La Presse Anarchiste

Pour la clarté

Depuis plu­sieurs années et pra­ti­que­ment depuis la guerre des classes en Espagne, un malaise se sen­tait dans le mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal quelque chose n’al­lait pas, n’al­lait plus… Pour­tant, les évè­ne­ments donnent chaque jour rai­son. Allons-nous donc man­quer le « ren­dez-vous de l’His­toire » ? Étions-nous « en marge » ? Dans cette situa­tion, il était logique de vou­loir réexa­mi­ner la doc­trine anar­chiste. Cela fut l’oc­ca­sion de com­mettre mille tra­hi­sons, mille fal­si­fi­ca­tions, de se « ran­ger » à droite ou à gauche… Ce n’est pas avec ceux-là que nous vou­lons polé­mi­quer. Pas plus que « réin­ven­ter » l’A­nar­chisme : il n’en a pas besoin. Il suf­fit de le repen­ser ― ce que nous pro­po­sons aux cama­rades, aux amis : quelques textes « clas­siques », des réflexions de quelques cama­rades du groupe Chris­to Boteff (qui n’en­gagent pas les GAAR en tant qu’or­ga­ni­sa­tion) et que nous sou­met­tons à la cri­tique construc­tive de tous. L’A­nar­chisme est deve­nu une notion très, trop élas­tique et il ne s’a­git pas d’en faire un expo­sé com­plet… encore moins un pro­gramme, sta­tut ou mani­feste. Mais nous espé­rons que de la dis­cus­sion pour­ront se déga­ger cer­taines notions constructives.

L’Anarchisme en tant que système social

Néga­tion com­plète de l’ordre social actuel, bien sûr…

Mais, parce que beau­coup d’autres for­mulent aus­si des cri­tiques contre cet ordre, ayant exté­rieu­re­ment le même sens (de cer­tains libé­raux aux milieux « pro­gres­sistes », en pas­sant par tous les par­tis et toutes les ten­dances socia­listes) nous devons pré­ci­ser ici le carac­tère de la socié­té actuelle :

  • L’É­tat, le pou­voir et le cen­tra­lisme consti­tuent sa base sociale ;
  • Le capi­ta­lisme pri­vé, les trusts ou le capi­ta­lisme d’É­tat, l’ex­ploi­ta­tion et la misère, la divi­sion en classe et l’i­né­ga­li­té font sa base économique ;
  • La vio­lence, la ter­reur ou les méthodes poli­tiques par­le­men­taires du gou­ver­ne­ment ; les pos­ses­sions colo­niales ou semi-colo­niales, éco­no­miques ou mili­taires, l’es­cla­vage les guerres impé­ria­listes et l’ex­ploi­ta­tion des sen­ti­ments natio­naux, la reli­gion, les mys­ti­fi­ca­tions poli­tiques et les men­songes – sont les moyens et les méthodes qui défendent et sou­tiennent cette société.

Tan­dis qu’une socié­té anar­chiste est :

  • Liber­taire, anti-éta­tiste et sans classe, parce que : 
    • La liber­té, la soli­da­ri­té et le fédé­ra­lisme servent de base à la vie per­son­nelle et commune.
    • L’é­di­fi­ca­tion de la socié­té se fait sur la base des com­munes libres et l’as­so­cia­tion en fédé­ra­tions libres sans aucun élé­ment de pouvoir.
    • La pos­ses­sion de tous les biens, la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion sont com­mu­nistes par suite de l’ex­pro­pria­tion et de la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, de trans­port, d’a­chat et de distribution.

… « Il est à noter com­bien absurde – ou inté­res­sé – est le reproche fait aux anar­chistes de ne savoir « que détruire », de n’a­voir aucune idée « posi­tive », construc­trice ; sur­tout lorsque ce reproche leur est lan­cé par les « gauches ». Les dis­cus­sions entre les par­tis poli­tiques d’ex­trême gauche et les anar­chistes avaient tou­jours pour objet : la tâche posi­tive et construc­tive à accom­plir après la des­truc­tion de l’É­tat bour­geois (au sujet de laquelle tout le monde était d’ac­cord). Quel devait être alors le mode d’é­di­fi­ca­tion de la socié­té nou­velle : éta­tiste, cen­tra­liste et poli­tique ou fédé­ra­liste, apo­li­tique et sim­ple­ment sociale ? Tel fut tou­jours le sujet des contro­verses entre les uns et les autres : preuves irré­fu­tables que la pré­oc­cu­pa­tion essen­tielle des anar­chistes fut tou­jours, pré­ci­sé­ment, la construc­tion future.

Voline, dans « La Révo­lu­tion Incon­nue », p. 154 (d’a­près le texte français)

… « Je suis un par­ti­san convain­cu de l’é­ga­li­té éco­no­mique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette éga­li­té la liber­té, la jus­tice, la digni­té humaine, la mora­li­té et le bien-être des indi­vi­dus aus­si bien que la pros­pé­ri­té des nations ne seront jamais rien qu’au­tant de men­songes… Je pense que l’é­ga­li­té doit s’é­ta­blir dans le monde par l’or­ga­ni­sa­tion spon­ta­née du tra­vail et de la pro­prié­té col­lec­tive des asso­cia­tions pro­duc­trices libre­ment orga­ni­sées et fédé­rées dans les com­munes, et non pas l’ac­tion suprême et tuté­laire de l’État…

