La Presse Anarchiste

Montaigne et l’amitié

Dia­logue

A. — Eh bien occupes-tu tou­jours tes loi­sirs à relire les « Essais » ?

B. — Oui, et j’en tire « moult » pro­fit moral. Jus­te­ment, je reli­sais hier le cha­pitre XII du Ier livre, cha­pitre que Mon­taigne consacre à l’Amitié.

A. — Je sais que c’est l’un des trai­tés les plus remar­quables qui aient été com­po­sés sur l’a­mi­tié. On ren­contre rare­ment des liens aus­si intimes et aus­si noués que ceux qui unis­saient Mon­taigne à La Boétie.

B. — Mon­taigne le recon­naît lui-même, puis­qu’il consi­dère leur ami­tié comme si entière et si par­faite, qu’il n’est guère exemples de semblables. 

A. — En effet, je me sou­viens qu’il écrit que c’est beau­coup si la for­tune y arrive une fois en trois siècles.

B. — Mon­taigne admet d’ailleurs qu’il existe d’autres ami­tiés, qu’il qua­li­fie de « com­munes ». Ce ne sont, explique-t-il, qu’ac­coin­tances et fami­lia­ri­tés, nouées par quelque occa­sion ou com­mo­di­té. Il témoigne assez de méfiance à l’en­droit de ces ami­tiés de second ordre et il conseille de se conduire avec pru­dence à leur égard ; si bien qu’il faut, en ce qui les concerne, aimer son ami comme si quelque jour on devait le haïr, le haïr comme si quelque jour on devait l’ai­mer ; il qua­li­fie d’a­bo­mi­nable ce pré­cepte, qu’il emprunte à un cer­tain Chi­lon mais il le juge « salubre » dans les ami­tiés ordi­naires et cou­tu­mières, ami­tiés aux­quelles il applique ce dit d“Aristote : « O mes amis, il n’y a pas d’a­mis ». On sent son mépris pour ces ami­tiés de deuxième zone, de même que pour les bien­faits et les ser­vices qu’elles com­portent et il les met triom­pha­le­ment en paral­lèle avec la sou­ve­raine et maî­tresse ami­tié qui le liait à La Boé­tie, ami­tié où ils ne se réser­vaient rien en propre — « ni qui fut, ou sien ou mien ». 

A. — Cer­tains ont repro­ché à Mon­taigne de pla­cer l’a­mi­tié au-des­sus de l’a­mour en géné­ral, de l’a­mour fami­lial et conju­gal en particulier.

B. — Il s’a­git de com­prendre Mon­taigne, qui n’en­vi­sage que l’a­mour, enten­du phy­si­que­ment, désir qui perd de son inten­si­té par la jouis­sance. L’a­mi­tié, à rebours, se nour­rit, s’é­lève, s’ac­croît, par la jouis­sance, car elle est d’ordre spi­ri­tuel et s’af­fine par l’u­sage. Quant à l’a­mour filial, il est fon­dé prin­ci­pa­le­ment sur le res­pect ; il cite assez bru­ta­le­ment, selon l’es­prit de son temps, Aris­tippe, auprès duquel on insis­tait quant à l’af­fec­tion qu’il devait à ses enfants, parce qu’ils étaient sor­tis de lui : Aris­tippe se mit à cra­cher et répon­dit que son cra­chat était aus­si sor­ti de lui, de même qu’en sortent les poux et les vers. Il cite aus­si bru­ta­le­ment la réponse d’un autre que Plu­tarque vou­lait induire à s’ac­cor­der avec son frère : « Je n’en fais pas, répon­dit l’autre, plus de cas pour être sor­ti du même trou ». Mon­taigne, en résu­mé, estime que les rela­tions créées par le sang ont contre elles qu’elles n’ont pas été choi­sies ; votre père ou vos frères peuvent vous être anti­pa­thiques, n’a­voir avec vous aucun point de contact moral, etc. C’est pour­quoi il situe sur un plan supé­rieur l’a­mi­tié, œuvre d’é­lec­tion, qui n’est dic­tée ni par la loi ni par la nature, mais émane de la « liber­té volontaire ». 

A. — Est-ce que Mon­taigne ne se montre pas quelque peu mépri­sant pour la femme quant à la com­pré­hen­sion de l’a­mi­tié comme il l’en­ten­dait : « cha­leur géné­rale et uni­ver­selle, constante et ras­sise ; toute dou­ceur et polis­sure, qui n’a rien d’âpre ou de poi­gnant » — ce sont, si je me sou­viens, ses propres termes ?

