La Presse Anarchiste

Vers un nouveau traité

En 1918, la paix fut bâclée par les puis­sances alliées ; les raisons n’en étaient pas telle­ment dues à la défaite alle­mande qu’à la las­si­tude qui se fai­sait sen­tir chez tous les peu­ples en guerre. 

D’autre part, une sit­u­a­tion économique et finan­cière telle que les prob­lèmes les plus ardus ne devaient pas man­quer de se présen­ter au moment de la remise en marche des nations sur le pied de la paix armée. Enfin, un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire venant de l’Est et sub­mergeant toute la par­tie ori­en­tale et mérid­ionale de l’Eu­rope indi­quait au cap­i­tal­isme inter­na­tion­al que la con­tin­u­a­tion du com­bat risquait de le priv­er du béné­fice de la mort vio­lente de mil­lions de tra­vailleurs. Les intérêts en lutte depuis bien­tôt six ans sont tenus de compter, à leur tour, sur tous les fac­teurs pro­pres à con­solid­er leur posi­tion, mais aus­si sur les réac­tions sus­cep­ti­bles de les détruire. 

C’est pourquoi, dès 1942, l’An­gleterre (une des « Three Big ») lança l’idée d’une poli­tique européenne basée sur les zones d’in­flu­ences et con­crétisée par la con­sti­tu­tion de deux blocs : le bloc ori­en­tal sous l’in­flu­ence sovié­tique, avec la Pologne, la Hon­grie et les États balka­niques de race slave, et le bloc occi­den­tal avec la Bel­gique, la Hol­lande, la France, l’Es­pagne démoc­ra­tisée et l’I­tal­ie. Cette poli­tique, qui avait l’ap­pui des bour­geoisies, fut com­bat­tue par les courants pop­u­laires, qui voy­aient, dans ces con­cen­tra­tions d’in­térêts, une pos­si­bil­ité de conflit. 

La poli­tique inter­na­tionale attire donc l’at­ten­tion sur les trois prin­ci­pales places du monde : Lon­dres, Moscou et Wash­ing­ton, qui ont cher­ché, par des moyens détournés, à repren­dre leur lib­erté d’action. 

L’An­gleterre a pro­duit l’ef­fort économique et financier, toutes pro­por­tions gardées, le plus impres­sion­nant. Cet effort se traduit actuelle­ment par la perte de 70 pour cent des marchés d’ex­por­ta­tion, spé­ciale­ment en Amérique du Sud, au prof­it des États-Unis. 

Les domin­ions bri­tan­niques, qui se trou­vaient de tout temps débi­teurs de la métro­pole, se trou­vent actuelle­ment crédi­teurs, c’est-à-dire que la Grande-Bre­tagne doit à ses colonies. D’une enquête faite par une com­mis­sion d’in­dus­triels anglais, il ressort que l’équipement nation­al et de pro­duc­tion de l’An­gleterre serait en retard de trente années sur celui des États-Unis au point de vue du modernisme. 

La flotte marchande anglaise, forte­ment touchée par la guerre sous-marine de 1916–1917, n’avait jamais pu recon­stituer sa puis­sance inté­grale­ment à une époque où, pour­tant, la Grande-Bre­tagne n’avait pas subi la guerre chez elle. Actuelle­ment, la sit­u­a­tion doit être alar­mante et, pour rester à la tête des États cap­i­tal­istes du monde, il faut à l’Angle­terre un com­merce extérieur impor­tant, d’où la néces­sité de con­serv­er la maîtrise des mers et de com­bat­tre la con­cur­rence d’ad­ver­saires à l’ap­pétit aiguisé. 