Bakou­nine

… « Le vrai com­mu­nisme n’est pos­sible que dans l’a­nar­chie, le com­mu­nisme est un idéal, il devien­dra un régime, un mode de vie sociale dans lequel la pro­duc­tion est orga­ni­sée dans l’in­té­rêt de tous, dans la manière d’u­ti­li­ser au mieux le tra­vail humain pour don­ner à tous le maxi­mum de bien-être et de liber­té pos­sible et dans lequel tous les rap­ports sociaux conçus en vue de garan­tir à cha­cun le maxi­mum de satis­fac­tion, de déve­lop­pe­ment pos­sible maté­riel, moral et intel­lec­tuel. Mais une socié­té com­mu­niste n’est pos­sible que dans la mesure où elle sur­git spon­ta­né­ment du libre accord et par la volon­té variable déter­mi­née par les cir­cons­tances exté­rieures et les dési­rs de chacun. »

Mala­tes­ta, d’a­près le texte ita­lien « Aco­ra su comu­nis­mo et anar­chia » dans « Uma­ni­ta Nova » Milan, 5 – 9‑1920

L’anarchisme et l’État

L’a­nar­chisme rejette l’É­tat dans toutes ses fonc­tions – sociales, éco­no­miques, cultu­relles, etc., et le consi­dère comme une contra­dic­tion de la jus­tice sociale, de la liber­té et de l’é­ga­li­té réelle. Il lutte non seule­ment pour son abo­li­tion com­plète, mais il refuse de se ser­vir de ses ins­ti­tu­tions et d’ac­cep­ter la pos­si­bi­li­té d’une « démo­cra­ti­sa­tion » et d’un rôle « pro­gres­sif tem­po­raire » sous la forme d’un nou­vel État « socia­liste », « ouvrier », « prolétarien ».

L’é­man­ci­pa­tion éco­no­mique et la dis­pa­ri­tion d’une classe diri­geante sans détruire l’É­tat, le gou­ver­ne­ment et le pou­voir en géné­ral, ne mènent pas à la véri­table libération.

… « Par consé­quent, il n’y a pas et il ne peut pas y avoir un État, bon, éthique et juste. Tous les États sont mau­vais dans ce sans, qu’ils sont par leur nature, par les condi­tions et les buts de leur exis­tence, dia­mé­tra­le­ment oppo­sés à la jus­tice humaine, à la liber­té et à la morale. Dans ce sens là il n’y a pas une grande dif­fé­rence entre le sau­vage Empire Russe et l’É­tat euro­péen le plus civi­li­sé. C’est ain­si. Je suis arri­vé à la conclu­sion que celui qui veut, avec nous, la confir­ma­tion de la liber­té, la jus­tice et la paix, s’il veut l’é­man­ci­pa­tion com­plète des peuples doit deman­der, avec nous, la des­truc­tion de tous les États, et la fon­da­tion sur ses ruines des fédé­ra­tions mon­diales, des asso­cia­tions pro­duc­trices libres dans tous les pays.

Bakou­nine, d’a­près les textes russes « Œuvres Com­plètes » (T3 116 – 1 )

… « L’É­tat, par son prin­cipe même est un immense cime­tière, où viennent se sacri­fier, mou­rir, s’en­ter­rer toutes les mani­fes­ta­tions de la vie indi­vi­duelle et locale, tous les inté­rêts par­ti­cu­liers dont l’en­semble consti­tue pré­ci­sé­ment la socié­té. C’est l’au­tel ou la liber­té réelle et le bien-être des peuples sont immo­lés à la « gran­deur poli­tique » ; et plus cette immo­la­tion est com­plète, plus l’É­tat est par­fait. L’É­tat a tou­jours été le patri­moine d’une classe pri­vi­lé­giée quel­conque : classe sacer­do­tale, classe nobi­liaire, classe bour­geoise — classe bureau­cra­tique enfin, lorsque toutes les autres classes s’é­tant épui­sées, l’É­tat tombe (ou s’é­lève comme on vou­dra), à la condi­tion de machine. L’a­vè­ne­ment de la liber­té est incom­pa­tible avec l’exis­tence des États… »

Bakou­nine (d’a­près les textes russes et français)

… « Cher­chons donc à éta­blir les causes essen­tielles de la défaite de l’i­dée anar­chiste (N.B. en Rus­sie). Elles sont mul­tiples. Énu­mé­rons-les, par ordre d’im­por­tance, et tâchons de les juger à leur juste valeur :

  1. L’é­tat d’es­prit géné­ral des masses popu­laires : en Rus­sie, comme par­tout ailleurs, l’É­tat et le gou­ver­ne­ment appa­rais­saient aux masses comme des élé­ments indis­pen­sables, natu­rels, his­to­ri­que­ment fon­dés une fois pour toutes. Les gens ne se deman­daient même pas si l’É­tat, si le gou­ver­ne­ment repré­sentent des ins­ti­tu­tions « nor­males », utiles, accep­tables. Une pareille ques­tion ne leur venait pas à l’esprit…
  2. Ce pré­ju­gé éta­tiste, presque inné, dû à une évo­lu­tion et à une ambiance mil­lé­naires, donc, deve­nu une « seconde nature », fut raf­fer­mi ensuite par la presse tout entière, y com­pris celle des par­tis socia­listes. N’ou­blions pas que la jeu­nesse russe avan­cée lisait une lit­té­ra­ture qui, inva­ria­ble­ment, pré­sen­tait le socia­lisme sous un jour éta­tiste. Les mar­xistes et les anti-mar­xistes se dis­pu­taient entre eux, mais pour les uns comme pour les autres, l’É­tat res­tait la base indis­cu­table de toute socié­té moderne…

Il faut … donc que la socié­té actuelle soit rui­née de fond en comble, avec son éco­no­mie, son régime social, sa poli­tique, ses mœurs, ses cou­tumes et ses pré­ju­gés. Telle est la voie où l’his­toire s’en­gage quand les temps sont mûrs pour la véri­table Révo­lu­tion, pour la vraie émancipation.

