On a déjà dit que s’est évanouie l’assurance, qui régnait jadis, que nos actions se déterminaient par ce que nous pensions. On ne peut plus interpréter l’histoire du monde par le raisonnement et par la pensée Les socialistes, qui sont si désappointés par le cours qu’a pris l’histoire, ont dit se convaincre que les impulsions instinctives, les passions, les désirs, les appétits sont plus forts que la raison Tandis que les autres, les fascises, reprochaient à la raison de paralyser l’action, le fascisme honorant l’impulsion et l’instinct comme des forces naturelles qui transforment le monde.
Nous admettrons dès l’abord que force nous est bien de reconnaître que la raison s’est montrée faible vis-à-vis des impulsions et des penchants. C’est ce que nous a démontré la victoire du fascisme ; par la façon dont la foi aveugle et les aveugles impulsions — l’appétit de puissance, la cruauté, la poussée de la violence — ont abattu la demeure de la raison. Et personne ne s’étonne que le fascisme ait fait appel aux instincts brutaux pour déchaîner d’abord la guerre civile, puis la guerre mondiale.
Nous nous refusons donc à donner à la raison la valeur d’un fil conducteur. On connaît la fameuse histoire contée par Victor Hugo. L’homme erre dans la nuit, mais une petite lumière lui indique le chemin c’est la lumière de la raison. Qu’est-ce qui l’éteint ? Le prêtre. Où nous trouvons-nous alors ? Dans des ténèbres impénétrables. Que de faible secours nous serait la raison si elle était notre unique guide ?
Schopenhauer nous a donné une autre parabole ; ce qui distingue la raison de l’instinct est ceci : la raison voit, mais est impuissante, l’instinct est puissant, mais est aveugle. Il en est de cela comme de ce colosse aveugle qui porte sur ses épaules l’agneau qui voit, lui.
Nous pouvons traduire en clair ces symboles. Si la passion ne veut pas se laisser conduire, la raison est perdue. Mais si les forces aveugles doivent jamais être dirigées, elles ne peuvent l’être que par la raison.
Nous opposons donc cette vérité raisonnable à tous les charlatans qui invoquent toujours plus toutes sortes de soi-disant principes qui sont sans valeur, tels que foi, instinct, intuition, clairvoyance et autres de la même farine.
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Schopenhauer est un pessimiste qui ne croyait pas au progrès. Il ne considérait pas comme susceptible d’être dirigée l’impulsion, la passion de l’homme — il appelait cela « la volonté », ce qui a donné lieu à tant de mécompréhensions. Nous croyons mener, nous mener nous-mêmes, mais c’est une illusion. L’irraisonnable « volonté » est à l’affût, naufrage, nos plus belles espérances, anéantit nos illusions. Magnifique à voir est la vie, mais affreuse à vivre. La vie, dans toute son irraisonnabililé, est une amère plaisanterie, une tragédie aux scènes tragi-comiques. Chez Schopenhauer lui-même, l’humour aigre, le sarcasme même, sont toujours présents. La différence entre l’image que nous nous faisons de la vie — et sa réalité — est si grande, que tantôt nous rions aux éclats et tantôt nous pleurons à chaudes larmes. Nous sommes les victimes d’impulsions et de forces aveugles.
On peut se représenter comment Schopenhauer en arriva à être athée, Il se dressa contre l’esprit de son temps — contre l’idée du progrès et de la lumière par la science. Il ne croyait pas plus au socialisme qu’à un état de félicité sur la terre. À ce point de vue, il était conservateur et, socialement parlant, son disciple von Hartmann fut tout net un réactionnaire. De même Schopenhauer s’éleva autant contre l’optimisme des sciences naturelles que contre le matérialisme. Le monde n’est pas ce qu’il paraît. Il nous trompe. Jamais nous ne connaîtrons la réalité Nous vivons enveloppés d’un voile qui nous cache toutes choses dans le monde qui n’est que notre représentation et non la réalité.
