La Presse Anarchiste

Camaraderie et amitié

Il est dif­fi­cile dans un court article de conden­ser des vues per­son­nelles sur les carac­tères d’i­den­ti­fi­ca­tion de ce qu’on appelle la cama­ra­de­rie et l’a­mi­tié, sur­tout si l’on veut faire se dis­tin­guer ces carac­tères en les confron­tant et en les com­pa­rant entre eux. Mais les dif­fi­cul­tés qui se pré­sentent peuvent être très atté­nuées si les lec­teurs, oubliant pour un ins­tant leurs propres vues sur ce sujet, veulent. bien lire avec atten­tion ce qu’on leur expose pour le bien com­prendre, sinon l’accepter. 

Quels sont les motifs qui nous font consi­dé­rer un être humain comme notre cama­rade ou comme notre ami ? Avant de répondre uti­le­ment à cette ques­tion, il est néces­saire de faire état de quelques consi­dé­ra­tions pré­li­mi­naires. Avant d’être ou ne pas être un cama­rade ou un ami, un être humain est un « égoïste ». Dans la Nature, tout être vivant du fait même qu’il existe, est fon­ciè­re­ment égoïste puis­qu’il est de néces­si­té vitale pour lui d’o­béir à la loi essen­tielle et pri­mor­diale qui lui com­mande d’en­tre­te­nir et d’as­su­rer sa propre conser­va­tion. La vie indi­vi­duelle est la réa­li­sa­tion d’un égoïsme. 

Du fait même qu’il pos­sède des organes sen­so­riels, l’être vivant a des besoins à satis­faire et il ne vit en équi­libre orga­nique que dans la mesure où ses organes fonc­tionnent nor­ma­le­ment, c’est-a-dire que lors­qu’il satis­fait ses besoins personnels. 

Mais il ne suf­fit pas que l’être humain oriente son acti­vi­té vers l’as­sou­vis­se­ment de ses besoins pour réa­li­ser entiè­re­ment son équi­libre orga­nique, fac­teur de paix phy­sique et de paix morale. Il faut que ses besoins soient satis­faits au moment vou­lu, en temps oppor­tun, lors­qu’ils se font le plus impé­rieu­se­ment sen­tir ; il faut qu’ils soient réa­li­sés harmonieusement. 

Pla­cé au sein de la Nature et au milieu de ses sem­blables vivant en Socié­té, l’être humain voit la satis­fac­tion de ses besoins per­son­nels — de ses besoins pro­fonds — contra­riée par toutes sortes de contraintes exté­rieures éma­nant tan­tôt des élé­ments natu­rels, tan­tôt de la Socié­té que ses sem­blables ont éla­bo­rée, tan­tôt par l’un ou l’autre de ces sem­blables qui veut lui impo­ser ses volon­tés per­son­nelles. Devant toutes ces contraintes, l’In­di­vi­dua­li­té se cabre, entre en réac­tion et résiste au milieu hos­tile ; mais sa paix, phy­sique et morale, en est d’au­tant ébran­lée et troublée. 

Lorsque deux êtres humains se ren­contrent pour la pre­mière fois, ce sont deux égoïstes qui s’af­frontent et qui veulent, cha­cun de leur côté, tirer avan­tage de cette ren­contre. Si seule­ment l’un quel­conque de ces égoïstes pos­sède une men­ta­li­té auto­ri­taire — a for­tio­ri s’ils sont tous les deux des « auto­ri­taires » — il y à for­cé­ment anta­go­nisme entre eux et anthi­pa­tie en rap­port avec le degré d’hos­ti­li­té qui est créée. Si ces deux égoïstes sont des « indi­vi­dua­listes » ayant plei­ne­ment conscience qu’il est, de toutes façons, tou­jours plus pro­fi­table pour eux de s’é­par­gner mutuel­le­ment toute souf­france inutile ou évi­table, la garan­tie de leur exis­tence est assu­rée, il ne peut y avoir d’an­ta­go­nisme entre eux, ils n’ont pas à se tenir sur la défen­sive, ils sont libé­rés de toute contrainte pou­vant pro­ve­nir de leur ren­contre et ils peuvent satis­faire libre­ment, c’est-à-dire har­mo­nieu­se­ment, tous leurs besoins per­son­nels, quels qu’ils soient.. De ce que cha­cun consent sans res­tric­tions, et sans arrière-pen­sée à lais­ser l’autre vivre en paix naît un sen­ti­ment qui s’ap­pelle : la cama­ra­de­rie, sen­ti­ment qui ins­pire la pen­sée et la conduite de ceux qui pos­sèdent ain­si la men­ta­li­té du « camarade ». 

