La Presse Anarchiste

Le bûcher

(Scène vécue)
Ils s’é­taient mis en grève. Un soir, à la sor­tit de l’a­te­lier pous­sié­reux, les plus vieux sala­ries vinrent dire au patron qu’ils avaient assez de leur sort misé­rable sans espoir de mieux être… « Pen­sez donc ! Depuis plus de trente ans qu’on tra­vaille sans relâche, dirent-ils, que sans repos, sans trêve, on peine sans même avoir pour espoir la sécu­ri­té de nos vieux jours ».

— Aug­men­tez les salaires, cla­mèrent les délé­gués sévères, ou bien nous ne ren­tre­rons plus à l’atelier.

— Inso­lents ! ripos­ta le patron, par­ler de la sorte à celui qui vous fait obte­nir le pain quo­ti­dien, sor­tez ! et d’un geste bru­tal, il les jeta hors de son logis luxueux, de sa mai­son maudite.

Réunis dans la rue, les com­pa­gnons exal­tés vou­lurent à l’ins­tant punir cet orgueilleux ; et l’un d’eux, sur­ex­ci­té plus que les autres, s’é­cria : « Brû­lons-le tout vif ; ce sera notre vengeance ».

Ils trou­vèrent le conseil excellent ; on appor­ta de la paille et des fagots, puis on fit un bûcher énorme contre la porte du capi­ta­liste égoïste ; le feu ven­geur fut allu­mé, la flamme cré­pi­tante, dans l’é­ther embra­sé, mon­ta majes­tueuse, et la clar­té dou­teuse de la lune lui­sait sur cette scène affreuse…

Mais épou­van­tés de leur acte, les com­pa­gnons s’en­fuirent sou­dain en trem­blant et en rasant les maisons.

Demeu­ré seul sur le lieu du sinistre, où j’é­tais venu en curieux tout sim­ple­ment, je res­tai devant le bra­sier homi­cide, l’œil en feu, hagard, muet, livide, cher­chant mon devoir… mon devoir où était-il ?…

Je n’a­vais qu’un pas à faire pour éteindre les flammes ven­ge­resses, mais ces flammes n’é­taient-elles pas une mesure de jus­tice, et, cruel, le doute m’é­trei­gnit. Puis, je res­tai tou­jours immo­bile, regar­dant, acti­vé par la brise, le feu des­truc­teur consom­mer petit à petit son œuvre néfaste.

Mais les lois humaines ordon­nant à l’homme le par­don des fautes d’au­trui et la sau­ve­garde de la Vie vinrent à ma pen­sée ; alors, dans un effort cou­ra­geux, avec ardeur. je dis­per­sai au loin le bûcher de malheur… 

M. Gri­vet-Richard

La Presse Anarchiste