B. — En effet, Mon­taigne juge que la « suf­fi­sance ordi­naire » des femmes les rend impropres à cette ami­tié là, leur âme ne lui parait pas assez ferme pour « sou­te­nir l’é­treinte d’un nœud si pres­sé et si durables » ; selon lui, le sexe fémi­nin n’a pu encore par­ve­nir à la concep­tion de l’a­mour phy­sique allié à l’a­mi­tié, c’est-à-dire « entier » ; leur concep­tion de l’a­mour com­porte qu’il s’é­va­nouisse et s’a­lan­guisse dès qu’il devient ami­tié. L’au­teur des « Essais » écrit-ici avec l’es­prit de son temps ; je crois, pour ma part, qu’il y a des femmes (et peut-être plus nom­breuses qu’on le sup­pose) sus­cep­tibles d’a­mi­tié au. sens où l’en­ten­dait notre célèbre essayiste et même fort capables d’al­lier l’a­mour sen­ti­men­tal et char­nel à l’a­mi­tié « spi­ri­tuelle ». On pour­rait en citer force exemples.

A.— Je sais bien que toi, tu ne don­ne­ras jamais tort à la femme… Tu la jus­ti­fies toujours.

B.— Pas tou­jours, tu le sais bien. Tu connais mon aver­sion pour la femelle fri­vole et à cer­velle d’oi­seau, pour la coquette, pour la flir­teuse, pour la cou­reuse d’a­ven­tures, pour la pros­ti­tuée béné­vole ou sala­riée, mais, dans ce cas-ci, est-ce que l’homme a jamais cher­ché en ses com­pagnes des « amies » au sens où l’en­ten­dait notre auteur ? Ne voit-il pas le plus sou­vent en elles tan­tôt un objet de luxe, tan­tôt un ins­tru­ment, de plai­sir char­nel, tan­tôt une bonne ména­gère dou­blée d’une bonne géni­trice, tan­tôt enfin une asso­ciée sûre dans ses entre­prises indus­trielles ou com­mer­ciales, légales ou non. Je pos­tule, moi, que c’est la faute de l’homme — la faute ori­gi­naire — s’il ne ren­contre pas plus sou­vent de femmes capables d’a­mi­tié vraie et pro­fonde. Et je main­tiens mon dire, face aux affir­ma­tions ou invec­tives des mora­listes, clas­siques ou non, tou­chant l’in­fé­rio­ri­té féminine.

A.— C’est à exa­mi­ner de près et à creu­ser sérieu­se­ment. D’ailleurs, ce n’est pas de cela qu’il s’a­git, c’est de l’a­mi­tié nouée entre Mon­taigne et La Boé­tie. Je crois me sou­ve­nir qu’il l’a­vait douée de qua­li­tés exceptionnelles.

B. — En effet. le début de cette ami­tié avait été sem­blable à un coup de foudre. Mon­taigne ne cherche pas à en ana­ly­ser les causes. — « Parce que c’é­tait lui, parce que c’é­tait moi » — Elle n’a­vait pas per­du de temps pour se mani­fes­ter et ne s’é­tait pas réglée sur le modèle des « ami­tiés molles et régu­lières », aux­quelles il faut tant de « pré­cau­tions, de longue et préa­lable conver­sa­tion »… Leur affec­tion réci­proque était si ardente et « décou­verte jus­qu’au fond des entrailles l’un de l’autre que je connais­sais la sienne comme la mienne, mais que je me fusse plus volon­tiers fié à lui qu’à moi ». Ailleurs, décri­vant les carac­tères de cette ami­tié, Mon­taigne écrit qu’elle ignore la divi­sion, la dif­fé­rence, le bien­fait, les obli­ga­tions, la recon­nais­sance, la prière, le remer­cie­ment et ain­si de suite. Tout est com­mun entre amis de cette sorte : volon­té, pen­sée, juge­ments, biens, femmes, enfants, hon­neur et vie, et leur conve­nance « n’é­tant qu’une âme et deux corps, ils ne peuvent ni prê­ter, ni ajou­ter rien ». (La Bible dit aus­si de David et de Jona­than qu’ils n’é­taient qu’« un cœur et qu’une âme »). Dans cette ami­tié-là, c’est celui qui reçoit qui oblige celui qui donne ; c’est celui qui reçoit qui four­nit le « conten­te­ment » à son ami « à son endroit ce qu’il désire le plus ». Cette ami­tié est indi­vi­sible, cha­cun se donne si entiè­re­ment à son ami, qu’il ne réserve rien pour ailleurs, « cha­cun vou­drait être double ou triple ou qua­druple et être doué de plu­sieurs âmes et plu­sieurs volon­tés pour pou­voir les livrer à l’autre ». La plu­ra­li­té des ami­tiés lui semble chose vul­gaire. L’a­mi­tié qui pos­sède l’âme cet la régente en toute sou­ve­rai­ne­té, il est impos­sible de la dédoubler.

