La Presse Anarchiste

L’inaction violente

Atten­tats, enlè­ve­ments, plas­ti­cages, actions armées de groupes révo­lu­tion­naires d’ap­par­te­nances diverses : s’a­git-il d’une recru­des­cence, d’un retour de formes d’ac­tions long­temps délais­sées, signe alors d’une « nou­velle phase » de la « période » ? Mais de telles actions, en fait, il y en a tou­jours eu, elles n’ont jamais ces­sé : Espagne, Ita­lie, France, Alle­magne, Angle­terre, Uru­guay, Argen­tine, Qué­bec, U.S.A.… Pales­ti­niens, un peu par­tout ! Actions mon­tées en épingle par les médias, et se recou­vrant l’une l’autre dans le sou­ve­nir, un évé­ne­ment chas­sant l’autre. Peut-être, dans tout cela, n’y a‑t-il de nou­veau que l’ex­ploi­ta­tion sys­té­ma­tique, cynique, ration­nelle, à laquelle elles sont sou­mises ― voire, qu’elles appellent ?

Et chaque fois, sur un air connu, le choeur des huma­nistes et des mora­listes, les condam­na­tions hypo­crites et dou­ce­reuses ― tel­le­ment écoeu­rantes, qu’elles décou­ragent toute dis­cus­sion, toute réflexion.

Des entre­prises de ce type ne visent pour­tant pas seule­ment à obte­nir tel ou tel recul ponc­tuel du pou­voir ; elles veulent en même temps signi­fier quelque chose vis-à-vis d’un public, de la « masse », des mili­tants ; inten­tion qui s’a­dresse à tous, donc à nous : c’est donc à nous aus­si qu’il revient de dire ce que nous res­sen­tons ou pen­sons de ces actions « vio­lentes » — que cela cor­res­ponde ou non à l’in­ten­tion ori­gi­nelle de leurs auteurs
[[En cela, on ne fait que renouer avec le débat enga­gé depuis long­temps, par exemple, dans ICO, numé­ro 122 (juin 73), 106 – 107 (juin 71), 94 (juin 70).]].

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L’at­ten­tat contre Car­re­ro Blan­co (ETA) ; l’en­lè­ve­ment du ban­quier espa­gnol Sua­rez, consé­cu­tif à l’as­sas­si­nat de Puig Antich ; les atten­tats et sabo­tages reven­di­qués par les GARI, GARROT, etc. (cf. La chro­no­lo­gie dans L.N. N° 2) ; l’en­lè­ve­ment du chef CDU Lorentz, en Alle­magne, et même les actions ordi­nai­re­ment appe­lées « ter­ro­ristes », au sens propre, comme la prise d’o­tages « inno­cents », plus ou moins au hasard, les bombes dans les lieux publics, etc.

Met­tons à part pour le moment les actions ter­ro­ristes pales­ti­niennes. Je ne par­le­rai ici que d’un type d’ac­tion qui

  • est diri­gée plus ou moins direc­te­ment contre des ins­tances émi­nem­ment répres­sives (le gou­ver­ne­ment, la justice) ;
  • menace ou atteint des indi­vi­dus émi­nem­ment com­pro­mis avec le sys­tème d’op­pres­sion ou de répres­sion (un direc­teur de banque espa­gnol, un lea­der de droite, ne peuvent pas être des per­sonnes inno­centes politiquement !) ;
  • pré­tend s’ef­for­cer de ne pas mettre en dan­ger des indi­vi­dus inno­cents et étran­gers aux appa­reils de répression ;
  • est le fait de mili­tants, groupes ou indi­vi­dus, qui se pré­sentent comme tels, ne se laissent iden­ti­fier que dans et par leur action, ou bien dans le pro­jet radi­cal et sub­ver­sif qu’ils veulent y ins­crire et qu’ils énoncent à cette occa­sion. S’il leur arrive bien de se situer comme « tra­vailleurs », « exploi­tés », « pro­lé­taires », c’est tou­jours secon­daire par rap­port à ce qui leur paraît plus impor­tant : « révo­lu­tion­naires », c’est-à-dire leur pro­jet — et cela ne désigne presque jamais un lieu social tant soit peu pré­cis, per­met­tant à d’autres de se situer par rap­port à eux.

