Douter c’est vivre, disait Anatole. France. Toute ma vie j’ai douté. Douté des autres et plus encore de moi-même. Aux yeux des croyants, Pascal lui-même ne serait pas le plus grand des penseurs chrétiens, si avant la foi et conjointement à la foi il n’y avait pas eu le doute. Le doute obstinant et obstiné qui l’amenait à reconsidérer périodiquement les valeurs sur lesquelles il basait sa conception du monde. On nous objectera que sa foi en ressortait chaque fois plus accrue, qu’importe puisque le doute subsistait quand même.
À l’issue des années d’épreuves que nous venons de subir, et devant l’appel au renouveau lancé de toute part, je me suis posé la question de savoir s’il n’y avait pas pour nous aussi quelques raisons de modifier notre attitude. En toute sincérité et après un examen approfondi de la question, je n’en vois réellement aucune.
À mon humble avis, en effet, le drame des temps modernes et pourrait-on dire celui de tous les temps, peut se résumer ainsi :
Si, au point de vue matériel, la civilisation a fait des progrès énormes et marché à pas de géants, par contre, au point de vue spirituel, nous en sommes toujours restés à Descartes et à son « Cogito Ergo Sum », à l’être pensant et pensé.
Analole France, déjà cité, tout au long de son œuvre, ne fait-il pas dire par la bouche de l’Abbé Jérôme Coignard, à son jeune disciple :
« Tournebroche mon fils, ne cesse-t-il de lui répéter, il semble bien que si les Humains avaient de leur nature une conception plus humble, plus conforme à leur nature animale, bien des maux pourraient être évités. »
Que sommes-nous : La biologie nous classe parmi les vertébrés supérieurs, avec, mais on ne s’en clouterait guère à voir les événements actuels, l’intelligence en plus sur les animaux.
Mais Descartes lui-même n’avait-il pas pris quelques précautions contre l’avenir ? Si nous en croyons en effet l’un de ses commentateurs[[Louis Vialle : Défense de la Vie.]] :
Descartes, nous dit-il, désirant exclure toute finalité de sa conception du monde sans heurter les conceptions religieuse de son temps, concède ou feint de concéder que l’Univers peut être bien construit suivant un plan divin, mais il demande la permission d’imaginer que Dieu crée quelque part, dans quelque région de l’espace illimité, un chaos de matières assujetti aux seules lois de la mécanique. Le philosophe croit pouvoir conclure que ce chaos réussirait à s’organiser sans le secours d’aucune intelligence et qu’il pourrait en résulter un monde entièrement identique au nôtre.
Mais plus près de nous, deux jeunes écrivains, morts prématurément depuis, dans un livre paru il y a une vingtaine d’années, n’affirmaient-ils pas qu’ils considéraient les États-Unis d’Amérique comme l’aboutissant logique du Cartésianisme et le triomphe de l’Esprit de la Méthode. D’ailleurs, concluaient-ils, l’Amérique n’est pas une nation, c’est une maladie[[Aron et Dandieu : Décadence de la Nation Française.]].
Plus près de nous encore, un juriste-philosophe, italien d’origine et toulousain d’adoption, mort depuis dans la résistance ; M. Silvio Trentin, dans une étude par ailleurs pénétrante de la crise du monde moderne, soutient la thèse suivante :
Pour M. Silvio Trentin, la vie ne commence à prendre une valeur réelle que dans la transcendance, car pour lui, vivre c’est se transcender, s’élever au-dessus de soi-même dans une lutte éternelle contre la matière avec, comme conclusion, le triomphe de celui-là sur celle-ci et l’asservissement de cette dernière. Mais, il y a mieux, ou pire, M. Silvio Trentin considère en outre que le droit naturel des individus (et c’est, heureux qu’il le reconnaisse, alors que tant de sociologues et de juristes le nient) ne saurait reposer en dernière analyse que sur ces valeurs spirituelles acquises dans la transcendance, qui seules sont des valeurs éternelles, les valeurs purement matérielles étant essentiellement transitoires et éphémères[[Silvio Trentin : La Crise du Droit et de l’État.]].
(À suivre).
J.-P. Sieurac