La Presse Anarchiste

La grève générale

Il y avait assez long­temps que je n’a­vais eu le plai­sir de conver­ser avec mon ami Louis Lepage, quand, same­di der­nier, embar­ras­sé que j’é­tais pour rédi­ger l’ar­ticle de fond de notre petite feuille, je me déci­dai à me rendre chez lui. Autre­fois, nous nous voyions plus sou­vent, mais Louis Lepage habite actuel­le­ment dans la ban­lieue, for­cé qu’il a été de s’y réfu­gier par la cher­té des loyers. On construit de belles mai­sons dans les quar­tiers excen­triques de Paris, de vastes bâti­ments avec des pièces par­que­tées, des cui­sines claires, de larges fenêtres par où pénètrent l’air et le soleil, seule­ment, car il y a un seule­ment ; seule­ment, dis-je, les pro­prié­taires oublient de mettre les loyers de ces beaux loge­ments à la por­tée des ouvriers qui habitent le quar­tier, de sorte que ceux-ci, chas­sés de plus en plus vers les for­ti­fi­ca­tions, finissent par les franchir.

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Comme c’est son habi­tude le same­di soir, je trou­vai Louis Lepage en manches de che­mise, assis devant la table de bois noir qui lui sert de bureau et plon­gé dans une pro­fonde lec­ture. J’a­vais oublié de vous dire que mon ami est un mili­tant du socia­lisme révo­lu­tion­naire. Tout comme moi et depuis bien plus long­temps que moi, il est par­fai­te­ment convain­cu que le pro­lé­ta­riat n’a rien à attendre de la socié­té telle qu’elle est consti­tuée et que seule une trans­for­ma­tion radi­cale de cette socié­té capi­ta­liste et égoïste peut rendre pos­sible l’a­vè­ne­ment d’une huma­ni­té meilleure.

Je trou­vai Lepage absor­bé dans la lec­ture de plu­sieurs heb­do­ma­daire du Par­ti, ou pour mieux dire des Par­tis, car cha­cun sait que le socia­lisme com­prend un nombre très grand d’É­coles, qui le plus sou­vent ne s’en­tendent pas et qui quel­que­fois se dis­putent la direc­tion du mou­ve­ment de l’é­man­ci­pa­tion pro­lé­ta­rienne, de sorte qu’on ne sau­rait dire par­fois si c’est l’é­man­ci­pa­tion en elle-même ou la direc­tion qu’ils ont le plus à cœur.

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Dès qu’il m’a­per­çut, Lepage leva les yeux :

— Quoi de neuf ? lui dis-je.

– Pas grand’­chose. La que­relle du Petit Sou avec la Petite Répu­bli­que, ou la polé­mique, comme vous vou­drez… J’é­tais en train de lire un article du Socia­liste où Jau­rès se trouve encore pris à parti.

– Assez, lui dis-je. Il y a d’autres ques­tions plus sérieuses que ces que­relles de bou­tiques dont se réjouit la bour­geoi­sie et les tenan­ciers d’é­choppes de toute sorte. C’est de la Grève Géné­rale dont je vou­drais vous entretenir.

– La Grève Générale ?

– Cer­tai­ne­ment, n’est-ce pas dans trois jours, le 1er mai ? ce pre­mier mai qui, entre paren­thèses ne la ver­ra pas plus naître cette année que les pré­cé­dentes. Ne vient-elle pas d’être dis­cu­tée au Congrès de Lens ? Les tra­vailleurs ont là une arme assez ter­rible pour qu’ils ne la dédaignent pas…

– Vous avez rai­son, inter­rom­pit Lepage, tan­dis que les yeux noyés dans l’es­pace, il réflé­chis­sait, vous avez rai­son, car de son emploi dépen­drait, tout au moins pen­dant de longues années, l’é­man­ci­pa­tion de notre classe. Si elle réus­sis­sait, qui pour­rait pré­voir ses résul­tats ? Si elle échouait, la défaite serait peut-être irré­pa­rable pour le pro­lé­ta­riat rui­né, sai­gné à blanc, bri­sé par les pri­va­tions et la souf­france ; en admet­tant que, pous­sé à bout, il n’eût pas four­ni aux Lebels qui, eux, ne chôment pas un facile pré­texte pour s’exer­cer sur terre française.

– D’ailleurs conti­nua Lepage, qui me regar­dait fixe­ment main­te­nant comme s’il eût vou­lu que ses argu­ments se gra­vassent sur mon cer­veau, d’ailleurs, il ne s’a­git plus là d’une de ces grèves de peu d’im­por­tance, d’un de ces conflits locaux qu’une coti­sa­tion minime des tra­vailleurs syn­di­qués de la même coopé­ra­tion pour­rait sou­te­nir de longs mois le cas échéant. Ce dont les pro­mo­teurs de la Grève géné­rale des mineurs ne s’im­prègnent pas assez, c’est qu’il s’a­git par l’é­ten­due et l’im­por­tance de la manœuvre d’ar­rê­ter ou tout au moins de para­ly­ser le mou­ve­ment com­mer­cial et indus­triel de tout un pays pour ame­ner le capi­tal et par suite le gou­ver­ne­ment à capituler.