On n’est pas obli­gé de se fré­quen­ter pour être des « cama­rades ». Mais il est indis­pen­sable, pour l’être, de pos­sé­der cette men­ta­li­té qui sous­crit volon­tai­re­ment à ce prin­cipe qui veut que « cha­cun laisse son voi­sin vaquer à ses affaires sans s’y immis­cer ». Consi­dé­rée stric­te­ment au point de vue de la cama­ra­de­rie pure, il n’y a, dans cette atti­tude, ni attrac­tion, ni répul­sion, mais sim­ple­ment com­pré­hen­sion et appli­ca­tion de ce prin­cipe. Voi­là pour la camaraderie. 

Du fait même que nous sommes vivants, nous sommes pos­ses­seurs d’une sen­si­bi­li­té qui, étu­diée au point de vue affec­tif et émo­tion­nel, se révèle comme ayant la capa­ci­té de jouir et de souf­frir. Lors­qu’elle est affec­tée agréa­ble­ment, elle res­sent du plai­sir et de la joie ; si elle res­sent une sen­sa­tion pénible, elle souffre et éprouve de l’a­ver­sion pour ce qui lui est cause de souffrance. 

Par­mi les cama­rades qui consti­tuent nos fré­quen­ta­tions, il peut arri­ver qu’on en trouve cer­tains qu’on ait plai­sir à retrou­ver, à cause de diverses affi­ni­tés qui se sont décou­vertes et qui pro­voquent en nous des sen­sa­tions agréables. Ces cama­rades-là res­sentent eux-mêmes un plai­sir par­ti­cu­lier à nous fré­quen­ter, à nous lais­ser entre­voir une par­tie de leur per­son­na­li­té. Nous nous mon­trons donc de plus com­plets cama­rades à l’é­gard les uns des autres et c’est la conscience de ce sen­ti­ment déve­lop­pé que nous appe­lons notre amitié. 

Dans la pra­tique, l’a­mi­tié est insé­pa­rable de la confiance, car, au fond, ce que nous appe­lons ami­tié n’est autre chose que de la confiance que le temps et les épreuves ont for­ti­fiée et mûrie. Tant qu’il y a doute, il n’y a que sym­pa­thie dans les rela­tions intimes de cama­rade à cama­rade, non de réelle amitié. 

Dans son appli­ca­tion, l’exis­tence de notre ami­tié se recon­naît à ce que nous trou­vons tou­jours du plai­sir à l’exer­cer. Non qu’il ne nous en coûte pour exer­cer notre ami­tié, mais parce que le plai­sir que cet exer­cice nous pro­cure a plus de prix, l’emporte sur le peine qu’il a pu nous occa­sion­ner. Pas de plai­sir sans peine, cela est cer­tain, comme aucun mou­ve­ment sans dépense d’éner­gie. Mais, dans l’exer­cice de l’a­mi­tié, la peine est un moyen d’ac­qué­rir du plai­sir, celui-ci étant ain­si consi­dé­ré comme résul­tat. À l’in­ten­si­té du plai­sir éprou­vé nous recon­naî­trons donc l’in­ten­si­té de notre amitié. 

