La Presse Anarchiste

Vers la paix sociale !…

À la faveur de la guerre impé­ria­liste qui ravage les conti­nents, les hommes d’É­tat, les poli­ti­ciens et jour­na­listes pré­tendent avoir fait une décou­verte : que les conflits entre les États, entre les peuples, peuvent être désor­mais évi­tés par la réa­li­sa­tion d’une véri­table paix sociale. 

Et tous les plu­mi­tifs du jour­na­lisme, les ténors de la poli­tique et les porte-paroles offi­ciels, de cla­mer leurs sen­ti­ments géné­reux et éga­li­taires en pro­po­sant, pour gué­rir le mal dont souffre actuel­le­ment le corps social, les remèdes les plus invraisemblables. 

Depuis 1940 — pour ne pas remon­ter plus loin en arrière — l’a­vons-nous assez enten­due, cette phra­séo­lo­gie gran­di­lo­quente, flat­teuse pour le peuple, faite de slo­gans sur­an­nés, tels que « La dis­pa­ri­tion de la condi­tion pro­lé­ta­rienne » ou autres bali­vernes du même cru. Dans cette sur­en­chère déma­go­gique, seule la mau­vaise foi peut l’emporter sur la stupidité. 

Vichy ayant per­du son titre de capi­tale par inté­rim, et la per­sonne du maré­chal Pétain se trou­vant hors de France, les for­mules hypo­crites lan­cées par ce vieux méga­lo­mane gâteux sont reprises par cer­tains de ses suc­ces­seurs au pou­voir, avec un esprit d’ap­pli­ca­tion remarquable. 

Que les tra­vailleurs ne s’in­quiètent pas, ils ne sont pas oubliés. Pour réa­li­ser cette « paix sociale », qui doit à l’a­ve­nir éli­mi­ner les risques de guerre, on est prêt, en haut lieu, à tous les sacri­fices. Et tous les hommes de main du régime de bri­gan­dage qui opprime et affame tout un peuple, de répandre leurs théo­ries — dont ils connaissent tous les méfaits. 

Ce n’est plus la Charte du Tra­vail qui est à l’hon­neur ; ce sont les réformes de struc­ture avec, pour pre­mière étape, la natio­na­li­sa­tion des indus­tries-clefs. La capo­ra­li­sa­tion de la classe ouvrière ne perd rien dans l’af­faire. Et, à défaut de liber­té indi­vi­duelle, le tra­vailleur connaî­tra cette sécu­ri­té de l’emploi qui est aus­si la cer­ti­tude d’une médio­cri­té contre laquelle sa digni­té doit le pous­ser à se dres­ser. Dès avant cette guerre, les che­mins de fer ont été natio­na­li­sés. Pour­rait-on nous dire ce qu’y ont gagné les usa­gers et les tra­vailleurs du rail ? 

Ce sont aus­si les aug­men­ta­tions de salaires — avan­tages com­bien éphé­mères ! — immé­dia­te­ment sui­vies (quand elles ne sont pas pré­cé­dées) d’une mon­tée en flèche des prix, qui abou­tit, en fait, à une réduc­tion du pou­voir d’a­chat des salariés. 

C’est la grande embras­sade des frères ex-enne­mis réa­li­sant l’U­nion natio­nale ; c’est le renie­ment de tout inter­na­tio­na­lisme pro­lé­ta­rien, le renon­ce­ment à la lutte contre les adver­saires avoués de la Révo­lu­tion sociale. C’est la fra­ter­ni­sa­tion des anti­clé­ri­caux d’hier avec l’É­glise catho­lique dont on feint, dans les milieux de « gauche », d’i­gno­rer ou de ne pas redou­ter le rôle néfaste. Le « Popu­laire » et l’« Huma­ni­té » s’é­ver­tuent même à éta­blir que le socia­lisme se confond avec catho­li­cisme bien compris. 

C’est la défor­ma­tion des idées les plus nobles : liber­té d’ex­pres­sion signi­fiant aujourd’­hui que l’on ne peut expri­mer libre­ment une pen­sée que si elle est du goût offi­ciel, et un jour­nal ne pou­vant être plei­ne­ment auto­ri­sé de paraître que s’il est prêt à sou­te­nir la poli­tique gou­ver­ne­men­tale sur les grands pro­blèmes de l’heure. 

C’est la glo­ri­fi­ca­tion du tra­vail et des ver­tus « fami­liales » ; de la vie sage­ment pas­to­rale ; refrains enton­nés par Dala­dier et Rey­naud en 1939, repris par l’é­quipe péta­niste en 1940, que les offi­ciels et autres char­la­tans entonnent actuel­le­ment pour ame­ner la par­tie la plus déshé­ri­tée de la popu­la­tion à accep­ter des mesures res­tric­tives et mili­taires, dont la sévé­ri­té n’at­tein­dra pas, dans leur chair, dans leur bien-être, les déten­teurs du pou­voir et de la fortune. 

Les pro­messes de toutes sortes, faites par un ramas­sis de boni­men­teurs sans ver­gogne, convain­cus de leur cupi­di­té, à un peuple dont la cré­du­li­té n’a d’é­gale que le manque d’éner­gie, contri­buent lar­ge­ment à faire endu­rer patiem­ment par celui-et les épreuves les plus pénibles, sans que souffle en lui l’es­prit de révolte. 

Nous dénon­çons la dupe­rie de tous ces pro­fi­teurs de misère dont la mis­sion consiste à endor­mir une popu­la­tion qui aurait mille rai­sons de se mon­trer insa­tis­faite. Tous lui pro­mettent des amé­lio­ra­tions sub­stan­tielles par voie légale, alors qu’ils ne se font aucune illu­sion sur ce que peut don­ner la léga­li­té en cette matière. 

Leur mal­hon­nê­te­té n’est plus à démon­trer, et nous ne leur ferons pas l’in­jure — ou l’hon­neur — de les taxer d’ignorance. 

L’i­gnoble déma­go­gie à laquelle se livrent ces férus de théo­ries ahu­ris­santes nous répugne. Et dûs­sions-nous heur­ter quelques sus­cep­ti­bi­li­tés, nous affir­mons que les tra­vailleurs n’ont rien à attendre de ces phra­seurs et artistes de tri­bune. L’É­tat, sur lequel on veut les habi­tuer à comp­ter, ne leur appor­te­ra rien. Ils n’ob­tien­dront que ce que leur volon­té de vivre décem­ment leur dic­te­ra d’exi­ger de ceux qui les briment et les exploitent. 

La guerre est à l’o­ri­gine de beau­coup des grands maux dont ils souffrent aujourd’­hui et dans l’é­tat pré­sent de l’é­co­no­mie, des pos­si­bi­li­tés de pro­duc­tion, des moyens de trans­ports, aucun mieux-être sérieux ne peut être réa­li­sé du jour au lendemain. 

Mais si la guerre a des consé­quences si cruelles, cela ne doit pas faire oublier qu’elle est elle-même l’ef­fet d’une cause que le pro­lé­ta­riat ne doit pas mécon­naître et que lui seul peut détruire : le capi­ta­lisme et son corol­laire, l’É­tat. La paix sociale, c’est dans la dis­pa­ri­tion de ces deux fos­soyeurs qu’elle réside. 

Le Liber­taire

La Presse Anarchiste