La Presse Anarchiste

Un opprimé : l’enfant

problemes.png L’o­pi­nion géné­rale se scan­da­lise beau­coup, dans notre socié­té dite démo­cra­tique, de l’or­ga­ni­sa­tion de la jeu­nesse en masses mili­ta­ri­sées et fana­ti­sées dans les régimes fas­cistes. Les défi­lés gigan­tesques d’en­fants mar­quant le pas sont, en effet, le côté spec­ta­cu­laire et volon­tai­re­ment impres­sion­nant par où éclate l’emprise de l’É­tat sur les jeunes géné­ra­tions. Que la France n’ait pas le goût d’of­frir au monde l’i­mage de sa jeu­nesse enré­gi­men­tée et dis­ci­pli­née, ou qu’elle en soit orga­ni­que­ment inca­pable, ne témoigne en aucune façon du libé­ra­lisme de son sys­tème édu­ca­tif, ni sur­tout des buts géné­reux d’é­man­ci­pa­tion de l’É­tat fran­çais, fût-ce la IIIe Répu­blique, à l’é­gard des indi­vi­dus et des masses oppri­mées. N’ou­blions pas que, fas­cistes ou démo­cra­tiques, les régimes actuels sont tous capi­ta­listes, c’est-à-dire basés sur l’in­jus­tice et la domi­na­tion. En consé­quence, tous orga­nisent leur ensei­gne­ment en fonc­tion, non du bien de la per­sonne humaine, mais de la gran­deur de l’É­tat ou de la nation. 

En France, le gou­ver­ne­ment n’é­chappe pas à cette néces­si­té d’as­ser­vis­se­ment spi­ri­tuel, éco­no­mique et poli­tique des masses. Aus­si la légis­la­tion sco­laire est-elle une légis­la­tion de classe, les méthodes édu­ca­tives sont-elles encore auto­ri­taires et tra­di­tio­na­listes. A tous les degrés, les édu­ca­teurs ont pour mis­sion de for­mer, selon la mys­tique laïque et répu­bli­caine, les jeunes géné­ra­tions à leur rôle de citoyens et de pro­duc­teurs en qua­li­té, soit de chefs mili­taires et bour­geois, soit d’es­claves prolétariens. 

Que ce soit phy­si­que­ment, mora­le­ment ou intel­lec­tuel­le­ment, l’en­fant subit mille contraintes arti­fi­cielles qui briment l’es­sor de ses pos­si­bi­li­tés, de ses apti­tudes. Cette vio­lence faite à sa nature pro­vient tout autant de l’i­gno­rance que de la rou­tine, des pré­ju­gés ou de la méfiance. Les parents eux-mêmes ignorent beau­coup des besoins phy­siques de leurs enfants. L’É­glise apprend à l’en­fant à mépri­ser et à mor­ti­fier son corps. L’é­cole est orga­ni­sée de telle sorte que le déve­lop­pe­ment phy­sique passe au second plan. La famille, sou­vent dis­lo­quée par les néces­si­tés éco­no­miques, ne lui assure plus la sécu­ri­té maté­rielle. Les enfants sont frap­pés, comme les adultes, des maux inhé­rents au capi­ta­lisme : misère phy­sio­lo­gique et pau­vre­té. En période de crise, de guerre sur­tout, mal­gré les hypo­crites et d’ailleurs impuis­santes mesures de pro­tec­tion phy­sique, le capi­ta­lisme renou­velle chaque jour le mas­sacre des innocents. 

Les groupes natu­rels ou sociaux qui entourent l’en­fant, famille, église, par­ti poli­tique, le conta­minent de leurs tares morales ou idéo­lo­giques à un âge où il ne peut encore réagir. Ils le rompent à leurs habi­tudes, à leurs ver­tus sociales ou l’en­rôlent dans leurs pro­pa­gandes par­ti­cu­lières. Aucune place n’est lais­sée au jeu natu­rel de ses ins­tincts, de ses ten­dances, de ses aspi­ra­tions. On se méfie d’au­tant plus de son ori­gi­na­li­té que l’ef­fort pour l’in­té­grer et le domi­ner est plus avoué. De gré ou de force, il doit ren­trer dans les normes communes. 