C’est ici que nous tou­chons le fond du problème

… « J’es­time qu’en Rus­sie cette des­truc­tion n’est pas allée assez loin. Ain­si, l’i­dée poli­tique n’a pas été détruite, ce qui a per­mis aux bol­che­vistes de s’emparer du pou­voir, d’im­po­ser leur dic­ta­ture et de la conso­li­der… Elle ne fut pas assez com­plète pour les détruire dans leur essence même, pour obli­ger des mil­lions d’hommes à aban­don­ner tous les faux prin­cipes modernes (État, Poli­tique, Pou­voir, Gou­ver­ne­ment, etc.), à agir eux-mêmes sur les bases entiè­re­ment nou­velles et à en finir à tout jamais, avec le capi­ta­lisme et avec le pou­voir sous toutes ses formes.

Cette insuf­fi­sance de la des­truc­tion fut, à mon avis, la cause fon­da­men­tale de l’ar­rêt de la Révo­lu­tion russe et de sa défor­ma­tion par les bolcheviks.

… Admet-on, oui ou non, qu’un « État » poli­tique diri­gé par un « gou­ver­ne­ment » repré­sen­ta­tif, poli­tique ou autre, puisse ser­vir de cadre à une vraie socié­té future ? Si oui, on n’est pas anar­chiste. Si non, on l’est déjà pour une bonne partie.

Admet-on, oui ou non, qu’un « État » poli­tique etc. puisse ser­vir de socié­té « tran­si­toire » vers le véri­table socia­lisme ? Si oui, on n’est pas anar­chiste. Si non, on l’est…

Voline, « La Révo­lu­tion incon­nue » (p.160 – 161-176.)

L’anarchisme et l’organisation

Nous admet­tons l’or­ga­ni­sa­tion dans l’es­prit anarchiste-communiste :

Une orga­ni­sa­tion idéo­lo­gique spé­ci­fique et plu­sieurs autres orga­ni­sa­tions – syn­di­cales, de la jeu­nesse, des femmes, cultu­relles, des coopé­ra­tives, etc. selon les besoins et les buts de la lutte jus­qu’à la révo­lu­tion, et ensuite, selon ceux de l’é­di­fi­ca­tion de la socié­té nouvelle.

Nous tenons à pré­ci­ser et à for­mu­ler la dif­fé­rence sur le plan d’or­ga­ni­sa­tion qui existe entre nous et :

  • les anar­chistes indi­vi­dua­listes, qui acceptent cer­tains prin­cipes anar­chistes mais nient la néces­si­té des orga­ni­sa­tions per­ma­nentes et bien formées ;
  • les anar­chistes syn­di­ca­listes qui n’ac­ceptent que les orga­ni­sa­tions pure­ment pro­fes­sion­nelles, de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion, et pensent qu’elles sont suf­fi­santes non seule­ment pour la pro­duc­tion et l’é­co­no­mie, mais aus­si pour mener la lutte pour la des­truc­tion de la socié­té actuelle, et pour don­ner la forme sociale à l’anarchisme ;
  • ceux qui se basent. uni­que­ment sur l’or­ga­ni­sa­tion en la consi­dé­rant comme un moyen uni­ver­sel capable d’ap­por­ter l’u­ni­té dans la pen­sée et dans l’ac­tion, d’as­su­rer un suc­cès rapide, de créer la dis­ci­pline ; tous ceux qui, pour cette sorte d’or­ga­ni­sa­tion, sont prêts à sacri­fier les prin­cipes mêmes de l’a­nar­chisme : celui de la liber­té, de l’ac­cord libre, du fédé­ra­lisme, des chefs, et qui uti­lisent même le prin­cipe de la majo­ri­té impo­sant des limites à la cri­tique en cas de. diver­gences, de tous ceux dont l’or­ga­ni­sa­tion va jus­qu’à ne plus se dis­tin­guer d’un parti.

Pour arri­ver à la socié­té libre anar­chiste il faut que l’or­ga­ni­sa­tion de ses forces soit aus­si libre, créa­trice, fédé­ra­liste et révo­lu­tion­naire. Dans cette lumière doivent aus­si être les autres orga­ni­sa­tions, plus ou moins liber­taires, sans aucune contrainte. Sans jouer le rôle de guide des mino­ri­tés agis­santes, etc.

… « Nous ne sommes pas contre l’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste, mais nous la voyons autre­ment, dans son conte­nu ain­si que dans sa forme. Nous ne… consi­dé­rons pas que l’or­ga­ni­sa­tion, comme telle, peut gué­rir et arran­ger tout ; autre­ment dit nous n’exa­gé­rons pas son impor­tance et ne voyons ni le pro­fit, ni la néces­si­té de sacri­fier les prin­cipes et les idées de l’a­nar­chisme même pour l’or­ga­ni­sa­tion seule… »

(de « Réponse à la plate-forme d’or­ga­ni­sa­tion » édi­tée à Paris en 1927, signée par Voline, avec un groupe anar­chiste russe, ici d’a­près le texte russe.)

