Nous pensons intéressant de donner une série d’articles déjà publiés à différentes époques sur cette même question, même si nous ne partageons pas toujours leur point de vue. Ils peuvent susciter une discussion, des critiques, et nous apporter quelques précisions.
L’article que nous publions ci-dessous est une traduction (un peu abrégée) d’un rapport fait par MARIA KORN à la Conférence des anarchistes-communistes russes de Londres, en octobre 1906. Nous l’avons extrait de la brochure «
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Le reproche fait aux anarchistes qu’ils n’admettent pas l’organisation se base sur une double erreur d’interprétation tant de l’anarchisme que de l’organisation. Une organisation doit avoir deux buts principaux : assurer la solidarité dans la société et permettre le développement des individus dans cette société. Donc, pour nous, toute aspiration à un développement complet de l’être humain mène inévitablement à l’acceptation d’une forme de solidarité dans la société meilleure et plus complète.
Nous sommes communistes, précisément parce que nous sommes anarchistes, ces deux notions au lieu d’être opposées se complètent.
La propriété commune des moyens de production et l’utilisation commune des produits du travail demandent aussi inévitablement les formes correspondantes d’une organisation sociale ; ici encore la question économique est étroitement liée à la question politique.
Notre idéal politique est connu : ce sont les unions libres communes indépendantes, les associations de production, etc., et leurs fédérations.
Tout cela représente une certaine forme d’organisation, forme telle qu’elle développerait entre les hommes la plus grande solidarité et une identification des intérêts personnels aux intérêts sociaux.
Cette forme d’organisation est l’organisation libre, volontaire, l’accord libre entre tous. Nous sommes sur ce point contre les formes centralistes, hiérarchisées et obligatoires. La forme libre donne à l’union des hommes un caractère de stabilité et un aspect plus intime.
Quand il s’agit d’un « idéal social », beaucoup sont d’accord avec nous : un « idéal », c’est quelque chose de lointain et, dans les rêves, on peut tout se permettre, se promener n’importe où… parce que ça n’engage en rien aujourd’hui. La question est là : un idéal social est exigeant dès à présent ; pour celui qui veut être raisonnable, il ne peut exister de dédoublement, d’une part l’idéal, et de l’autre quelque chose qui peut même être absolument le contraire du premier ― l’activité pratique. La disparition de l’État est prévue non seulement par les anarchistes, mais aussi, par exemple, par les sociaux-démocrates. Pour Engels, l’État ne sera pas détruit mais il se détruira lui-même. De plus, en prévoyant la disparition de l’État dans l’avenir, les sociaux-démocrates font actuellement tout pour renforcer et élargir les principes étatiques. Il se dégage de leur position contradictoire une seule solution : « il se produira un saut du « royaume de la nécessité » au « royaume de la liberté », et l’État fort passera dans sa forme contraire, c’est-à-dire dans la pleine absence d’État ». Nous ne pouvons compter sur pareil miracle et nous pensons qu’il est plus juste de s’occuper de chaque chose d’une façon logique et immédiate. Trouvant nuisible le pouvoir et l’obligation dans la société future, nous ferons dès maintenant tout le possible pour faire sauter le pouvoir. Et par conséquent nous n’accepterons aucun élément centraliste dans nos organisations[[M.K. emploie le mot : « organisations de parti », mais elle fait immédiatement la remarque suivante : « Par le mot de parti, nous ne comprenons pas un ensemble de gens unis sous le pouvoir d’un comité central, mais un ensemble de gens qui ont un même but et veulent y arriver par les mêmes voies. »]]
En ce qui concerne les moyens, ils changent, bien entendu, d’après les conditions, les besoins et l’époque. Par exemple, dans un pays les anarchistes peuvent avoir comme tâche principale une lutte de partisans, dans un autre le travail dans les syndicats, dans un troisième la propagande théorique. Mais tous ces moyens d’activité ne se contredisent pas, au contraire, il faut qu’ils se complètent entre eux. L’absence de programme minimum (lequel est souvent source de déviations), et l’accord complet en ce qui concerne les buts ― tout cela fait l’unité, une unité que ne pourrait faire aucune mesure artificielle…
