La Presse Anarchiste

Faire le point

Ain­si, pour la troi­sième fois nous repre­nons contact avec nos lec­teurs, cama­rades et amis, au moyen d’un article que d’au­cuns appel­le­ront édi­to, pro­logue ou avant-pro­pos, la déno­mi­na­tion impor­tant peu par ailleurs. Ce qui importe, à nos yeux, c’est de faire le point à chaque fois que cela sera pos­sible, d’ex­pli­quer où nous en sommes, ce que nous pen­sons et aus­si ce que les autres pensent de nous, c’est dire d’un effort bien modeste en véri­té mais ayant sa place par­mi les mil­liers d’autres obs­cu­ré­ment déployés par l’homme dans sa marche tenace vers une dif­fi­cile libé­ra­tion. En un mot, ne pas perdre le contact cité plus haut, afin d’é­vi­ter ce des­sè­che­ment propre à toutes les « élites » sal­va­trices du peuple, à condi­tion que celui-ci avale sans bron­cher toutes les mannes (ou toutes les cou­leuvres) dont quelques êtres pré­des­ti­nés veulent bien lui faire l’au­mône, à temps perdu.

Dans le deuxième numé­ro de « N. et R. » nous remer­cions les cama­rades avec les­quels nous avions pu nous entre­te­nir ora­le­ment des posi­tions expri­mées dans ces cahiers. Nous avons, cette fois, reçu des lettres, ren­for­çant ain­si le lien déjà noué, ou renoué, avec les pre­miers lec­teurs. Fait récon­for­tant, toutes ces lettres, quelles que soient les cri­tiques for­mu­lées sur la forme ou le fonds, nous encou­ragent, par contre, très fra­ter­nel­le­ment dans la pour­suite du tra­vail ébau­ché. Soyez tran­quilles, chers cama­rades, nous conti­nue­rons, et mer­ci pour une soli­da­ri­té dont nous sen­tons tout le prix.

Cela dit, il nous faut reve­nir un peu sur la rai­son d’être des G.A.A.R, et aus­si sur le fameux « Oui, mais qu’est-ce que vous faites ? » clas­sique en de telles occa­sions. À tout, et à tous nous répon­drons tou­jours avec le maxi­mum de net­te­té, car si nous vou­lons faire du bon tra­vail, cette net­te­té sera nécessaire.

Ain­si n’é­ton­ne­rons-nous pas les cama­rades, lec­teurs de « N. et R. », liber­taires ou pas, en leur décla­rant que, plu­sieurs d’entre nous se posèrent sérieu­se­ment le pro­blème de l’ac­tua­li­té de l’a­nar­chisme, après une longue et déce­vante expé­rience au sein d’un mou­ve­ment, issu de l’i­dée liber­taire qu’une dévia­tion mar­xiste devait ame­ner à accep­ter, entre autres, la par­ti­ci­pa­tion à la foire élec­to­rale. D’autre part, la recons­ti­tu­tion d’une nou­velle fédé­ra­tion, sur les mêmes bases, hélas ! que celles de 1945, n’ap­por­tait, pour nous, aucune réponse satis­fai­sante aux ques­tions posées par la dégé­né­res­cence de l’an­cienne F.A. L’a­nar­chisme, ou plu­tôt la repré­sen­ta­tion concrète de son outil sous forme de mou­ve­ment dit orga­ni­sé, serait-il tou­jours sem­blable à une feuille de tem­pé­ra­ture, où les accès de fièvre altèrent avec de brusques dépres­sions ? Pour avoir vou­lu quelque peu orga­ni­ser notre forme de pen­sée, de com­bat, devions-nous néces­sai­re­ment som­brer dans un com­mu­nisme de moins en moins liber­taire ? Inver­se­ment, afin pré­ci­sé­ment d’é­vi­ter ladite dévia­tion, devions-nous nous rési­gner à recons­ti­tuer per­pé­tuel­le­ment la grande famille (sic) où toutes les ten­dances de l’a­nar­chisme se côtoient un court moment avant de recom­men­cer à s’entre-dévo­rer, comme cela se fait jus­te­ment dans toutes les bonnes familles ? Et puis sur le plan his­to­rique, et par consé­quent beau­coup plus vaste, l’é­cra­se­ment de nos cama­rades pen­dant la révo­lu­tion russe, la Com­mune hon­groise, pen­dant la guerre d’Es­pagne, tous ces « pour­quoi » tou­jours mal ou pas expli­qués sem­blaient don­ner rai­son à une cer­taine déses­pé­rance en un meilleur deve­nir de notre idéal.

