La Presse Anarchiste

Nationalisation et progrès social

Comme on pou­vait légi­ti­me­ment s’y attendre, chez une nation qui sort à peine d’une longue période de ténèbres et d’é­cra­se­ment, on voit se mani­fes­ter des vel­léi­tés plus ou moins sérieuses de s’at­ta­quer au pro­blème social, qu’a­vec une légè­re­té com­bien cou­pable on a lais­sé sans solu­tion dans la période qui a pré­cé­dé la guerre, et sin­gu­liè­re­ment depuis 1936. 

Pour qu’on ne nous prenne pas pour des rêveurs, hâtons-nous de dire qu’au Liber­taire, depuis long­temps, on ne conser­vait plus guère d’illu­sions sur la capa­ci­té révo­lu­tion­naire du vieux socia­lisme et du syn­di­ca­lisme offi­ciel. Leur impuis­sance poli­tique, leur usure, leur décré­pi­tude n’y ont-elles pas été vigou­reu­se­ment dénon­cées, bien des années avant la catas­trophe. Le socia­lisme, au cours du demi-siècle qui va de son uni­té à la guerre de 1939, n’a su que tour­ner jus­qu’à l’a­bru­tis­se­ment dans le cercle médiocre de ses pré­oc­cu­pa­tions élec­to­rales. De cette morne et haras­sante pla­ti­tude, émer­geaient les dis­cus­sions fas­ti­dieuses et vides sur le par­le­men­ta­risme, le muni­ci­pa­lisme, la laï­ci­té, les Droits de l’Homme et autres abs­trac­tions dépour­vue de vie, sans oublier, au gré des misé­rables inté­rêts de poli­ti­ciens de can­ton, les que­relles rela­tives à la repré­sen­ta­tion pro­por­tion­nelle et à l’ar­ron­dis­se­ment. Le plus sub­til cou­peur de che­veux en quatre eût bien de la peine à dif­fé­ren­cier le socia­lisme d’un par­ti répu­té « bour­geois » comme le par­ti radi­cal. Bref, si le socia­lisme a mani­fes­té un sem­blant de vie dans les années qui ont pré­cé­dé son uni­té, cette uni­té a bel et bien été son arrêt de mort idéo­lo­gique. En réa­li­té la mort du socia­lisme se place en 1872, année où la cote­rie mar­xiste tua déli­bé­ré­ment la Pre­mière Inter­na­tio­nale en excluant Bakou­nine. Mais ceci est une autre histoire. 

Plus grave appa­raît à nos yeux l’ab­di­ca­tion du syn­di­ca­lisme. Pour les révo­lu­tion­naires fédé­ra­listes que nous sommes, ça a été une grande et belle chose que le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire. Toute notre jeu­nesse de mili­tants a été han­tée par les sou­ve­nirs de cette période dra­ma­tique qui a vu la pré­ten­due « pen­sée révo­lu­tion­naire » faire place à « l’ac­tion révo­lu­tion­naire , qui a assis­té au triomphe de la virile morale de l’ac­tion directe sur les thèmes cau­te­leux et hypo­crites de la morale et de la démo­cra­tie bour­geoises, qui a connu Pel­lou­tier, Grif­fuelhes, Yve­tot, d’autres encore, Je ne crois pas exa­gé­rer en disant que cette obses­sion n’a jamais ces­sé de peser et pèse encore, sur nous aujourd’­hui, quoique le pré­sent nous impose d’autres devoirs que de remâ­cher amè­re­ment de mélan­co­liques sou­ve­nirs. Et ce n’est certes pas nous qui, pour expli­quer la déca­dence du syn­di­ca­lisme, allons nous conten­ter d’in­cri­mi­ner la tra­hi­son et l’embourgeoisement de tel ou tel mili­tant, Dumou­lin par exemple : ce serait mini­mi­ser outra­geu­se­ment ce syn­di­ca­lisme que nous avons vu si grand. Non, c’est la nation entière qui souf­frait, et souffre encore, du mal bour­geois. C’est le pay­san quit­tant les champs pour la ville et pres­sé de tro­quer la blouse contre le faux-col ; c’est l’ou­vrier se conten­tant, en 36, de reven­di­quer un second dimanche chaque semaine, un deuxième jour où sin­ger l’oi­si­ve­té bour­geoise, quand la Révo­lu­tion sociale était à faire. Ce sont les sales sophismes du socia­lisme idéo­logue, poli­ti­cien et intel­lec­tuel. C’est tout cela qui explique les hon­teuses défaillances des quatre au cinq der­nières années, qui explique que des hommes ne savaient plus depuis long­temps faire la démar­ca­tion entre le bien et le mal, le vrai et le faux, l’an­ti­fas­cisme et le fas­cisme, se ven­dant Hit­ler après avoir par­fois encen­sé Roo­se­velt ou Sta­line, Hé ! qu’y avait-il donc de répré­hen­sible là dedans, et que pou­vait bien signi­fier le grand mot de pali­no­die pour des coeurs usés par le scep­ti­cisme bour­geois et le bureau­cra­tisme syndical ? 