Ce serait superbe, si les capi­ta­listes consen­taient à céder, mais c’est une habi­tude qui leur fait mal­heu­reu­se­ment défaut. De plus, est-on bien sûr que ces mes­sieurs ne trou­ve­ront pas dans le stock actuel­le­ment dis­po­nible le com­bus­tible qui leur est néces­saire et cela pour long­temps encore. Est-on bien sûr qu’à défaut de ce stock, ils n’au­ront pas recours aux pays voi­sins ou à l’Amérique ? 

Rien à faire dans ce cas et il a été pré­vu par les capi­ta­listes. Il fau­drait tout d’a­bord s’as­su­rer de la coopé­ra­tion des mineurs de l’é­tran­ger ou tout au moins, des employés affec­tés aux indus­tries de trans­port. Est-on cer­tain que les uns ou les autres se soli­da­ri­se­ront avec nos mineurs ?

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— Tout cela, pour­sui­vit Lepage, de l’air d’un mathé­ma­ti­cien qui vient vic­to­rieu­se­ment de résoudre quelque ardu pro­blème, tout cela sans comp­ter qu’il faut avoir sous la main quelques petits mil­lions en réserves moné­taires ou en appro­vi­sion­ne­ments qui per­met­traient de faire face aux exi­gences de la situa­tion, car si, à la rigueur, quelques dizaines de mil­liers de francs suf­fisent pour sub­ven­tion­ner un petit conflit local, quelle somme fau­dra-t-il pour sou­te­nir la grève de toute une cor­po­ra­tion jus­qu’au moment où, le stock mon­dial s’é­pui­sant, il ne res­te­ra plus aux puis­santes com­pa­gnies qu’à s’incliner ?

– Et les jaunes, les non-syn­di­qués ; les jaunes aux­quels les bourses des natio­na­listes et des anti­sé­mites demeurent aus­si ouvertes que les portes des usines ou les puits des mines ? A‑t-on réflé­chi à cela ? Non, non, le pro­lé­ta­riat n’est point mûr pour la Grève Géné­rale, et les tra­vailleurs le com­prennent si bien que votée ou non ils se ran­ge­ront aux vues de la majo­ri­té des Congres­sistes de Lens.

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Tout à coup, Lepage se leva, comme illu­mi­né par une révé­la­tion inté­rieure, secoué par une vio­lente émo­tion, presque l’air d’un pro­phète avec son visage de vieux militant. 

— Et puis, vou­lez-vous que je vous dise l’fin mot, jamais une Grève Géné­rale ne réus­si­ra tant q’vous ver­rez les tra­vailleurs débattre leurs inté­rêts chez l’mas­tro­quet. V’s’en­ten­dez, jamais. Rien qu’a­vant-hier, j’ai car­ré­ment refu­sé d’as­sis­ter à notr’ réunion syn­di­cale d’quar­tier, que les amis ont vou­lu à tout prix avoir chez Faur­trinque, le liquo­riste d’la place. Est-ce qu’ils peuvent pas se réunir ici ? Pour­quoi faire s’in­gur­gi­ter un tas d’li­queurs. d’l’ab­sinthe, du rhum ou autr’ sale­tés pareilles pour dis­cu­ter nos reven­di­ca­tions ; ça, dans l’ar­rière bou­tique, tan­dis que les patrons ou les ronds-de-cuir font leur manille dans la salle. Tenez, vos sta­tis­ti­ciens, y me font tordre. Y en a pas un encore qui nous ait fait le cal­cul de c’que d’puis dix ans les ouvriers ont englou­ti en bois­sons, en tabac, au jeu, en lec­tures idiotes ou avec les d’moi­selles q’ arpentent le trot­toir. J’me demande par exemple la masse de coopé­ra­tives de pro­duc­tion qu’on aurait pu éta­blir et sou­te­nir avec ça ?

Je n’a­vais jamais vu Lepage ain­si trans­por­té. Il était réel­le­ment superbe. Je ser­rai cha­leu­reu­se­ment sa forte main de méca­ni­cien et je com­pris, mieux que jamais en le quit­tant, que plus vite il se dres­se­ra en face du capi­ta­lisme tout puis­sant, un pro­lé­ta­riat conscient de sa force et de sa valeur morale, impré­gné de jus­tice et de soli­da­ri­té, ayant une claire notion de ses droits et de ses devoirs, déli­vré des vices et des pas­sions qui désho­norent l’in­di­vi­du, plus vite la vic­toire ne tar­de­ra pas à être de son côté, car la jus­tice triomphe tou­jours de l’injustice.

E. Armand

La Presse Anarchiste