Les groupes sont à la base de l’organisation anarchiste. Un certain travail pratique, surtout conspiratif, pose souvent des problèmes. Dans un parti de type centraliste, le problème se résout de la façon suivante : à l’intérieur, dans les groupes mêmes, se forment des comités ou des groupes secrets qui ont pour tâche ces « travaux spéciaux », et qui jouent en réalité le rôle de direction. Nous répondons autrement : un nombre plus grand de groupes, les membres d’un même groupe se connaissant bien, ayant une confiance mutuelle, un choix plus strict, ainsi qu’un travail adapté à chaque groupe…
Ici une remarque. Il existe un étrange préjugé selon lequel une organisation anarchiste doit être ouverte et que tout le monde peut y avoir libre entrée. C’est complètement faux…
Comment peut-on résoudre, par exemple, dans une organisation anarchiste, les questions litigieuses ? Bien sûr, ça ne sera pas par une majorité de voix car nous ne donnons pas une grande valeur au nombre en réalité nous sommes toujours et partout une minorité (comme tout mouvement révolutionnaire). Si la question est tellement importante que les différents membres du groupe ne peuvent faire entre eux de compromis volontaire, il ne faut pas en arriver à compter mécaniquement les voix pour imposer une solution ― une seule solution existe : la dissolution du groupe et le regroupement de ses membres. Chaque groupe, soit permanent, soit constitué pour un travail donné, doit être complètement libre et autonome dans son activité. Si le litige porte sur une question de principe ou sur la préparation d’un acte qui mène à une grande responsabilité, la solution prise est toujours obligatoire seulement pour ceux qui l’ont acceptée ou qui sont d’accord avec elle. C’est le principe fondamental d’une organisation anarchiste et nous devons toujours l’avoir en vue.
Comment concevons-nous un organe anarchiste ou un journal d’organisation ? Dans les partis centralistes, la question est évidente : l’organe officiel du parti se trouve dans les mains de la majorité et la minorité doit se taire. Pour nous, une solution pareille ne peut bien entendu exister. Un journal est l’expression de la pensée et de la volonté du groupe qui l’édite, c’est-à-dire qu’il le considère comme son organe. Les groupes et les camarades qui ne sont pas d’accord ou tout simplement qui conçoivent d’une autre façon le rôle d’un journal, peuvent éditer un autre journal sans que les, deux journaux entrent inévitablement en hostilité. Dans un parti centraliste, si la minorité édite un journal, celui-ci est toujours en rivalité avec celui de la majorité.
On considère habituellement que l’absence d’organisation centrale dans les organisations anarchistes mène à cette situation : chacun pour soi. Prenons encore l’exemple d’un parti centraliste : supposons qu’il existe un litige sur certaines questions. Cette divergence ne disparaîtra pas sous l’effet de la discipline, elle sera tout simplement étouffée. En résultat, la minorité n’aura pas la possibilité d’exprimer ses conceptions, et tous les membres du parti, les majoritaires comme les minoritaires n’auront pas la possibilité de voir comment la question va se réaliser en pratique. En même temps, cette discordance s’accentue, elle mène aux luttes internes sournoises et aux décompositions chroniques internes. Le parti garde une unité seulement extérieure. Les deux côtés, au lieu de chercher un point de contact et d’accord s’éloignent encore plus.
Chez nous la même question se résout d’une façon différente ― comme par exemple en France, en 1890 dans les syndicats ― par discussion, liberté d’action, par les expériences, puis une mise au point et des conclusions.
Si nous employons aujourd’hui la force, sous l’une ou l’autre forme, nous serons demain inévitablement amenés à nous servir de cette force pour le pouvoir.
Si nous comptons aujourd’hui dans nos milieux révolutionnaires et nos organisations sur l’efficacité de nos idées et sur le libre accord, nous continuerons demain, quand la révolution sera victorieuse, à construire la société sur ces mêmes bases.
Maria Korn (ob organizatsii, « Pain et Volonté, p. 57 – 68)