Nous vou­lons, nous devons être justes Ain­si, nous recon­nais­sons que, après la ruine, en 1940, de notre vieil État bour­geois et dans les com­bats de la Résis­tance, des hommes jeunes et ardents ont sur­gi qui, peu férus d’i­déo­lo­gie et de doc­trine, paraissent dis­po­sés à sacri­fier bien plus à l’ac­tion qu’aux jeux déce­vants de l’es­prit. Il n’empêche qu’il nous a bien fal­lu assis­ter au retour indé­si­rable d’une foule de vieux poli­ti­ciens et fai­seurs de sys­tèmes, les­quels, forts de leur roue­rie et de leur connais­sance des ficelles de la poli­tique, essaient de se réta­blir dans leur ancienne situa­tion, n’ou­bliant pas, comme il fal­lait s’y attendre, de faire du syn­di­ca­lisme le champ d’ac­tion de leurs dou­teuses expé­riences. On recom­mence, hélas ! à par­ler de plans, et avant tout de la grande uto­pie du siècle : la Natio­na­li­sa­tion des industries-clés. 

Elle paraît avoir vu le jour une dizaine d’an­nées avant la guerre, dans les bureaux de la C.G.T., ces bureaux où, à défaut de la volon­té d’a­gir on tuait le temps en « pen­sant » et « repen­sant » le syn­di­ca­lisme. Ce fut l’âge d’or des gué­ris­seurs sociaux, et mar­chands d’or­vié­tan ; armés de leurs pro­jets infaillibles, ils se ruèrent sur le mou­ve­ment syn­di­cal comme essaim de guêpes sur un fruit mûr. Au plus médiocre char­la­tan, les colonnes du Peuple étaient alors lar­ge­ment ouvertes, et MM. Lucien Lau­rat et Delai­si fai­saient la pluie et le beau temps dans nos congrès. Dom­mage que ces per­son­nages se soient impru­dem­ment com­pro­mis dans la col­la­bo­ra­tion, ils construi­saient de si belles et, sur­tout, de si « ration­nelles » machines. 

Aus­si, comme on a per­du depuis long­temps toute ori­gi­na­li­té, on revient un siècle en arrière pour reprendre les thèmes archi-usés du socia­lisme qua­rante-hui­tard, et c’est à Fou­rier, Cabet ou Consi­dé­rant que l’on confie la régé­né­ra­tion de notre éco­no­mie malade. D’où pro­vient cette impuis­sance du socialisme ? 

