La Presse Anarchiste

Schopenhauer et Nietzsche

On n’a pu nier, en Europe, il n’y a pas si long­temps, l’in­té­rêt crois­sant sus­ci­té par le pano­ra­ma de la vie de ces deux pen­seurs alle­mands — qui furent pour­tant et sans conteste anti­al­le­mands — Scho­pen­hauer et Nietzsche. Nous vivons à une époque où, indu­bi­ta­ble­ment, la phi­lo­so­phie spé­cu­la­tive est remi­sée à l’ar­rière-plan, pour faire place au grand inté­rêt que sus­cite tout ce qui a rap­port aux faits. Ce n’est pas l’inter­pré­ta­tion du monde, mais sa trans­for­ma­tion et son évo­lu­tion qui sont à l’ordre du jour. Ce qu’on veut savoir, c’est com­ment est l’homme, com­ment il agit, com­ment il réagit — ce n’est qu’en­suite qu’on se pré­oc­cupe de ce qu’il pense.

On a déjà dit que s’est éva­nouie l’as­su­rance, qui régnait jadis, que nos actions se déter­mi­naient par ce que nous pen­sions. On ne peut plus inter­pré­ter l’his­toire du monde par le rai­son­ne­ment et par la pen­sée Les socia­listes, qui sont si désap­poin­tés par le cours qu’a pris l’his­toire, ont dit se convaincre que les impul­sions ins­tinc­tives, les pas­sions, les dési­rs, les appé­tits sont plus forts que la rai­son Tan­dis que les autres, les fas­cises, repro­chaient à la rai­son de para­ly­ser l’ac­tion, le fas­cisme hono­rant l’im­pul­sion et l’ins­tinct comme des forces natu­relles qui trans­forment le monde. 

Nous admet­trons dès l’a­bord que force nous est bien de recon­naître que la rai­son s’est mon­trée faible vis-à-vis des impul­sions et des pen­chants. C’est ce que nous a démon­tré la vic­toire du fas­cisme ; par la façon dont la foi aveugle et les aveugles impul­sions — l’ap­pé­tit de puis­sance, la cruau­té, la pous­sée de la vio­lence — ont abat­tu la demeure de la rai­son. Et per­sonne ne s’é­tonne que le fas­cisme ait fait appel aux ins­tincts bru­taux pour déchaî­ner d’a­bord la guerre civile, puis la guerre mondiale. 

Nous nous refu­sons donc à don­ner à la rai­son la valeur d’un fil conduc­teur. On connaît la fameuse his­toire contée par Vic­tor Hugo. L’homme erre dans la nuit, mais une petite lumière lui indique le che­min c’est la lumière de la rai­son. Qu’est-ce qui l’é­teint ? Le prêtre. Où nous trou­vons-nous alors ? Dans des ténèbres impé­né­trables. Que de faible secours nous serait la rai­son si elle était notre unique guide ? 

Scho­pen­hauer nous a don­né une autre para­bole ; ce qui dis­tingue la rai­son de l’ins­tinct est ceci : la rai­son voit, mais est impuis­sante, l’ins­tinct est puis­sant, mais est aveugle. Il en est de cela comme de ce colosse aveugle qui porte sur ses épaules l’a­gneau qui voit, lui. 

Nous pou­vons tra­duire en clair ces sym­boles. Si la pas­sion ne veut pas se lais­ser conduire, la rai­son est per­due. Mais si les forces aveugles doivent jamais être diri­gées, elles ne peuvent l’être que par la raison. 

Nous oppo­sons donc cette véri­té rai­son­nable à tous les char­la­tans qui invoquent tou­jours plus toutes sortes de soi-disant prin­cipes qui sont sans valeur, tels que foi, ins­tinct, intui­tion, clair­voyance et autres de la même farine. 

– O –

Scho­pen­hauer est un pes­si­miste qui ne croyait pas au pro­grès. Il ne consi­dé­rait pas comme sus­cep­tible d’être diri­gée l’im­pul­sion, la pas­sion de l’homme — il appe­lait cela « la volon­té », ce qui a don­né lieu à tant de mécom­pré­hen­sions. Nous croyons mener, nous mener nous-mêmes, mais c’est une illu­sion. L’ir­rai­son­nable « volon­té » est à l’af­fût, nau­frage, nos plus belles espé­rances, anéan­tit nos illu­sions. Magni­fique à voir est la vie, mais affreuse à vivre. La vie, dans toute son irrai­son­na­bi­li­lé, est une amère plai­san­te­rie, une tra­gé­die aux scènes tra­gi-comiques. Chez Scho­pen­hauer lui-même, l’hu­mour aigre, le sar­casme même, sont tou­jours pré­sents. La dif­fé­rence entre l’i­mage que nous nous fai­sons de la vie — et sa réa­li­té — est si grande, que tan­tôt nous rions aux éclats et tan­tôt nous pleu­rons à chaudes larmes. Nous sommes les vic­times d’im­pul­sions et de forces aveugles. 