En régime cap­i­tal­iste, le prix de revient ne baisse que par un rythme accéléré de pro­duc­tion grâce à un matériel mod­erne et nom­breux ou à une com­pres­sion des frais de fab­ri­ca­tion. Il va de soi que la com­pres­sion de ces frais vis­era surtout les élé­ments salaires et charges sociales. Nous en arrivons donc à cette néces­sité d’as­sur­er les grandes lignes du com­merce impér­i­al : une Méditer­ranée paci­fiée de telle façon qu’au­cune men­ace, d’où qu’elle vienne, ne puisse inquiéter la route des Indes. Il faut donc envis­ager que la ques­tion des Détroits qui sont tant de ver­rous sur les grands pas­sages mar­itimes, va se pos­er : l’ac­cès de la Méditer­ranée ne doit plus être per­mis à une puis­sance sus­cep­ti­ble de con­cur­rencer la Grande-Bre­tagne, et la prise de pos­ses­sion des îles de la mer Egée est une pru­dence élé­men­taire si l’ac­cès de la mer Noire à la Méditer­ranée venait à être con­trôlé par l’URSS ; peut-être doit-on voir ici le but des marchandages dont la Pologne et la Grèce ont été les objets. Nous évo­querons pour mémoire les colonies ital­i­ennes du bassin méditer­ranéen ain­si que les bases mar­itimes de Pan­te­lar­ia. Le cap­i­tal­isme anglais tolér­era, à la rigueur, un retour en Occi­dent à la démoc­ra­tie, dont il sait qu’il n’a rien à crain­dre, mais toute vel­léité de pouss­er plus loin dans l’é­man­ci­pa­tion des mass­es sera immé­di­ate­ment réprimée avec énergie : le con­ser­va­teur Pier­lot a été main­tenu con­tre la volon­té du peu­ple belge ; Fran­co n’a tou­jours pas reçu son « tabli­er », mais on dépêche le duc d’Albe afin d’en­vis­ager une pos­si­bil­ité de retour à la monar­chie, que les mass­es espag­noles rejet­tent avec dégoût ; en Ital­ie, on intrigue pour tâch­er de sauver Vic­tor-Emmanuel d’une posi­tion inten­able. Dans ces cas, on n’a pas été jusqu’à employ­er la force, parce qu’un sem­blant de gou­verne­ment ne s’est pas mon­tré trop hos­tile, mais, dans toutes ces intrigues, on se demande ce que devient le droit des peu­ples à dis­pos­er d’eux-mêmes. 

L’Amérique a posé net­te­ment le régime poli­tique qu’elle envis­age pour la future Europe, et Roo­sevelt a défi­ni ce qu’il entendait par une démoc­ra­tie.… pas très aimable d’ailleurs pour l’U­nion Sovié­tique : L’Amérique est déçue du jeu anglais ; il est vrai que les intérêts améri­cains en Europe sont moins impor­tants que dans le Paci­fique et ne sont pas les mêmes que ceux des Bri­tan­niques, puisqu’ils se trou­vent en con­cur­rence directe pour les pétroles, la sidérurgie et l’in­dus­trie automobile. 

Les visées améri­caines dans le Paci­fique nous sont con­fir­mées par l’élim­i­na­tion du Japon en tant que grande puis­sance asi­a­tique, ce qui per­me­t­trait aux Yan­kees la mise en valeur et l’in­dus­tri­al­i­sa­tion de l’im­mense Chine, à peine exploitée, grâce à l’ap­port mas­sif de cap­i­taux améri­cains, mais là encore des con­flits d’in­flu­ences peu­vent sur­gir, car l’URSS n’a pas dit son dernier mot. La néces­sité pour l’An­gleterre de s’as­sur­er des points d’ap­pui dans sa zone d’in­flu­ence méditer­ranéenne lui a fait aban­don­ner la Pologne, lais­sant de ce côté, les mains libres à l’URSS ; elle gag­nait en échange la lib­erté d’ac­tion en Grèce, et le général Sco­bie a bien mérité de la patrie en mitrail­lant les Résis­tants hel­léniques ; Pla­s­ti­ras, autre traîneur de sabre, fera le reste, et les intérêts bri­tan­niques n’au­ront rien per­du ; mais Wash­ing­ton est fâché, c’est qu’en Amérique on tient absol­u­ment à ne céder devant aucun chan­tage et que pour la poli­tique intérieure de Roo­sevelt il est très impor­tant que la démoc­ra­tie soit respec­tée. La guerre ne doit pas être présen­tée comme une foire où l’on vend les pop­u­la­tions comme bétail à Chica­go. Au sur­plus, l’Amérique peut par­ler fort, car, seule avec la Russie, elle pos­sède les argu­ments décisifs en la matière : poten­tiel matériel et humain imbattable. 