Cer­tains d’entre nous conti­nuèrent leur tra­vail sein de groupes orga­ni­sés alors que d’autres res­taient seuls pen­dant plu­sieurs mois, mais tous, après le décou­ra­ge­ment pas­sa­ger éprou­vé, ont sen­ti l’ab­so­lue néces­si­té de repen­ser à tout cela, de voir pour­quoi nous avions fait ceci et pour­quoi nous nous étions trom­pés en cela, et tous, en avons conclu que la doc­trine, et aus­si l’é­thique anar­chistes res­taient fina­le­ment valables, qu’il n’y avait rien d’autre sur le plan poli­tique, et plus sim­ple­ment humain, pour rem­pla­cer une ana­lyse dont les aspects par­fois chao­tiques n’empêchent pas par ailleurs une conti­nui­té dia­lec­tique sin­gu­liè­re­ment éton­nante pour les mili­tants mar­xistes aux­quels l’His­toire a aus­si assé­né de rudes coups en balayant par­fois leurs rigides sché­mas de façon définitive.

La pers­pec­tive anar­chiste-com­mu­niste exi­geant de nous un tra­vail col­lec­tif orga­ni­sé basé sur une uni­té idéo­lo­gique qui implique l’é­tude et la réso­lu­tion col­lec­tive des pro­blèmes posés par l’a­dap­ta­tion doc­tri­naire et tac­tique de l’a­nar­chisme à la conjonc­ture poli­tique, éco­no­mique et psy­cho­lo­gique actuelle ― il était néces­saire de sor­tir de l’i­so­le­ment, de se regrou­per sur cer­taines bases bien pré­cises, et sur cer­tains prin­cipes géné­raux mais essen­tiels pour nous, à savoir : indé­pen­dance totale à l’é­gard des dif­fé­rents par­tis poli­tiques (et par là même des sys­tèmes anta­go­nistes se par­ta­geant le monde) anti­ra­cisme abso­lu (et il fau­dra bien que nous reve­nions un jour sur cette très grave ques­tion, tou­jours d’une telle actua­li­té) quelles qu’en soient les formes de socié­tés secrètes dont en pre­mier lieu, bien sur, la Franc-Maçon­ne­rie (ces deux ques­tions sont d’ailleurs exa­mi­nées dans ce numé­ro par un de nos cama­rades et seront déve­lop­pées par la suite) et, décou­lant direc­te­ment de ce der­nier point, nous res­tons évi­dem­ment et plus que jamais, fidèles à la Lutte des classes. Dire que le par­le­men­ta­risme et les élec­tions n’ont pas notre faveur semble quelque peu super­flu, sur­tout après les brillantes expé­riences dont les tra­vailleurs viennent de faire les frais.

Nous pen­sons, et disons que le fait, pour des liber­taires, de vou­loir sin­ger les par­tis poli­tiques, fut une erreur pro­fonde et nous essaie­rons de dire pour­quoi dans les pro­chains numé­ros de ces cahiers. Cela sera dif­fi­cile et sou­vent ingrat certes, mais là est pré­ci­sé­ment notre tra­vail : déduire, à par­tir de faits, ana­ly­ser des actes juger sur le plan des idées et jamais sur de misé­rables his­toires de per­sonnes. À ce pro­pos, nous affir­mons qu’il est abso­lu­ment néces­saire pour des mili­tants hon­nêtes de gar­der une élé­men­taire cour­toi­sie dans la cri­tique des actes des autres, car s’ils agissent dif­fé­rem­ment de nous, ça n’est pas par une quel­conque méchan­ce­té congé­ni­tale, mais bien pour des rai­sons pré­cises et dif­fé­rentes des nôtres ; voi­là tout.

Nous pen­sons, et disons, que l’ac­tion n’est pas for­cé­ment l’ac­ti­visme. Pen­dant des années, nous avons col­lé ven­du, mani­fes­té (nous « fai­sions », du verbe « qu’est-ce que vous faites ? ») par­fois sans trop de dis­cer­ne­ment. Nous regret­tons rien d’ailleurs et nous conti­nuons à croire que ces mul­tiples acti­vi­tés mili­tantes sont nor­males et néces­saires à cer­tains moments, mais qu’elles ne sont pas tout.