… « La seule orga­ni­sa­tion sociale ration­nelle, équi­table, com­pa­tible avec la digni­té et le bon­heur humains, sera celle qui aura pour base, pour âme, pour unique loi et pour but suprême, la liber­té… Rien n’est aus­si dan­ge­reux. pour la morale pri­vée de l’homme que l’ha­bi­tude du com­man­de­ment. Le meilleur homme, le plus intel­li­gent, le plus dés­in­té­res­sé, le plus géné­reux, le plus pur, se gâche­ra infailli­ble­ment et tou­jours à ce métier. Deux sen­ti­ments inhé­rents au pou­voir ne manquent jamais de pro­duire cette démo­ra­li­sa­tion : le mépris du chef pour les masses popu­laires et l’exa­gé­ra­tion de son propre mérite…

… La soli­da­ri­té. Ce prin­cipe peut être for­mu­lé ain­si : aucun indi­vi­du humain ne peut recon­naître sa propre huma­ni­té, ni par consé­quent, la réa­li­ser dans sa vie, qu’en la recon­nais­sant en autrui et qu’en coopé­rant à sa réa­li­sa­tion pour autrui. Aucun homme ne peut s’é­man­ci­per qu’en éman­ci­pant avec lui tous les hommes qui l’en­tourent. Ma liber­té est la liber­té de tout le monde, car je ne suis réel­le­ment libre, libre non seule­ment dans l’i­dée mais dans les faits, que lorsque ma liber­té et mon droit trouvent leur confir­ma­tion, leur sanc­tion, dans la liber­té et dans le droit de tous les hommes, mes égaux.

Bakou­nine, (d’a­près des textes russes et français.)

… « Non, le syn­di­ca­lisme n’est pas le moyen néces­saire et suf­fi­sant de la révo­lu­tion sociale. Les syn­di­ca­listes prennent les moyens pour la fin, la par­tie pour le tout. L’i­dée selon laquelle l’or­ga­ni­sa­tion ouvrière géné­rale suf­fi­rait aux tâches révo­lu­tion­naires de l’a­nar­chisme est fon­dée sur une confu­sion : la révo­lu­tion n’est pas ouvrière seule­ment, mais humaine… Or, c’est le rôle des anar­chistes, d’é­veiller les syn­di­cats à l’i­déal, en les orien­tant peu à peu vers la révo­lu­tion sociale. »

Mala­tes­ta, (dis­cours au Congrès d’Am­ster­dam, 1907)

… « De façon géné­rale, une inter­pré­ta­tion erro­née – ou le plus sou­vent, sciem­ment inexacte – pré­tend que la concep­tion liber­taire signi­fie l’ab­sence de toute orga­ni­sa­tion. Rien n’est plus faux. Il s’a­git, non pas d’or­ga­ni­sa­tion et de « non-orga­ni­sa­tion », mais de deux prin­cipes dif­fé­rents d’organisation.

Toute révo­lu­tion com­mence, néces­sai­re­ment, d’une manière plus ou moins spon­ta­née, donc confuse, chao­tique. Il va de soi – et les liber­taires le com­prennent aus­si bien que les autres – que si une révo­lu­tion reste là, à ce stade pri­mi­tif, elle échoue. Aus­si­tôt après l’é­lan spon­ta­né, le prin­cipe d’or­ga­ni­sa­tion doit inter­ve­nir dans une révo­lu­tion, comme dans toute autre acti­vi­té humaine… Natu­rel­le­ment, disent les anar­chistes, il faut que la socié­té soit orga­ni­sée. Mais cette orga­ni­sa­tion nou­velle, nor­male et désor­mais pos­sible, doit se faire libre­ment, socia­le­ment et, avant tout, en par­tant de la base. Le prin­cipe d’or­ga­ni­sa­tion doit sor­tir, non d’un centre créé d’a­vance pour acca­pa­rer l’en­semble et s’im­po­ser à lui, mais – ce qui est exac­te­ment le contraire – de tous les points, pour abou­tir à des nœuds de coor­di­na­tion, centres natu­rels des­ti­nés à des­ser­vir tous les points… Mais, en tous lieux et en toute cir­cons­tance, toutes ces valeurs humaines doivent libre­ment par­ti­ci­per à l’œuvre com­mune, en vrais col­la­bo­ra­teurs, et non en dictateurs. »

Voline, (id. 154 — 155)

L’anarchisme et les classes

Nous sommes contre l’É­tat, le Pou­voir et la Socié­té divi­sée en classes.

Nous sommes pour la socié­té libre et sans classes.

Nous sommes contre tout pri­vi­lège, oppres­sion, exploi­ta­tion de l’homme par l’homme, contre toute dic­ta­ture même quand elle a la pré­ten­tion de repré­sen­ter une soi-disant majo­ri­té, nous n’ac­cep­tons aucune ins­ti­tu­tion basée sur le pou­voir et l’op­pres­sion qui n’ont pour but que le sou­tien des inéga­li­tés, des pri­vi­lèges, de la misère, de l’es­cla­vage et des classes. Nous ne can­ton­nons pas la Révo­lu­tion sociale dans les limites étroites d’un chan­ge­ment poli­tique, nous ne la voyons pas comme une œuvre d’un groupe, par­ti ou même classe, mais nous la consi­dé­rons comme une libé­ra­tion pro­fonde et com­plète, éco­no­mique, sociale, intel­lec­tuelle et morale – œuvre, par consé­quent, des masses popu­laires, de tous ceux qui sont exploi­tés, sou­mis et gou­ver­nés – et aus­si de tous ceux qui luttent et dési­rent cette libération.

Par consé­quent, nous consi­dé­rons l’a­nar­chisme comme un idéal pro­fon­dé­ment humain, dépas­sant les inté­rêts d’une classe quel­conque, étant don­né qu’il nous conduit vers une socié­té sans classe.

