La Presse Anarchiste

Au sujet de l’organisation

Actuelle­ment dans les dif­férentes édi­tions anar­chistes ain­si que dans les quelques bul­letins de ren­con­tres idéologiques anar­chistes, il existe une dis­cus­sion sur un cer­tain nom­bre de ques­tions con­cer­nant nos posi­tions idéologiques et tac­tiques. Entre autres, sur l’organisation.

Nous pen­sons intéres­sant de don­ner une série d’ar­ti­cles déjà pub­liés à dif­férentes épo­ques sur cette même ques­tion, même si nous ne parta­geons pas tou­jours leur point de vue. Ils peu­vent sus­citer une dis­cus­sion, des cri­tiques, et nous apporter quelques précisions.

L’ar­ti­cle que nous pub­lions ci-dessous est une tra­duc­tion (un peu abrégée) d’un rap­port fait par MARIA KORN à la Con­férence des anar­chistes-com­mu­nistes russ­es de Lon­dres, en octo­bre 1906. Nous l’avons extrait de la brochure « pain et volon­té » éditée en 1907 à Lon­dres (en russe).

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Le reproche fait aux anar­chistes qu’ils n’ad­met­tent pas l’or­gan­i­sa­tion se base sur une dou­ble erreur d’in­ter­pré­ta­tion tant de l’a­n­ar­chisme que de l’or­gan­i­sa­tion. Une organ­i­sa­tion doit avoir deux buts prin­ci­paux : assur­er la sol­i­dar­ité dans la société et per­me­t­tre le développe­ment des indi­vidus dans cette société. Donc, pour nous, toute aspi­ra­tion à un développe­ment com­plet de l’être humain mène inévitable­ment à l’ac­cep­ta­tion d’une forme de sol­i­dar­ité dans la société meilleure et plus complète.

Nous sommes com­mu­nistes, pré­cisé­ment parce que nous sommes anar­chistes, ces deux notions au lieu d’être opposées se complètent.

La pro­priété com­mune des moyens de pro­duc­tion et l’u­til­i­sa­tion com­mune des pro­duits du tra­vail deman­dent aus­si inévitable­ment les formes cor­re­spon­dantes d’une organ­i­sa­tion sociale ; ici encore la ques­tion économique est étroite­ment liée à la ques­tion politique.

Notre idéal poli­tique est con­nu : ce sont les unions libres com­munes indépen­dantes, les asso­ci­a­tions de pro­duc­tion, etc., et leurs fédérations.

Tout cela représente une cer­taine forme d’or­gan­i­sa­tion, forme telle qu’elle dévelop­perait entre les hommes la plus grande sol­i­dar­ité et une iden­ti­fi­ca­tion des intérêts per­son­nels aux intérêts sociaux.

Cette forme d’or­gan­i­sa­tion est l’or­gan­i­sa­tion libre, volon­taire, l’ac­cord libre entre tous. Nous sommes sur ce point con­tre les formes cen­tral­istes, hiérar­chisées et oblig­a­toires. La forme libre donne à l’u­nion des hommes un car­ac­tère de sta­bil­ité et un aspect plus intime.

Quand il s’ag­it d’un « idéal social », beau­coup sont d’ac­cord avec nous : un « idéal », c’est quelque chose de loin­tain et, dans les rêves, on peut tout se per­me­t­tre, se promen­er n’im­porte où… parce que ça n’en­gage en rien aujour­d’hui. La ques­tion est là : un idéal social est exigeant dès à présent ; pour celui qui veut être raisonnable, il ne peut exis­ter de dédou­ble­ment, d’une part l’idéal, et de l’autre quelque chose qui peut même être absol­u­ment le con­traire du pre­mier ― l’ac­tiv­ité pra­tique. La dis­pari­tion de l’É­tat est prévue non seule­ment par les anar­chistes, mais aus­si, par exem­ple, par les soci­aux-démoc­rates. Pour Engels, l’É­tat ne sera pas détru­it mais il se détru­ira lui-même. De plus, en prévoy­ant la dis­pari­tion de l’É­tat dans l’avenir, les soci­aux-démoc­rates font actuelle­ment tout pour ren­forcer et élargir les principes éta­tiques. Il se dégage de leur posi­tion con­tra­dic­toire une seule solu­tion : « il se pro­duira un saut du « roy­aume de la néces­sité » au « roy­aume de la lib­erté », et l’É­tat fort passera dans sa forme con­traire, c’est-à-dire dans la pleine absence d’É­tat ». Nous ne pou­vons compter sur pareil mir­a­cle et nous pen­sons qu’il est plus juste de s’oc­cu­per de chaque chose d’une façon logique et immé­di­ate. Trou­vant nuis­i­ble le pou­voir et l’oblig­a­tion dans la société future, nous fer­ons dès main­tenant tout le pos­si­ble pour faire sauter le pou­voir. Et par con­séquent nous n’ac­cepterons aucun élé­ment cen­tral­iste dans nos organisations[[M.K. emploie le mot : « organ­i­sa­tions de par­ti », mais elle fait immé­di­ate­ment la remar­que suiv­ante : « Par le mot de par­ti, nous ne com­prenons pas un ensem­ble de gens unis sous le pou­voir d’un comité cen­tral, mais un ensem­ble de gens qui ont un même but et veu­lent y arriv­er par les mêmes voies. »]]