Nous pen­sons et disons qu’il cet éga­le­ment faux de vou­loir regrou­per à tout prix toutes les ten­dances de l’a­nar­chisme et que la deuxième erreur, la plus fla­grante, est de vou­loir le faire sous le cou­vert d’un grand mou­ve­ment, avec son jour­nal, ses dif­fé­rents secré­ta­riats, tout un édi­fice brillant, certes (récon­for­tant pour le cama­rade déso­rien­té et qui aspire à retrou­ver le giron pro­tec­teur de la Mère-Orga­ni­sa­tion) mais dont la belle façade cache mal le vide des locaux, vide impu­table au côté pré­ma­tu­ré de cette recons­ti­tu­tion, sans bases idéo­lo­giques suf­fi­sam­ment réétu­diées. Rap­pe­lons-nous seule­ment qu’il est tou­jours beau­coup plus facile de créer un mou­ve­ment contre quelque chose (en l’oc­cur­rence, la dévia­tion poli­ti­cienne de la F.C.L) que de construire, que d’œu­vrer pour quelque chose.

Nous pen­sons et disons, enfin, et ceci pour tous les liber­taires y com­pris nous-mêmes bien enten­du, qu’il est temps pour les anar­chistes de se débar­ras­ser du pater­na­lisme bien­veillant, ou, par­fois, de l’au­to­ri­ta­risme et qua­si-des­po­tique des « lea­ders » en tous genres. Que l’on ne se méprenne pas, nous ne récla­mons pas de têtes, mais sur­tout la fin d’un état d’es­prit encore bien trop répan­du en nos milieux. Certes, nous recon­naî­trons tou­jours l’ex­pé­rience, la valeur de cer­tains cama­rades, et il faut savoir recon­naître cela. Nous n’a­vons jamais hési­té et nous n’hé­si­te­rons pas à leur deman­der quand néces­saire un avis, une confé­rence, une aide, mais ceci n’est pas faire du « lea­de­risme » alors qu’une dan­ge­reuse doci­li­té en face de cama­rades mieux armés par la plume ou la parole , nous a mon­tré les dan­gers d’un tel com­por­te­ment. Il est vrai qu’aux G.A.A.R. nous ne sommes qu’une poi­gnée de cama­rades, jeunes pour la plu­part, non-gui­dés par les lumi­neuses idées d’un pen­seur de choc, et nous ferons tout pour que cet état de choses demeure, sinon, nous décla­rons tout net que notre regrou­pe­ment aurait été un nou­vel et inutile effort. Bien sûr, notre manque d’« expé­rience » (comme on dit) gagne­rait à être épau­lé par un ou plu­sieurs solides doc­tri­naires, pen­se­ront cer­tains. Notre juge­ment s’en trou­ve­rait ain­si amé­lio­ré. Est-ce bien sûr ? et la pen­sée col­lec­tive, le tra­vail fra­ter­nel de recherche en com­mun ne sont-ils pas sou­vent pré­fé­rables aux plus savantes cogi­ta­tions d’un seul homme ? Nous posons la question.

On pour­ra pen­ser que nous sommes bien sévères et que nous jouons les juges intran­si­geants, peut-être. Mais il nous semble urgent de par­ler ce lan­gage-là et de dire avec rudesse par­fois, mais sans acri­mo­nie, ce qui nous semble cri­ti­quable dans ce que nous avons vécu et dans ce qui se voit aujourd’­hui. Nous ne sommes d’ailleurs pas les der­niers à sol­li­ci­ter les cri­tiques, nous en avons déjà reçu et celles-ci nous aide­ront effi­ca­ce­ment dans notre travail.

Ain­si, pour toutes les rai­sons expo­sées plus haut les GA.A.R ont regrou­pé un cer­tain nombre de cama­rades. Nous ne cher­che­rons pas à « faire » du recru­te­ment de masse, essayant de gar­der un cer­tain sens du ridi­cule et des réa­li­tés. L’im­por­tant, nous semble-t-il, est de pré­pa­rer les bases d’un anar­chisme réno­vé (ça sera long, mais peut-on faire du « digest » ?), de débrous­sailler nos propres idées, de faire che­mi­ner patiem­ment nos idées par­mi les cama­rades encore incon­nus mais nom­breux, qui nous le savons, sont proches de nous. Le jour où eux, nous, tous ensemble, serons prêts à un effi­cace regrou­pe­ment, alors à ce moment-là seule­ment l’A­nar­chisme pour­ra faire de belles et grandes choses.

Noir et Rouge

La Presse Anarchiste