Mais, consta­tant qu’à la base de la socié­té actuelle se trouvent deux fac­teurs : éco­no­mique et celui du pou­voir, nous sommes ame­nés à sou­li­gner la réa­li­té de sa struc­ture de classes. Cer­taines de ces classes doivent être consi­dé­rées comme défen­seurs de la socié­té actuelle, les autres comme ses enne­mies conscientes ou incons­cientes, menant la lutte centre le capi­ta­lisme, l’É­tat ou la reli­gion comme causes et consé­quences de la divi­sion en classes, de l’op­pres­sion et de l’i­né­ga­li­té, lutte diri­gée contre cette socié­té en tant que telle et par consé­quent contre les classes qui la sou­tiennent, lutte menée prin­ci­pa­le­ment par les exploi­tés et les oppri­més, enga­gés par inté­rêt vital dans cette lutte et la Révolution.

Nous consi­dé­rons donc que le carac­tère de classe est un des élé­ments fon­da­men­taux de l’a­nar­chisme dans sa lutte jus­qu’à et pen­dant la Révo­lu­tion.

Nous tenons à don­ner une brève expli­ca­tion sur notre concep­tion des classes :

  • Les classes sont l’ex­pres­sion des rap­ports de forces éco­no­miques dans la socié­té actuelle ; d’un côté ceux qui pos­sèdent les biens, les cré­dits, les moyens de pro­duc­tion, des trans­ports et d’é­changes – les capi­ta­listes, les exploi­teurs directs et indi­rects ; de l’autre ceux qui n’ont que leurs forces phy­siques et intel­lec­tuelles à vendre pour pou­voir vivre – les exploi­tés directs et indi­rects. Mais une classe, même sur le plan éco­no­mique, n’est ni constante ni com­pacte – c’est-à-dire son inté­gra­li­té varie selon la situa­tion éco­no­mique et sociale du moment, et selon les pas­sages des élé­ments d’une classe à l’autre. Les inté­rêts des dif­fé­rentes couches d’une même classe peuvent ne pas être iden­tiques dans cer­tains cas et peuvent être même oppo­sés. Sur ce fait est basée la pra­tique de la col­la­bo­ra­tion de classes (sociale-démo­cra­tie et tous les réfor­mismes de gauche). Mais ce fait prouve éga­le­ment l’er­reur du syn­di­ca­lisme étroit, de l’ou­vrié­risme. Le seul fac­teur éco­no­mique, mal­gré son impor­tance pri­mor­diale, n’est pas capable ni suf­fi­sant pour réveiller la conscience et la soli­da­ri­té de classe, pour écar­ter le dan­ger d’une nou­velle dic­ta­ture, pour fixer les buts de la Révo­lu­tion et de la socié­té nouvelle.

La classe, par ailleurs, est l’ex­pres­sion du pou­voir, autre carac­té­ris­tique fon­da­men­tale de la socié­té actuelle – c’est-à-dire de gou­ver­nants et des gou­ver­nés, des oppres­seurs et des oppres­sés. Mais le pou­voir et l’É­tat, en tant que tels, sont capables, d’autre part, d’en­gen­drer des classes nou­velles, par la créa­tion des ins­ti­tu­tions de l’É­tat, d’un appa­reil bureau­cra­tique, des res­pon­sa­bi­li­tés, des pri­vi­lèges, des avan­tages éco­no­miques, de la technocratie.

La conscience de classe et la soli­da­ri­té sont des fac­teurs impor­tants, mais si elles ne sont pas accom­pa­gnées par une pro­fonde conscience révo­lu­tion­naire, elles ne sont pas des fac­teurs suf­fi­sants pour conduire les masses jus­qu’à l’é­man­ci­pa­tion com­plète. Dans ce sens l’a­nar­chisme comme idée et but est le sti­mu­lant et le cata­li­sa­teur qui donne la direc­tion et défi­nit le carac­tère des luttes sociales et de la Révolution.

La lutte de classes est un fait et non pas un mythe. Mais nous refu­sons d’u­ti­li­ser cette lutte pour des buts poli­tiques, éta­tiques ou d’un par­ti, pour ins­tau­rer la dic­ta­ture d’une classe sur une autre. Pas de domi­na­tion, pas de dic­ta­ture, pas de rem­pla­ce­ment d’un gou­ver­ne­ment par un autre – mais l’a­bo­li­tion de tous les pri­vi­lèges, exploi­ta­tion, classes, vers la socié­té sans classes, sans pou­voir, vers la socié­té anarchiste.

… « Dans son mou­ve­ment en avant l’hu­ma­ni­té dans chaque époque pose au pre­mier plan le pro­blème de la lutte contre la forme concrète de l’op­pres­sion ; la sup­pres­sion de l’es­cla­vage et des serfs, la liber­té de la conscience, l’a­néan­tis­se­ment des pri­vi­lèges féo­daux, l’a­bo­li­tion du des­po­tisme poli­tique, l’é­man­ci­pa­tion des peuples oppri­més etc. Dans notre époque, après la Révo­lu­tion Fran­çaise, la forme prin­ci­pale d’op­pres­sion – c’est le capi­ta­lisme, exploi­tant le travail.

Dans la lutte actuelle des classes, chaque vic­toire de la classe ouvrière est une vic­toire aus­si du pro­grès humain, en géné­ral. Il n’y a pas de contra­dic­tion ici – si quel­qu’un nous pro­po­sait une action pro­fi­table pour le pro­lé­ta­riat, mais dan­ge­reuse pour les inté­rêts de l’hu­ma­ni­té et pour l’homme, nous devrons lui répondre qu’il y a ici erreur, qu’une telle tac­tique est sans aucun doute nui­sible aus­si pour le pro­lé­ta­riat lui-même. » 

Maria Korn-Isi­dine (dans « L’Hu­ma­ni­té ou les classes »)

