Quels sont les motifs qui nous font considérer un être humain comme notre camarade ou comme notre ami ? Avant de répondre utilement à cette question, il est nécessaire de faire état de quelques considérations préliminaires. Avant d’être ou ne pas être un camarade ou un ami, un être humain est un « égoïste ». Dans la Nature, tout être vivant du fait même qu’il existe, est foncièrement égoïste puisqu’il est de nécessité vitale pour lui d’obéir à la loi essentielle et primordiale qui lui commande d’entretenir et d’assurer sa propre conservation. La vie individuelle est la réalisation d’un égoïsme.
Du fait même qu’il possède des organes sensoriels, l’être vivant a des besoins à satisfaire et il ne vit en équilibre organique que dans la mesure où ses organes fonctionnent normalement, c’est-a-dire que lorsqu’il satisfait ses besoins personnels.
Mais il ne suffit pas que l’être humain oriente son activité vers l’assouvissement de ses besoins pour réaliser entièrement son équilibre organique, facteur de paix physique et de paix morale. Il faut que ses besoins soient satisfaits au moment voulu, en temps opportun, lorsqu’ils se font le plus impérieusement sentir ; il faut qu’ils soient réalisés harmonieusement.
Placé au sein de la Nature et au milieu de ses semblables vivant en Société, l’être humain voit la satisfaction de ses besoins personnels — de ses besoins profonds — contrariée par toutes sortes de contraintes extérieures émanant tantôt des éléments naturels, tantôt de la Société que ses semblables ont élaborée, tantôt par l’un ou l’autre de ces semblables qui veut lui imposer ses volontés personnelles. Devant toutes ces contraintes, l’Individualité se cabre, entre en réaction et résiste au milieu hostile ; mais sa paix, physique et morale, en est d’autant ébranlée et troublée.
Lorsque deux êtres humains se rencontrent pour la première fois, ce sont deux égoïstes qui s’affrontent et qui veulent, chacun de leur côté, tirer avantage de cette rencontre. Si seulement l’un quelconque de ces égoïstes possède une mentalité autoritaire — a fortiori s’ils sont tous les deux des « autoritaires » — il y à forcément antagonisme entre eux et anthipatie en rapport avec le degré d’hostilité qui est créée. Si ces deux égoïstes sont des « individualistes » ayant pleinement conscience qu’il est, de toutes façons, toujours plus profitable pour eux de s’épargner mutuellement toute souffrance inutile ou évitable, la garantie de leur existence est assurée, il ne peut y avoir d’antagonisme entre eux, ils n’ont pas à se tenir sur la défensive, ils sont libérés de toute contrainte pouvant provenir de leur rencontre et ils peuvent satisfaire librement, c’est-à-dire harmonieusement, tous leurs besoins personnels, quels qu’ils soient.. De ce que chacun consent sans restrictions, et sans arrière-pensée à laisser l’autre vivre en paix naît un sentiment qui s’appelle : la camaraderie, sentiment qui inspire la pensée et la conduite de ceux qui possèdent ainsi la mentalité du « camarade ».
On n’est pas obligé de se fréquenter pour être des « camarades ». Mais il est indispensable, pour l’être, de posséder cette mentalité qui souscrit volontairement à ce principe qui veut que « chacun laisse son voisin vaquer à ses affaires sans s’y immiscer ». Considérée strictement au point de vue de la camaraderie pure, il n’y a, dans cette attitude, ni attraction, ni répulsion, mais simplement compréhension et application de ce principe. Voilà pour la camaraderie.
Du fait même que nous sommes vivants, nous sommes possesseurs d’une sensibilité qui, étudiée au point de vue affectif et émotionnel, se révèle comme ayant la capacité de jouir et de souffrir. Lorsqu’elle est affectée agréablement, elle ressent du plaisir et de la joie ; si elle ressent une sensation pénible, elle souffre et éprouve de l’aversion pour ce qui lui est cause de souffrance.