A.— Mon­taigne se laisse évi­dem­ment entraî­ner ici. trop loin pour sou­te­nir sa thèse, quoi qu’à vrai dire beau­coup d’a­mis égale zéro d’a­mis. Mais est-ce que Mon­taigne ne s’est pas éle­vé contre l’homosexualité ? 

B.— Oui, il a décla­ré cette « autre licence grecque jus­te­ment abhor­rée par nos mœurs ». D’autre part, la super­fi­cia­li­té de telles amours ne lui disait rien, mais il aper­ce­vait chez les grecs « le désir d’une concep­tion spi­ri­tuelle par l’en­tre­mise d’une beau­té cor­po­relle » et, une fois celle-ci fanée, l’es­poir, par cette asso­cia­tion men­tale, par la bonne grâce et la beau­té de l’âme, d’é­ta­blir « un mar­ché plus ferme et plus durable ». Enfin — écrit-il — tout ce qu’on peut invo­quer en faveur de l’A­ca­dé­mie, c’est que c’é­tait un amour se ter­mi­nant en ami­tié. Il ne semble d’ailleurs pas qu’il y ait jamais eu attrac­tion phy­sique entre Mon­taigne et La Boétie.

A.— Je crois me sou­ve­nir que cette belle ami­tié a duré peu de temps. 

B.— En effet, quatre ans. C’est ain­si qu’il exhale ses regrets : « Depuis ce jour que je le per­dis, je ne fais que traî­ner lan­guis­sant et les plai­sirs même qui s’offrent à moi, au lieu de me conso­ler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moi­tié de tout, il me semble que je lui dérobe sa part. J’é­tais si fait et accou­tu­mé à être deuxième qu’il me semble n’être plus qu’a demi »,

A. — Cela nous change de la plu­part des ami­tiés contem­po­raines, si peu pro­fondes si volages, si incons­tantes ; basées sur l’in­té­rêt du moment ou le pro­fit futur.

B. — Mon­taigne cite, au cours de ce cha­pitre fameux, ce vers d’Ho­race : « Tant que j’au­rai ma rai­son, je ne trou­ve­rai rien de com­pa­rable à un tendre ami » et cette phrase de Cicé­ron : « L’a­mi­tié ne peut être solide que dans la matu­ri­té de l’âge et de l’es­prit. » Cepen­dant, La Boé­tie comp­tait de seize à dix-huit ans lors­qu’il contrac­ta ami­tié avec Mon­taigne. Il pos­sé­dait sur­tout la matu­ri­té d’es­prit, puisque Mon­taigne, lui donne seize ans quand il com­po­sa le trai­té de la « Ser­vi­tude Volon­taire ». Pour ma part, je pense en pre­mier lieu que de pareilles ami­tiés ne se peuvent conce­voir — hors de toute ques­tions d’âge — sans la matu­ri­té de l’es­prit en second lieu qu’elles sont le fait de tem­pé­ra­ments d’ex­cep­tion. Heu­reux devons-nous nous esti­mer lorsque nous ren­con­trons un de ces « uniques » — hommes ou femme —  qui ne consi­dèrent pas l’a­mi­tié comme un jeu, un amu­se­ment, une dis­trac­tion, mais comme ce qu’il y a peut-être de plus impor­tant dans la vie. L’a­mi­tié-girouette n’a jamais pro­duit qu’a­mer­tume et souf­france. Sachons choi­sir nos amis— fémi­nins comme mas­cu­lins — voi­là la mora­li­té de ce chapitre.

E. Armand, 15 décembre 1943.

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