La peur, la peur seule explique tout. Peur de la ques­tion sociale, que ni les crises éco­no­miques, ni les périodes inter­mit­tentes de pros­pé­ri­té, ni les guerres ne peuvent ajour­ner. Peur de la Révo­lu­tion sociale qui doit abo­lir le sala­riat, plaie hideuse au flanc du monde moderne, peur de tou­cher à la pro­prié­té. Comme cela s’est pas­sé après la Révo­lu­tion de 89, lorsque Gui­zot, Thiers et V. Cou­sin ten­tèrent l’im­pos­sible syn­thèse entre l’an­cien et le nou­vel ordre des choses, entre la reli­gion et la, phi­lo­so­phie, entre la pro­prié­té et le pro­lé­ta­riat, on veut essayer de résoudre le pro­blème social par des demi-mesures, un nou­veau « juste-milieu ». On n’en­tend à aucun prix mécon­ten­ter la classe pro­prié­taire capi­ta­liste, mais il faut bien don­ner un sem­blant de satis­fac­tion au pro­lé­ta­riat, éter­nel sacri­fié, éter­nel reven­di­ca­teur : les réveils du lion popu­laire sont tou­jours redou­tables, et on tremble encore au sou­ve­nir de la grande frousse de 1936. Capi­ta­listes n’ayant plus le cou­rage de se battre pour leurs pré­bendes et pro­lé­taires aveu­lis et inca­pables de lut­ter pour leur libé­ra­tion tournent alors leurs yeux apeu­rés vers l’É­tat, arbitre pater­nel. Tous lui demandent d’ar­rê­ter la marche inexo­rable de l’his­toire : les aiguilles arrê­tées, finie la concur­rence rui­neuse au pos­sé­dant, débar­ras­sé de tout sou­ci ; le chef d’in­dus­trie vivra de ses rentes et, pour un os à ron­ger, le pro­lé­taire renon­ce­ra à la reven­di­ca­tion. L’É­tat se char­ge­ra de tout et le monde fati­gué connaî­tra enfin la « tranquillité » . 

C’est à quoi se résume la fameuse natio­na­li­sa­tion : fixer les classes sociales et les situa­tions dans une médio­cri­té accep­tée par avance, et ain­si, faire l’é­co­no­mie d’une Révolution. 

Nous nous éle­vons contre une telle super­che­rie. Et plus que jamais nous pesons la ques­tion — l’é­ter­nelle question ! 

Y a‑t-il libé­ra­tion lorsque des mil­lions d’hommes voient leur exis­tence conti­nuel­le­ment à la mer­ci des per­tur­ba­tions de l’é­co­no­mie, tan­tôt plon­gés dans l’op­probre du chô­mage et obli­gés de qué­man­der pour vivre ? 

Y a‑i-il libé­ra­tion lorsque le capi­tal conti­nue de por­ter inté­rêt et que dix mil­lions de Pro­lé­taires peinent pour ali­men­ter le luxe de l’oisiveté ? 

De toutes parts on veut étouf­fer le pro­blème de la pro­prié­té et du sala­riat sous les uto­pies com­mu­nistes et natio­na­li­sa­trices. Nous refu­sons de nous joindre à cette coa­li­tion contre-révolutionnaire. 

Lors­qu’en 1918, après l’in­va­sion de la Rou­ma­nie, les diri­geants de ce pays virent l’ar­mée pas­sive, décou­ra­gée et sans foi, ils par­lèrent de démem­brer la grande pro­prié­té et de don­ner la terre aux pay­sans. Ceux-ci alors dres­sèrent l’o­reille à ces mots qui tra­dui­saient leurs seules aspi­ra­tions vraies. Ils conti­nuèrent la lutte et, depuis, la Rou­ma­nie et la Tran­syl­va­nie sont et res­te­ront une socié­té de pay­sans pro­prié­taires et libres. Ni les chan­ge­ments de régime qu’a connus ce pays depuis 1919, ni même la ligue d’Hit­ler et des grands pro­prié­taires hon­grois, ne pou­vaient rien contre cette réalité. 

Ce ne sont certes pas les bavar­dages pédan­tesques sur la natio­na­li­sa­tion des indus­tries-clés qui peuvent consti­tuer la réa­li­té révo­lu­tion­naire pour des hommes qui cherchent le sens des évé­ne­ments actuels. Seule une révo­lu­tion pro­fonde dans le régime de la pro­prié­té peut les satisfaire. 

Si cette révo­lu­tion ne se fai­sait pas, des mil­lions d’hommes seraient morts pour rien.

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