Mais Schopenhauer peut bien se tourner contre le matérialisme et le socialisme, son athéisme est indiscutable. Comment ce pitoyable monde pourrait-il émaner de Dieu ? Est-ce que la croyance en Dieu n’est pas en fin de compte optimiste en ce sens qu’elle promet les béatitudes éternelles ? Et comment croire qu’un Dieu bon et sage aurait pu créer cette vallée de larmes terrestre, cette misère… Il aurait mieux valu appeler le monde l’œuvre du diable que celle de Dieu… La souffrance est positive. La joie n’existe qu’à titre négatif : comme un intervalle entre deux douleurs.
Le profond sentiment qu’il possède du tragique, tout autant que le sarcasme de sa critique, font que Schopenhauer demeure un écrivain captivant, souvent troublant, toujours émouvant. Ses courts aphorismes surtout valent vraiment la peine d’être lus. Et il n’est pas nécessaire de répéter que beaucoup ont raison de le lire et de méditer ses paroles.
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Frédéric Nietzsche a commencé par être un disciple de Schopenhauer. Il a toujours partagé son athéisme et son version pour l’idée de progrès. Les premières productions de Nietzsche sont sous l’influence manifeste de Schopenhauer. Spécialement, l’esquisse qui traite de « Schopenhauer comme éducateur » en porte témoignage…
Par Nietzsche s’accomplit un tournant décisif. Schopenhauer citait souvent Voltaire parce que sur les derniers temps celui-ci fut un grand pessimiste. Par Voltaire, Nietzsche entra en contact avec le rationalisme et avec la croyance à la possibilité de prendre la raison comme étoile conductrice. À la vérité, Nietzsche n’était pas rationaliste, mais il tira de ses méditations une toute autre conclusion qui le fit se placer au-dessus du pessimisme.
Il est vrai que nos instincts sont tout puissants, que nos impulsions sont les plus fortes. Mais les impulsions offrent-elles un danger pour l’humanité ? Et Nietzsche de répondre : « Non. » Aucune passion n’est dangereuse pour l’espèce. Il est vrai que les forts subjuguent et anéantissent les faibles. Il est bon, proclama Nietzsche — rappelant Darwin, mais dans un tout autre sens — que les forts surnagent et que les faibles soient engloutis. Les plus aptes survivent, les moins aptes succombent — et que vivent les sur-hommes qui remplaceront le type banal du médiocre humain ! Y a‑t-il de salut possible pour ces malheureux sous-hommes ? Ils devront être éliminés pour faire place aux hommes supérieurs… La douleur est donc justifiée et la vie, dans toute sa dureté et sa souffrance tragique, prend un sens… Il est difficile de mépriser davantage les hommes…
Il est à peine besoin de dire que Nietzsche assimila au règne animal l’espèce humaine, alors que celle-ci vit dans de toutes autres conditions. La « lutte pour la vie » se livre, selon Darwin, entre les espèces, et non entre les individus d’une même espèce. En ce qui touche à la sociologie, Nietzsche est, selon nous, un romantique qui laisse la bride sur le cou à sa fantaisie.
Mais le national-socialisme allemand n’avait pas le droit de revendiquer Nietzsche, il reconnaissait, bien l’existence d’hommes supérieurs, mais non de races supérieures. Non seulement il était un farouche adversaire des antisémites, mais encore plus ennemi de l’Allemagne et des officiels allemands. Il estimait beaucoup les Français comme contrepoids de sa haine pour l’Allemagne !…
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Qui réfléchit sur le sens de la vie, à l’heure actuelle, ne peut songer à Schopenhauer et à Nietzsche sans penser que s’ils firent de l’opposition en leur temps, se dressant contre l’optimiste et libérale Europe d’alors, ils sont, dans notre temps, bien actuels.
G. G. (Traduit du néerlandais par E. A.)