Quant à l’é­cole, c’est un des plus sub­tils moyens de domi­na­tion employés par l’É­tat. Les deux ordres d’en­sei­gne­ment, pri­maire et secon­daire, font écla­ter dès l’en­fance la réa­li­té des hié­rar­chies sociales et empri­sonnent l’en­fant dans le car­can des cadres sociaux. 

À tous les degrés, les méthodes d’en­sei­gne­ment sont dog­ma­tiques et intel­lec­tua­listes, mal­gré les encou­ra­ge­ments offi­ciels à l’é­cole pri­maire pour des méthodes actives d’é­du­ca­tion nou­velle. Mais l’é­cole pri­maire subit trop la contrainte bureau­cra­tique pour employer des méthodes qui exi­ge­raient un chan­ge­ment com­plet de struc­ture sco­laire. Lors­qu’une place est faite à l’en­sei­gne­ment attrayant et concret ou aux « tech­niques d’ex­pres­sion libre », c’est grâce à l’ha­bi­le­té et au bon vou­loir des ins­ti­tu­teurs. D’une façon géné­rale, la for­ma­tion intel­lec­tuelle se fait selon les règles clas­siques, avec un fort pré­ju­gé ratio­na­liste, que l’on croit libé­ra­teur mais qui, lui aus­si, enferme les esprits dans d’é­troites limites. Si bien qu’il existe un confor­misme artis­tique et lit­té­raire et que, dans ces domaines, toute inno­va­tion, toute for­mule nou­velle déchaîne d’a­bord le scan­dale. C’est ain­si que se forme ce type d’hu­ma­ni­té équi­li­bré, mais sans har­diesse et sans gran­deur qu’est le Fran­çais moyen. 

Enfin, où y a‑t-il place pour la vraie liber­té de l’en­fant lorsque les pro­grammes pri­maires sont axés sur les idées de tra­vail et de patrie ? Y a‑t-il de l’im­pré­vu et de la liber­té dans le déve­lop­pe­ment d’un être dont le légis­la­teur arrange et borne d’a­vance la destinée ? 

C’est une grande impru­dence de la part de nos gou­ver­nants de pro­cla­mer que la France forme des hommes libres. C’est un grand dan­ger pour les oppri­més que de man­quer de luci­di­té au point de se van­ter et de se réjouir que « chez nous » on n’emploie pas les méthodes fas­cistes. Car ici encore le fas­cisme est l’en­ne­mi inté­rieur, bien camou­flé. Le sys­tème sco­laire répu­bli­cain, lui aus­si, empoigne les enfants corps et âme, les imprègne de la mys­tique d’une démo­cra­tie illu­soire, leur enseigne son caté­chisme, les pré­pare à être broyés sans méfiance et sans révolte par la machine économique. 

Heu­reu­se­ment qu’il existe des fis­sures dans le sys­tème, et des hommes libres pour sau­ver un peu de la liber­té dont la jeu­nesse est frus­trée. Une réforme sco­laire est à l’é­tude, appuyée par un effort syn­di­cal où des voix révo­lu­tion­naires essaient de se faire entendre. D’ailleurs, il existe déjà quelques « écoles nou­velles » qui pour­suivent une recherche péda­go­gique vrai­ment éman­ci­pa­trice et dont les résul­tats sont encou­ra­geants. La France, ici encore, est en retard sur ses soeurs en démo­cra­tie ; mais il est pro­bable qu’à la faveur des bou­le­ver­se­ments en cours, les rou­tines sco­laires seront bri­sées et que les reven­di­ca­tions des édu­ca­teurs révo­lu­tion­naires abou­ti­ront à une orga­ni­sa­tion plus souple et libé­rale des éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment où l’on tra­vaille­ra d’un cœur sin­cère à l’é­pa­nouis­se­ment inté­gral de la per­sonne humaine. 

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