… « La dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat est une for­mule de l’im­pé­ria­lisme des classes, absurde et dan­ge­reuse. Le pro­lé­ta­riat doit dis­pa­raître, mais pas gou­ver­ner. Le pro­lé­ta­riat est pré­ci­sé­ment un pro­lé­ta­riat, parce que de sa nais­sance jus­qu’à sa tombe, sous le far­deau des cir­cons­tances, il est condam­né à appar­te­nir à la classe la plus pauvre, la plus igno­rante et mal ins­truite ; et par consé­quent la moins apte à une éman­ci­pa­tion indi­vi­duelle et moins capable de don­ner son influence à la vie poli­tique. Le pro­lé­ta­riat, encore plus que les autres classes, est expo­sé à une vieillesse et une mort pré­ma­tu­rée. Libé­ré de cette injus­tice, le pro­lé­ta­riat cesse d’être une classe parce que les pri­vi­lèges des autres classes sont sup­pri­més. Et dans la vie il y aura seule­ment des caté­go­ries humaines : les intel­li­gents et les sots, les ins­truits et les mal ins­truits, les sains et les malades, les hon­nêtes et les mal­hon­nêtes, les beaux et les laids… »

Ber­ne­ri, (dans « la guerre des classes en Espagne »)

… « La dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat est une concep­tion mar­xiste. Sui­vant Lénine : 

« est seul mar­xiste celui qui étend la recon­nais­sance de la lutte de classes à la recon­nais­sance de la Dic­ta­ture du prolétariat. » 

Lénine avait rai­son : la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat n’est en effet, pour Marx, que la conquête de l’É­tat par le pro­lé­ta­riat, qui orga­ni­sé en une classe poli­ti­que­ment domi­nante, arrive, au tra­vers du socia­lisme d’É­tat à la sup­pres­sion de toutes les classes… Lénine dégui­sait les choses. Les mar­xistes « ne se pro­posent pas la des­truc­tion com­plète de l’É­tat », mais ils pré­voient la dis­pa­ri­tion natu­relle de l’É­tat comme consé­quence de la des­truc­tion des classes au moyen d’une révo­lu­tion sociale, qui sup­prime, avec les classes l’É­tat. Les mar­xistes, en outre ne pro­posent pas la conquête armée de la Com­mune par tout le pro­lé­ta­riat, mais ils pro­posent la conquête de l’É­tat par le par­ti, qu’ils sup­posent repré­sen­ter le pro­lé­ta­riat… Les anar­chistes admettent l’u­sage d’un pou­voir direct par le pro­lé­ta­riat, mais ils com­prennent l’u­sage d’un pou­voir comme for­mé par l’en­semble des sys­tèmes de ges­tion com­mu­niste — orga­ni­sa­tion cor­po­ra­tive, ins­ti­tu­tions com­mu­nales, régio­nales, natio­nales, libre­ment consti­tué en dehors et à l’en­contre de tout mono­pole poli­tique de par­ti, et s’ef­for­çant de réduire au mini­mum la cen­tra­li­sa­tion admi­nis­tra­tive. Lénine, dans des buts de polé­mique, sim­pli­fie arbi­trai­re­ment les don­nées de la dif­fé­rence qui exis­ta entre les mar­xistes et nous. »

Camil­lo Ber­ne­ri, (id ; d’a­près le texte français)

… « L’er­reur fon­da­men­tale de Monatte et de tous les syn­di­ca­listes-révo­lu­tion­naires pro­vient, selon moi, d’une concep­tion beau­coup trop sim­pliste de la lutte des classes : la concep­tion selon laquelle il suf­fit que les tra­vailleurs prennent en main la défense de leurs inté­rêts propres pour défendre du même coup les inté­rêts du pro­lé­ta­riat tout entier contre le patro­nat. La réa­li­té est, selon moi, très dif­fé­rente. Au sein de la « classe » ouvrière même existent, comme chez les bour­geois, la com­pé­ti­tion et la lutte, les inté­rêts de telle caté­go­rie ouvrière sont irré­duc­ti­ble­ment [en oppo­si­tion] avec ceux d’une autre caté­go­rie… Cepen­dant, par­mi les pro­lé­taires la soli­da­ri­té morale est pos­sible à défaut de la soli­da­ri­té éco­no­mique. Cette soli­da­ri­té morale, les ouvriers qui se can­tonnent dans la défense de leurs inté­rêts cor­po­ra­tifs ne la connaî­tront pas[[Le texte ori­gi­nal paru dans N & R com­por­tait quelques erreurs qui ren­daient incom­pré­hen­sible cet extrait, je l’ai réta­bli d’a­près le texte ori­gi­nal (V.D.)]] ; mais elle naî­tra un jour où une volon­té com­mune de trans­for­ma­tion sociale aura fait d’eux des hommes nou­veaux. La soli­da­ri­té, dans la socié­té actuelle, ne peut être que le résul­tat de la com­mu­nion au sein d’un même idéal…

L’a­nar­chie est le but, la révo­lu­tion anar­chiste que nous vou­lons dépasse de beau­coup les inté­rêts d’une classe ; elle se pro­pose la libé­ra­tion com­plète de l’hu­ma­ni­té actuel­le­ment asser­vie au triple point de vue — éco­no­mique, poli­tique, et moral… Le seul but qui vaille un effort est l’anarchie. »

Mala­tes­ta (d’a­près le texte français)

… « Si les masses ouvrières russes avaient eu à leur dis­po­si­tion, au moment même de la révo­lu­tion, des orga­nismes de classe de vieille date, expé­ri­men­tés, éprou­vés, prêts à agir… et à mettre cette idée en pra­tique… Or, la réa­li­té fut tout autre. Les orga­ni­sa­tions ouvrières ne sur­girent qu’au cours de la Révo­lu­tion… Rapi­de­ment le pays entier se cou­vrit d’un vaste réseau de syn­di­cats, de comi­tés d’u­sines, de soviets, etc. Mais ces orga­nismes nais­saient sans pré­pa­ra­tion ni stage d’ac­ti­vi­té préa­lable, sans expé­rience acquise, sans idéo­lo­gie nette, sans ini­tia­tive indé­pen­dante. Ils n’a­vaient encore jamais vécu des luttes d’i­dées ou autres… L’i­dée liber­taire leur était incon­nue. Dans ces condi­tions, ils étaient condam­nés à se traî­ner, dès leurs débuts, à la remorque des par­tis poli­tiques. Et par la suite — les bol­che­viks, jus­te­ment, s’en char­gèrent —, le temps leur man­qua pour que les faibles forces anar­chistes puissent les éclai­rer dans la mesure nécessaire.