En ce qui con­cerne les moyens, ils changent, bien enten­du, d’après les con­di­tions, les besoins et l’époque. Par exem­ple, dans un pays les anar­chistes peu­vent avoir comme tâche prin­ci­pale une lutte de par­ti­sans, dans un autre le tra­vail dans les syn­di­cats, dans un troisième la pro­pa­gande théorique. Mais tous ces moyens d’ac­tiv­ité ne se con­tre­dis­ent pas, au con­traire, il faut qu’ils se com­plè­tent entre eux. L’ab­sence de pro­gramme min­i­mum (lequel est sou­vent source de dévi­a­tions), et l’ac­cord com­plet en ce qui con­cerne les buts ― tout cela fait l’u­nité, une unité que ne pour­rait faire aucune mesure artificielle…

Les groupes sont à la base de l’or­gan­i­sa­tion anar­chiste. Un cer­tain tra­vail pra­tique, surtout con­spir­atif, pose sou­vent des prob­lèmes. Dans un par­ti de type cen­tral­iste, le prob­lème se résout de la façon suiv­ante : à l’in­térieur, dans les groupes mêmes, se for­ment des comités ou des groupes secrets qui ont pour tâche ces « travaux spé­ci­aux », et qui jouent en réal­ité le rôle de direc­tion. Nous répon­dons autrement : un nom­bre plus grand de groupes, les mem­bres d’un même groupe se con­nais­sant bien, ayant une con­fi­ance mutuelle, un choix plus strict, ain­si qu’un tra­vail adap­té à chaque groupe…

Ici une remar­que. Il existe un étrange préjugé selon lequel une organ­i­sa­tion anar­chiste doit être ouverte et que tout le monde peut y avoir libre entrée. C’est com­plète­ment faux…

Com­ment peut-on résoudre, par exem­ple, dans une organ­i­sa­tion anar­chiste, les ques­tions litigieuses ? Bien sûr, ça ne sera pas par une majorité de voix car nous ne don­nons pas une grande valeur au nom­bre en réal­ité nous sommes tou­jours et partout une minorité (comme tout mou­ve­ment révo­lu­tion­naire). Si la ques­tion est telle­ment impor­tante que les dif­férents mem­bres du groupe ne peu­vent faire entre eux de com­pro­mis volon­taire, il ne faut pas en arriv­er à compter mécanique­ment les voix pour impos­er une solu­tion ― une seule solu­tion existe : la dis­so­lu­tion du groupe et le regroupe­ment de ses mem­bres. Chaque groupe, soit per­ma­nent, soit con­sti­tué pour un tra­vail don­né, doit être com­plète­ment libre et autonome dans son activ­ité. Si le lit­ige porte sur une ques­tion de principe ou sur la pré­pa­ra­tion d’un acte qui mène à une grande respon­s­abil­ité, la solu­tion prise est tou­jours oblig­a­toire seule­ment pour ceux qui l’ont accep­tée ou qui sont d’ac­cord avec elle. C’est le principe fon­da­men­tal d’une organ­i­sa­tion anar­chiste et nous devons tou­jours l’avoir en vue.

Com­ment con­cevons-nous un organe anar­chiste ou un jour­nal d’or­gan­i­sa­tion ? Dans les par­tis cen­tral­istes, la ques­tion est évi­dente : l’or­gane offi­ciel du par­ti se trou­ve dans les mains de la majorité et la minorité doit se taire. Pour nous, une solu­tion pareille ne peut bien enten­du exis­ter. Un jour­nal est l’ex­pres­sion de la pen­sée et de la volon­té du groupe qui l’édite, c’est-à-dire qu’il le con­sid­ère comme son organe. Les groupes et les cama­rades qui ne sont pas d’ac­cord ou tout sim­ple­ment qui conçoivent d’une autre façon le rôle d’un jour­nal, peu­vent éditer un autre jour­nal sans que les, deux jour­naux entrent inévitable­ment en hos­til­ité. Dans un par­ti cen­tral­iste, si la minorité édite un jour­nal, celui-ci est tou­jours en rival­ité avec celui de la majorité.

On con­sid­ère habituelle­ment que l’ab­sence d’or­gan­i­sa­tion cen­trale dans les organ­i­sa­tions anar­chistes mène à cette sit­u­a­tion : cha­cun pour soi. Prenons encore l’ex­em­ple d’un par­ti cen­tral­iste : sup­posons qu’il existe un lit­ige sur cer­taines ques­tions. Cette diver­gence ne dis­paraî­tra pas sous l’ef­fet de la dis­ci­pline, elle sera tout sim­ple­ment étouf­fée. En résul­tat, la minorité n’au­ra pas la pos­si­bil­ité d’ex­primer ses con­cep­tions, et tous les mem­bres du par­ti, les majori­taires comme les minori­taires n’au­ront pas la pos­si­bil­ité de voir com­ment la ques­tion va se réalis­er en pra­tique. En même temps, cette dis­cor­dance s’ac­centue, elle mène aux luttes internes sournois­es et aux décom­po­si­tions chroniques internes. Le par­ti garde une unité seule­ment extérieure. Les deux côtés, au lieu de chercher un point de con­tact et d’ac­cord s’éloignent encore plus.

Chez nous la même ques­tion se résout d’une façon dif­férente ― comme par exem­ple en France, en 1890 dans les syn­di­cats ― par dis­cus­sion, lib­erté d’ac­tion, par les expéri­ences, puis une mise au point et des conclusions.

Si nous employons aujour­d’hui la force, sous l’une ou l’autre forme, nous serons demain inévitable­ment amenés à nous servir de cette force pour le pouvoir.

Si nous comp­tons aujour­d’hui dans nos milieux révo­lu­tion­naires et nos organ­i­sa­tions sur l’ef­fi­cac­ité de nos idées et sur le libre accord, nous con­tin­uerons demain, quand la révo­lu­tion sera vic­to­rieuse, à con­stru­ire la société sur ces mêmes bases.

Maria Korn (ob orga­ni­zat­sii, « Pain et Volon­té, p. 57–68)


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