L’URSS est incon­testable­ment l’É­tat qui a fourni dans la guerre le plus gros effort mil­i­taire, com­pa­ra­ble seule­ment à celui de l’Alle­magne. Il est évi­dent que Staline entend se faire pay­er de ses ser­vices. Si, en 1938, il a déclaré qu’il ne désir­ait aucun pouce de ter­ri­toire étranger, il a dû repenser cette déc­la­ra­tion, puisque s’il se trou­ve en désac­cord avec le gou­verne­ment polon­ais de Lon­dres, il sem­ble être en très bons ter­mes avec le Comité de Lublin, lequel a accep­té toutes les rec­ti­fi­ca­tions de fron­tière, y com­pris la ces­sion des champs pétro­lifères de la Pologne mérid­ionale. En com­pen­sa­tion, la Pologne sera une nation libre, forte et heureuse, avec accès sur la Bal­tique et une dizaine de mil­lions de Prussiens à déracin­er, puisque la fron­tière du nou­v­el État polon­ais s’é­ten­dra jusqu’à l’Oder. Encore des minorités opprimées en per­spec­tive. À tout hasard, notons que la France et l’An­gleterre sont entrées en guerre, en 1939, en appli­ca­tion des accords garan­tis­sant l’in­té­gral­ité des fron­tières polon­ais­es. Nous aurons, au cours d’un prochain arti­cle, l’oc­ca­sion d’é­tudi­er, doc­u­ments diplo­ma­tiques en mains cette petite comédie qui a déchaîné la tragédie actuelle. 

La posi­tion irré­ductible de l’An­gleterre à ce sujet a été mod­i­fiée, comme nous l’avons vu, mais cela ne chang­era pas grand’­chose, car on pré­pare une fédéra­tion balka­nique com­prenant la Bul­gar­ie, la Yougoslavie et même l’Al­ban­ie, le tout forte­ment influ­encé par la grande sœur slave. De ce côté, des débouchés sur l’Adri­a­tique ne seraient pas pour déplaire au maréchal Tito, ni à son suzerain, le maréchal Staline. On sait qu’au Con­grès des Sovi­ets de 1939, Staline avait déclaré vouloir établir un plan quin­quen­nal pour la marine sovié­tique ; la guerre a remis ce pro­jet à plus tard ; mais si les Sovi­ets met­tent la même ardeur à créer une marine que celle qu’ils ont mise à créer l’Ar­mée rouge, il sera néces­saire de s’en­ten­dre tout de suite sur les bases mar­itimes et aéro­nau­tiques parce que cinq ans de retard dans l’é­tude de la ques­tion pour­raient être funestes à la plus puis­sante marine de guerre actuelle. Nous ne pou­vons pass­er sous silence le cen­tre diplo­ma­tique du Vat­i­can, le plus impor­tant du monde ; Mgr Spigel­mann, archevêque de New-York, aurait été chargé de mis­sion en vue de con­naître les pos­si­bil­ités de paix auprès des dif­férents bel­ligérants. Cette activ­ité des milieux romains doit être motivée ; on lui a fait très peu de pub­lic­ité, ce qui per­me­t­tra par la suite tous les démen­tis ; mais ne per­dons pas de vue cette nou­velle et voyons l’at­ti­tude que vont pren­dre les diplo­maties d’i­ci quelque temps. 

Comme on le voit, les antag­o­nismes ne man­quent pas. Unis pour com­bat­tre une forme par­ti­c­ulière­ment igno­ble du cap­i­tal­isme, les autres blocs res­teront-ils unis avec des intérêts aus­si con­tra­dic­toires lorsqu’il s’a­gi­ra d’éd­i­fi­er une paix juste et équitable ? 

N’ou­blions pas, de même, que Hitler, en 1938, garan­tis­sait, à Munich, la paix pour vingt-cinq ans, mais l’URSS, dans ses traités, ne donne sa garantie que pour vingt ans ! Juste ce qu’il faut pour en pré­par­er une autre ! Mais les antag­o­nismes sur le plan inter­na­tion­al doivent et peu­vent servir à pré­cip­iter la liq­ui­da­tion au cap­i­tal­isme pro­pre à chaque pays, non pas par ces révo­lu­tions de palais, inti­t­ulées « Révo­lu­tions nationales », mais par celle qui vient et qui, sup­p­ri­mant la cause, doit sup­primer l’ef­fet. Le peu­ple veut la Paix et cela dans tous les pays, mais il en a une con­cep­tion dif­férente dans chaque nation : c’est à nous de rechercher les buts réels pour­suiv­is par les impéri­al­ismes en présence et de les dénon­cer, de façon que, der­rière les entités et les faux dieux qui leur masquent encore la vérité pro­fonde du sac­ri­fice qu’on leur demande, les peu­ples retrou­vent leur enne­mi hérédi­taire, le seul, quel que soit le nom dont on le désigne : le Régime Cap­i­tal­iste, sous toutes les formes éta­tiques qu’il revêt, sous le cou­vert suprême de tous les impérialismes.

P. S. — Nous nous réser­vons, dans notre prochain numéro, d’ex­am­in­er l’af­faire de Finlande. 


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