Les grou­pe­ments liber­taires comme tels ne peuvent être que des « postes émet­teurs » d’i­dées. Pour que ces idées soient appli­quées à la vie, il faut des « postes récep­teurs » : des orga­nismes ouvriers prêts à se sai­sir de ces idées-ondes, à les « cap­ter » et les mettre à exé­cu­tion. Si de tels orga­nismes existent, les anar­chistes, du corps de métier cor­res­pon­dant y adhèrent, y apportent leur aide éclai­rée, leurs conseils, leurs exemples, etc. Or, en Rus­sie ces « postes-récep­teurs » man­quaient, les orga­ni­sa­tions sur­gies pen­dant la Révo­lu­tion ne pou­vant pas rem­plir ce rôle tout de suite. Les idées anar­chistes tout en étant lan­cées très éner­gi­que­ment par quelques « postes émet­teurs » — peu nom­breux d’ailleurs — se per­daient « dans l’air », sans être uti­le­ment « cap­tées », donc, sans résul­tats pra­tiques, voire presque sans réso­nance effective…

L’ab­sence d’or­ga­nismes ouvriers socia­le­ment prêts à sai­sir et à réa­li­ser, dès le début, l’i­dée anar­chiste… Cette absence fut, à mon avis, l’une des rai­sons prin­ci­pales de l’é­chec de l’a­nar­chisme dans la Révo­lu­tion russe de 1917… »

Voline, (id. cha­pitre « Les deux idées de la révo­lu­tion » d’a­près le texte français.)

… « Trois condi­tions sont indis­pen­sables — dans cet ordre d’i­dée — pour qu’une révo­lu­tion réus­sisse jus­qu’au bout :

  • il faut que de très vastes masses pous­sées par la néces­si­té impé­rieuse y par­ti­cipent de plein gré ;
  • que… les élé­ments les plus avan­cés et les plus actifs : les révo­lu­tion­naires, une par­tie de la classe ouvrière, etc. n’aient pas a recou­rir à des mesures de coer­ci­tion d’al­lure politique ;
  • pour ces deux rai­sons, l’im­mense masse « neutre » empor­tée sans contrainte par le vaste cou­rant, par le libre élan de mil­lions d’hommes et par les pre­miers résul­tats posi­tifs de ce gigan­tesque mou­ve­ment, accepte de bon gré le fait accom­pli et se range de plus en plus du côté de la vraie révolution.

Ain­si, la réa­li­sa­tion de la véri­table Révo­lu­tion éman­ci­pa­trice exige la par­ti­ci­pa­tion active, la col­la­bo­ra­tion étroite, consciente et sans réserve de mil­lions d’hommes de toutes condi­tions sociales, déclas­sés, dés­œu­vrés, nive­lés et jetés dans la Révo­lu­tion par la force des choses. »

Voline, (id.)

… « Bakou­nine, dans son dis­cours de 1867 devant le Congrès de la « Ligue pour la Paix et la Liber­té » confir­ma, que l’é­poque de radi­ca­lisme est bien ter­mi­née, et que dès alors, com­mence une phase nou­velle dans la vie révo­lu­tion­naire — L’ère du socia­lisme ouvrier ; que désor­mais en même temps que la liber­té poli­tique sera la ques­tion pour l’é­man­ci­pa­tion éco­no­mique, et que cette ques­tion pré­do­mi­ne­ra dans l’his­toire. Avec sa bro­chure adres­sée aux mad­ziens (les dis­ciples de Mad­zi­ni n.b.) il a pro­cla­mé la fin des conspi­ra­tions poli­tiques révo­lu­tion­naires, et aus­si, le social-chris­tia­nisme sen­ti­men­tal, et le début du réa­lisme athéiste et com­mu­niste dans l’histoire.

Kro­pot­kine pour M. Bakou­nine, (Écrits de 1905 ici d’a­près texte russe)

… « Dès main­te­nant entre — le pro­lé­ta­riat affa­mé, enivré de pas­sions révo­lu­tion­naires et lut­tant sans répit vers un monde nou­veau, pour des véri­tés fon­da­men­tales de l’hu­ma­ni­té, pour une socié­té fon­dée sur la jus­tice, la liber­té, l’é­ga­li­té et la fra­ter­ni­té — et de l’autre côté le monde des classes pri­vi­lé­giées défen­dant aus­si avec vigueur l’ordre d’É­tat, de méta­phy­sie, des clé­ri­caux, des mili­taires, des flics — cet ordre qui est la der­nière for­te­resse qui garde encore leur pri­vi­lège « ché­ri » de l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique — entre ces deux mondes, je le répète, celui des hommes simples, les tra­vailleurs et celui de la socié­té « civi­li­sée » — aucune paix n’est possible.