On peut se repré­sen­ter com­ment Scho­pen­hauer en arri­va à être athée, Il se dres­sa contre l’es­prit de son temps — contre l’i­dée du pro­grès et de la lumière par la science. Il ne croyait pas plus au socia­lisme qu’à un état de féli­ci­té sur la terre. À ce point de vue, il était conser­va­teur et, socia­le­ment par­lant, son dis­ciple von Hart­mann fut tout net un réac­tion­naire. De même Scho­pen­hauer s’é­le­va autant contre l’op­ti­misme des sciences natu­relles que contre le maté­ria­lisme. Le monde n’est pas ce qu’il paraît. Il nous trompe. Jamais nous ne connaî­trons la réa­li­té Nous vivons enve­lop­pés d’un voile qui nous cache toutes choses dans le monde qui n’est que notre repré­sen­ta­tion et non la réalité. 

Mais Scho­pen­hauer peut bien se tour­ner contre le maté­ria­lisme et le socia­lisme, son athéisme est indis­cu­table. Com­ment ce pitoyable monde pour­rait-il éma­ner de Dieu ? Est-ce que la croyance en Dieu n’est pas en fin de compte opti­miste en ce sens qu’elle pro­met les béa­ti­tudes éter­nelles ? Et com­ment croire qu’un Dieu bon et sage aurait pu créer cette val­lée de larmes ter­restre, cette misère… Il aurait mieux valu appe­ler le monde l’œuvre du diable que celle de Dieu… La souf­france est posi­tive. La joie n’existe qu’à titre néga­tif : comme un inter­valle entre deux douleurs. 

Le pro­fond sen­ti­ment qu’il pos­sède du tra­gique, tout autant que le sar­casme de sa cri­tique, font que Scho­pen­hauer demeure un écri­vain cap­ti­vant, sou­vent trou­blant, tou­jours émou­vant. Ses courts apho­rismes sur­tout valent vrai­ment la peine d’être lus. Et il n’est pas néces­saire de répé­ter que beau­coup ont rai­son de le lire et de médi­ter ses paroles. 

– O –

Fré­dé­ric Nietzsche a com­men­cé par être un dis­ciple de Scho­pen­hauer. Il a tou­jours par­ta­gé son athéisme et son ver­sion pour l’i­dée de pro­grès. Les pre­mières pro­duc­tions de Nietzsche sont sous l’in­fluence mani­feste de Scho­pen­hauer. Spé­cia­le­ment, l’es­quisse qui traite de « Scho­pen­hauer comme édu­ca­teur » en porte témoignage… 

Par Nietzsche s’ac­com­plit un tour­nant déci­sif. Scho­pen­hauer citait sou­vent Vol­taire parce que sur les der­niers temps celui-ci fut un grand pes­si­miste. Par Vol­taire, Nietzsche entra en contact avec le ratio­na­lisme et avec la croyance à la pos­si­bi­li­té de prendre la rai­son comme étoile conduc­trice. À la véri­té, Nietzsche n’é­tait pas ratio­na­liste, mais il tira de ses médi­ta­tions une toute autre conclu­sion qui le fit se pla­cer au-des­sus du pessimisme. 

Il est vrai que nos ins­tincts sont tout puis­sants, que nos impul­sions sont les plus fortes. Mais les impul­sions offrent-elles un dan­ger pour l’hu­ma­ni­té ? Et Nietzsche de répondre : « Non. » Aucune pas­sion n’est dan­ge­reuse pour l’es­pèce. Il est vrai que les forts sub­juguent et anéan­tissent les faibles. Il est bon, pro­cla­ma Nietzsche — rap­pe­lant Dar­win, mais dans un tout autre sens — que les forts sur­nagent et que les faibles soient englou­tis. Les plus aptes sur­vivent, les moins aptes suc­combent — et que vivent les sur-hommes qui rem­pla­ce­ront le type banal du médiocre humain ! Y a‑t-il de salut pos­sible pour ces mal­heu­reux sous-hommes ? Ils devront être éli­mi­nés pour faire place aux hommes supé­rieurs… La dou­leur est donc jus­ti­fiée et la vie, dans toute sa dure­té et sa souf­france tra­gique, prend un sens… Il est dif­fi­cile de mépri­ser davan­tage les hommes… 

Il est à peine besoin de dire que Nietzsche assi­mi­la au règne ani­mal l’es­pèce humaine, alors que celle-ci vit dans de toutes autres condi­tions. La « lutte pour la vie » se livre, selon Dar­win, entre les espèces, et non entre les indi­vi­dus d’une même espèce. En ce qui touche à la socio­lo­gie, Nietzsche est, selon nous, un roman­tique qui laisse la bride sur le cou à sa fantaisie. 

Mais le natio­nal-socia­lisme alle­mand n’a­vait pas le droit de reven­di­quer Nietzsche, il recon­nais­sait, bien l’exis­tence d’hommes supé­rieurs, mais non de races supé­rieures. Non seule­ment il était un farouche adver­saire des anti­sé­mites, mais encore plus enne­mi de l’Al­le­magne et des offi­ciels alle­mands. Il esti­mait beau­coup les Fran­çais comme contre­poids de sa haine pour l’Allemagne !… 

– O –

Qui réflé­chit sur le sens de la vie, à l’heure actuelle, ne peut son­ger à Scho­pen­hauer et à Nietzsche sans pen­ser que s’ils firent de l’op­po­si­tion en leur temps, se dres­sant contre l’op­ti­miste et libé­rale Europe d’a­lors, ils sont, dans notre temps, bien actuels. 

G. G. (Tra­duit du néer­lan­dais par E. A.) 

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