Parmi les camarades qui constituent nos fréquentations, il peut arriver qu’on en trouve certains qu’on ait plaisir à retrouver, à cause de diverses affinités qui se sont découvertes et qui provoquent en nous des sensations agréables. Ces camarades-là ressentent eux-mêmes un plaisir particulier à nous fréquenter, à nous laisser entrevoir une partie de leur personnalité. Nous nous montrons donc de plus complets camarades à l’égard les uns des autres et c’est la conscience de ce sentiment développé que nous appelons notre amitié.
Dans la pratique, l’amitié est inséparable de la confiance, car, au fond, ce que nous appelons amitié n’est autre chose que de la confiance que le temps et les épreuves ont fortifiée et mûrie. Tant qu’il y a doute, il n’y a que sympathie dans les relations intimes de camarade à camarade, non de réelle amitié.
Dans son application, l’existence de notre amitié se reconnaît à ce que nous trouvons toujours du plaisir à l’exercer. Non qu’il ne nous en coûte pour exercer notre amitié, mais parce que le plaisir que cet exercice nous procure
D’autre part, il est un facteur important entrant dans la pratique de l’amitié, et intervenant dans le temps pour lui faire subir des modifications ou transformations. L’être humain, comme tous les êtres vivants, est dépendant du principe d’évolution et nul ne peut s’y soustraire. Une infinité d’états de conscience se succèdent en nous depuis notre naissance jusqu’à notre mort, ceux du passé ayant élaboré notre état de conscience présent, lequel participera à son tour à l’élaboration de ceux en devenir. Sensations, pensées, sentiments, désirs, volitions, aspirations, actes, procèdent de l’évolution de la vie individuelle et, conséquemment, le sentiment d’amitié se modifie dans le temps puisqu’il est une des expressions de notre vie individuelle.
C’est pourquoi nous devons admettre l’impossibilité manifeste pour deux amis de réaliser une « amitié intégrale », c’est-à-dire de réaliser une amitié qui les amène à se fondre l’un dans l’autre et à ne plus former qu’un seul être en deux individus. Admettre que cette réalisation soit possible postulerait, en effet, que deux êtres vivants seraient capables d’évoluer « en même temps et dans la même direction ». Or, cette hypothèse ne résisterait pas à un examen sérieux des causes qui provoquent l’évolution individuelle et qui sont nécessairement différentes d’individu à individu.
Montaigne veut nous apprendre dans ses « Essais », au chapitre « De l’Amitié », que le lien affectif qui l’unissait à La Boëtie était si intime qu’il ne pouvait mieux exprimer la grandeur de ce sentiment qu’en disant : — « Il était moi, j’étais lui ». Mais, sans aucunement nier le réalité de la magnifique affection qui les unissait, il faut reconnaître qu’il y a dans la relation qu’il en fait, une manifeste majoration de sa foi en eux-mêmes, l’identification absolue débordant le cadre des possibilités naturelles.
Le sentiment d’amitié ne peut être que relatif à ce qui touche communément la partie sensible de deux — ou plusieurs — individus, les faisant vibrer à l’unisson ou s’émouvoir ensemble devant tel sujet, ou objet. Cette attirance ne peut s’exercer que sur une partie de notre sensibilité, non sur toute l’étendue de son vaste domaine. Il peut y avoir analogie entre certaines formes des différenciations individuelles, non synchronisme absolu supprimant ces différenciations. Voilà pour l’amitié.
Ainsi, la camaraderie est une fonction sociale, résultant de la vie en commun et réglant les rapports inter-individuels de telle façon que personne ne se retrouve lésé ou diminué du fait de ces rapports. Ce sentiment est une production issue de notre intellectualité, de notre savoir, de notre intelligence.
L’amitié est une fonction individuelle, résultant de ce que notre sensibilité a des besoins qui demandent à être satisfaits — besoins affectifs et esthétiques — qui procure toujours du plaisir à qui l’exerce sincèrement.
On peut être un bon camarade sans devenir jamais un ami. Mais il ne peut se faire que l’amitié soit réalisée si son exercice n’est pas, à mon sens, d’abord garanti par la pré-existence et la pratique de la camaraderie.
Pamphileros