D’autre part, il est un fac­teur impor­tant entrant dans la pra­tique de l’a­mi­tié, et inter­ve­nant dans le temps pour lui faire subir des modi­fi­ca­tions ou trans­for­ma­tions. L’être humain, comme tous les êtres vivants, est dépen­dant du prin­cipe d’é­vo­lu­tion et nul ne peut s’y sous­traire. Une infi­ni­té d’é­tats de conscience se suc­cèdent en nous depuis notre nais­sance jus­qu’à notre mort, ceux du pas­sé ayant éla­bo­ré notre état de conscience pré­sent, lequel par­ti­ci­pe­ra à son tour à l’é­la­bo­ra­tion de ceux en deve­nir. Sen­sa­tions, pen­sées, sen­ti­ments, dési­rs, voli­tions, aspi­ra­tions, actes, pro­cèdent de l’é­vo­lu­tion de la vie indi­vi­duelle et, consé­quem­ment, le sen­ti­ment d’a­mi­tié se modi­fie dans le temps puis­qu’il est une des expres­sions de notre vie individuelle. 

C’est pour­quoi nous devons admettre l’im­pos­si­bi­li­té mani­feste pour deux amis de réa­li­ser une « ami­tié inté­grale », c’est-à-dire de réa­li­ser une ami­tié qui les amène à se fondre l’un dans l’autre et à ne plus for­mer qu’un seul être en deux indi­vi­dus. Admettre que cette réa­li­sa­tion soit pos­sible pos­tu­le­rait, en effet, que deux êtres vivants seraient capables d’é­vo­luer « en même temps et dans la même direc­tion ». Or, cette hypo­thèse ne résis­te­rait pas à un exa­men sérieux des causes qui pro­voquent l’é­vo­lu­tion indi­vi­duelle et qui sont néces­sai­re­ment dif­fé­rentes d’in­di­vi­du à individu. 

Mon­taigne veut nous apprendre dans ses « Essais », au cha­pitre « De l’A­mi­tié », que le lien affec­tif qui l’u­nis­sait à La Boë­tie était si intime qu’il ne pou­vait mieux expri­mer la gran­deur de ce sen­ti­ment qu’en disant : — « Il était moi, j’é­tais lui ». Mais, sans aucu­ne­ment nier le réa­li­té de la magni­fique affec­tion qui les unis­sait, il faut recon­naître qu’il y a dans la rela­tion qu’il en fait, une mani­feste majo­ra­tion de sa foi en eux-mêmes, l’i­den­ti­fi­ca­tion abso­lue débor­dant le cadre des pos­si­bi­li­tés naturelles. 

Le sen­ti­ment d’a­mi­tié ne peut être que rela­tif à ce qui touche com­mu­né­ment la par­tie sen­sible de deux — ou plu­sieurs — indi­vi­dus, les fai­sant vibrer à l’u­nis­son ou s’é­mou­voir ensemble devant tel sujet, ou objet. Cette atti­rance ne peut s’exer­cer que sur une par­tie de notre sen­si­bi­li­té, non sur toute l’é­ten­due de son vaste domaine. Il peut y avoir ana­lo­gie entre cer­taines formes des dif­fé­ren­cia­tions indi­vi­duelles, non syn­chro­nisme abso­lu sup­pri­mant ces dif­fé­ren­cia­tions. Voi­là pour l’amitié. 

Ain­si, la cama­ra­de­rie est une fonc­tion sociale, résul­tant de la vie en com­mun et réglant les rap­ports inter-indi­vi­duels de telle façon que per­sonne ne se retrouve lésé ou dimi­nué du fait de ces rap­ports. Ce sen­ti­ment est une pro­duc­tion issue de notre intel­lec­tua­li­té, de notre savoir, de notre intelligence. 

L’a­mi­tié est une fonc­tion indi­vi­duelle, résul­tant de ce que notre sen­si­bi­li­té a des besoins qui demandent à être satis­faits — besoins affec­tifs et esthé­tiques — qui pro­cure tou­jours du plai­sir à qui l’exerce sincèrement. 

On peut être un bon cama­rade sans deve­nir jamais un ami. Mais il ne peut se faire que l’a­mi­tié soit réa­li­sée si son exer­cice n’est pas, à mon sens, d’a­bord garan­ti par la pré-exis­tence et la pra­tique de la camaraderie. 

Pam­phi­le­ros

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