la CNT, pour la FAI et pour le com­mu­nisme libertaire.

Ces harangues n’é­taient pas inutiles.

La pop­u­la­tion, déjà ren­due sym­pa­thisante grâce au con­tact jour­nalier des mili­ciens et aux rap­ports avec les comités, com­pre­nait facile­ment les paroles sim­ples de l’orateur.

La tra­di­tion d’ex­ploita­tion et de caciquisme s’écroulait d’un seul coup. Les champs à tous, les machines agri­coles munic­i­pal­isées, les loge­ments gra­tu­its, cela sem­blait telle­ment invraisem­blable que les paysans avaient besoin de s’habituer à la nou­velle organ­i­sa­tion, de per­dre le respect tein­té de crainte qu’ils avaient à l’é­gard des comités semi-mil­i­taires, semi-poli­tiques et d’en­tr­er de plein pied dans l’ex­er­ci­ce de leurs droits, de se famil­iaris­er aux rouages des syn­di­cats et des organ­ismes respon­s­ables, de par­ticiper active­ment à la ges­tion des affaires communes.

Obsèques

Le cortège passe par l’en­droit où est tombé Fran­cis­co Asca­so le 19 jullet.

Retour au passé.

Un vieux passé déjà, presque de l’histoire.

Cette foule immense qui suit silen­cieuse­ment le corps.

Le sou­venir monte jusqu’à la gorge, jusqu’au cerveau.

La F.A.I. De la veille tra­di­tion a repris son pou­voir sur le peu­ple de Barcelone.

Le matin, les stocks d’in­signes et de pochettes aux couleurs anar­chistes ont été raflés.

Devant la pierre qui rap­pelle le sac­ri­fice d’As­ca­so, le sen­ti­ment pop­u­laire se fait plus sen­ti­men­tale, presque tendre.

Mais si cer­tains pensent à un retour de la toute puis­sance de la FAI, débar­rassée des entrav­es gou­verne­men­tales et des tutelles étrangères.

Mal­gré les con­signes offi­cielles la même ques­tion revient : « Qui a tué Dur­ru­ti ? Qui a voulu tuer la FAI, la vraie, celle qui manie la bombe, hait les politi­ciens et crache sur les décorations ? »

Des mili­ciens dis­ent que l’en­t­hou­si­asme qu’ont soulevé les colonnes cenetistes à Madrid a géné les dirigeants gou­verne­men­taux de la cap­i­tale, que dès le début il y a eu hos­til­ité entre Mia­ja et le comité représen­tant les forces anar­chistes de renfort.

Dur­ru­ti a été touché à la Mon­cloa, à plusieurs kilo­mètres des lignes.

Une sourde inquié­tude monte.

De gros nuages crèvent. Il ne sera pas pos­si­ble de réfléchir plus avant. Des tor­rents d’eau se déversent sur la mul­ti­tude qui se désagrège, se dis­perse, fuit.

C’est fini pour l’en­ter­re­ment pop­u­laire. Il ne reste plus que les autos qui fon­cent der­rière la voiture empor­tant le cercueil.

Par­mi les tombes, ils ne sont plus que quelques cen­taines d’amis ruis­se­lants, trempés.

Loquette, les yeux brûlés par les larmes, Gar­cia Olivi­er impas­si­ble, fixe une tombe ; Ruaux, droit, la main sur son colt, sem­ble songer aux mas­sacres réparateurs.

Lourd et grand, le cer­cueil ne peut entr­er dans la niche.

Deux mili­ciens brisent à coups de crosse la chaîne et le cade­nas d’un caveau vide.

Dur­ru­ti repose enfin.

Les autos démarrent.

Yol­di, blessé quelques jours aupar­a­vant à l’en­droit même où tom­ba Gori, est là, la jambe plâtrée, dans sa voiture.

Cha­cun repart, pour s’isol­er, pour réfléchir, pour s’ac­cou­tumer au vide que rien ni per­son­ne ne pour­ra combler.

Barcelone ouvrière se recueille et se saoule des sou­venirs du tri­om­phe de juillet.

Barcelone affairiste cal­cule et déplace ses pions.

Dur­ru­ti est bien mort.


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