La guerre à outrance. Et pas seule­ment en France, mais dans toute l’Eu­rope cette lutte doit s’a­che­ver avec la vic­toire de l’un des deux côtés. Ou le monde bour­geois, « civi­li­sé » doit com­battre et oppri­mer de nou­veau les forces popu­laires avec la force du knout, de la baïon­nette, du bâton, et avec la béné­dic­tion, bien enten­du de Dieu, et la confir­ma­tion de la « science moderne » — il recon­quer­ra les masses ouvrières… Ou les masses labo­rieuses lève­ront, d’elles-mêmes défi­ni­ti­ve­ment l’haïs­sable joug des siècles, détrui­ront à fond l’ex­ploi­ta­tion bour­geoise, — ce qui signi­fie : la solen­ni­té de la Révo­lu­tion sociale, l’a­bo­li­tion de tout ce qui s’ap­pelle « État ».

Et ain­si, d’un côté l’É­tat, de l’autre la révo­lu­tion sociale, ce sont les deux pôles dont l’an­ta­go­nisme repré­sente la vraie sub­stance de la vie actuelle. Et aujourd’­hui, dans tous les pays du monde civi­li­sé n’existe qu’une seule ques­tion, l’en­tière et défi­ni­tive éman­ci­pa­tion du pro­lé­ta­riat de l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique et de l’op­pres­sion éta­tique. La libé­ra­tion du pro­lé­ta­riat est impos­sible dans aucun État, car la pre­mière condi­tion c’est l’a­bo­li­tion de chaque État…

Le fait éco­no­mique a tou­jours pré­cé­dé et pré­cède le droit juridique.

Comme les États antiques ont péri par la main des esclaves, ain­si les États actuels, péri­ront par le prolétariat…

Entre le pro­lé­ta­riat et la bour­geoi­sie existe un anta­go­nisme, sans com­pro­mis, parce qu’il est une consé­quence logique de ses atti­tudes réci­proques. Le bien-être de la classe bour­geoise est incom­pa­tible avec le bien-être et la liber­té des tra­vailleurs, car ce bien-être ne peut être basé que sur l’ex­ploi­ta­tion de ces der­niers. Pour les mêmes rai­sons le bien-être et la digni­té humaine des masses labo­rieuses exigent l’a­bo­li­tion de la bour­geoi­sie comme classe. »

Bakou­nine, (d’a­près les textes russes.)

Liberté et économie

Nous affir­mons que la pos­si­bi­li­té de la liber­té effec­tive pour tous implique l’a­vè­ne­ment d’une éco­no­mie com­mu­niste. Nous disons bien : com­mu­niste et non pas col­lec­ti­viste car le col­lec­ti­visme veut dire l’ab­sence des dif­fé­rences de pro­prié­té, mais les dif­fé­rences de fonc­tions et de répar­ti­tion sub­sistent. Et c’est jus­te­ment avec ces dif­fé­rences dans la répar­ti­tion qu’ap­pa­raissent les dis­tinc­tions de classes. D’autre part, nous consta­tons que les liber­tés du libé­ra­lisme exi­geant en fait la ser­vi­tude du plus grand nombre, ne méritent pas d’être défen­dues puis­qu’elles confèrent un droit qui n’est acces­sible qu’à ceux pour qui il n’y a pas de pro­blèmes éco­no­miques. Les liber­tés « for­melles » sont liées à des ins­ti­tu­tions qui per­pé­tuent l’as­ser­vis­se­ment du prolétariat.

C’est donc par la réso­lu­tion com­mu­niste du pro­blème éco­no­mique — c’est-à-dire par la sup­pres­sion de l’a­lié­na­tion — que l’on rend pos­sible la coïn­ci­dence par­faite des fins par­ti­cu­lières de l’in­di­vi­du et des fins géné­rales de la col­lec­ti­vi­té. Mais nous affir­mons que cette orga­ni­sa­tion com­mu­niste de l’é­co­no­mie n’est pos­sible que dans l’A­nar­chie, de même que nous pen­sons que l’a­vè­ne­ment total de l’A­nar­chie n’est pos­sible que sur une base éco­no­mique com­mu­niste. Car dans un régime auto­ri­taire, diri­gé en l’ab­sence des liber­tés, une classe ou une caste diri­geante se recons­ti­tue fata­le­ment avec ses pri­vi­lèges et l’op­pres­sion comme consé­quence. C’est pour­quoi nous refu­sons de confondre l’é­man­ci­pa­tion du pro­lé­ta­riat avec l’a­vè­ne­ment des régimes auto­ri­taires. Quelle que soit leur origine.

Nous ne pen­sons pas pour autant que la trans­for­ma­tion du régime de pro­prié­té soit satis­fai­sante pour défi­nir tout le concept anar­chiste de Révo­lu­tion. Cette trans­for­ma­tion de l’in­fra­struc­ture est une condi­tion néces­saire, sine qua non, de la trans­for­ma­tion éthique, morale, cultu­relle, de ce qu’im­plique pour nous l’i­dée de la Révo­lu­tion totale mais elle peut n’être pas suf­fi­sante. Nous ne pen­sons pas, qu’à par­tir de la révo­lu­tion éco­no­mique tout s’en­chaîne néces­sai­re­ment ; pour nous — contrai­re­ment au mar­xisme — l’a­nar­chisme n’im­plique pas un auto­ma­tisme de ce genre et nous pen­sons, avec Mala­tes­ta, que seule la volon­té des hommes déci­de­ra de ces super­struc­tures, bien qu’elles n’ap­pa­raissent que comme un reflet des condi­tions objec­tives. C’est pour­quoi en lut­tant pour la libé­ra­tion éco­no­mique nous avons conscience de lut­ter seule­ment pour une condi­tion pour l’ac­com­plis­se­ment de l’homme total et qui sera l’œuvre de lui-même. 

La Presse Anarchiste