Le sens d’un acte est autant dans les réac­tions qu’il sus­cite que dans le pro­jet qui le sup­porte expli­ci­te­ment. Et quand il s’a­git d’actes « poli­tiques », comme ceux exa­mi­nés ici, qui visent à créer un effet-choc, il est d’au­tant plus indi­qué de se situer au niveau de réac­tions et impres­sions sur­tout immédiates.

Car, quant aux effets à plus long terme, sur­tout les effets de radi­ca­li­sa­tion, il paraît bien dif­fi­cile d’en dire quoi que ce soit de sûr, ou même de probable.

Une per­son­na­li­té qui demeure introu­vable mal­gré toutes les recherches, la mise à mort du chef des bour­reaux espa­gnols, un gou­ver­ne­ment contraint de céder au « chan­tage des ter­ro­ristes » — sur le moment, cela fait naître chez nous l’in­té­rêt, voire même la satis­fac­tion : la réus­site au moins momen­ta­née d’une entre­prise appa­rem­ment impos­sible, le coup spec­ta­cu­laire por­té à une figure émi­nente de l’op­pres­sion ou du fas­cisme, jus­qu’au ton de cir­cons­tance que prennent les jour­na­listes — tout cela est assez réjouis­sant, au moins quelque temps. Et cette réac­tion, la nôtre, indique en tout cas un cer­tain niveau de connivence !

De même pour les actions de type GARI : atten­tats contre les voies fer­rées, contre cette merde com­mer­ciale et spor­tive qu’est le Tour de France, déca­pi­ta­tion de la sta­tue de St-Louis ; ou pour celles (par ailleurs dif­fé­rentes) des mou­ve­ments auto­no­mistes ou régio­na­listes, contre les mai­ries, per­cep­tions ou com­mis­sa­riats ; actions moins « pal­pi­tantes » puisque sans enjeu immé­diat, on y lit pour­tant tout de suite leur pro­pos le plus immé­diat : l’ordre régnant, l’É­tat. ses forces armées et ses moyens de répres­sion, mais aus­si d’in­ti­mi­da­tion, de dis­sua­sion, d’in­té­gra­tion, n’ont pas une emprise abso­lue, tous les indi­vi­dus ne leur sont pas entiè­re­ment sou­mis ; il est d’une cer­taine façon pos­sible de le refu­ser, de se regrou­per, ne serait-ce qu’à quelques-uns, prêts à dépen­sez leur éner­gie et à prendre des risques pour témoi­gner, capables par­fois de réus­sir, d’ar­rê­ter un moment la machine à broyer les esprits et les per­sonnes, capables d’être soli­daires autre­ment qu’en paroles. Et c’est encore mieux, dans le cas (rare) où ils ne se prennent pas pour autant au sérieux, résistent aus­si à la ten­ta­tion de s’i­den­ti­fier à la classe ouvrière, à son avant-garde éclai­rée, ou à la révolution… !

Mais ceux qui ont pris ces risques ne tardent pas à en affron­ter le revers ; entre les inci­ta­tions à la chasse à l’homme et les condam­na­tions pate­lines de la-vio­lence-d’où-qu’elle-vienne, on ne pour­ra évi­dem­ment que les « sou­te­nir » selon ses moyens : sou­tien maté­riel, aide contre la répres­sion, moyens de se défendre et de s’expliquer.

C’é­tait le sens des deux textes de rec­ti­fi­ca­tion et de chro­no­lo­gie consa­crés aux GARI dans L.N. 1 et 2. Des lec­teurs ont cri­ti­qué le fait d’en res­ter là, sans aucune mise en ques­tion du sens même de leurs actions.

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Mais ces expli­ca­tions devancent ou ren­contrent les réflexions des témoins et sym­pa­thi­sants ; on passe alors sur un autre ter­rain, et de cet autre point de vue les pre­mières impres­sions comme les jus­ti­fi­ca­tions avan­cées vont mon­trer leur ambi­guï­té. Car dans la mul­ti­pli­ci­té des décla­ra­tions (celles qui, par exemple, ont fait suite aux actions des GARI) on voit déjà que les actes en eux-mêmes ne parlent pas clair, ni sans équi­voques, que leurs auteurs se voient sans cesse contraints d’en rec­ti­fier le sens, de cor­ri­ger les inter­pré­ta­tions qui, elles aus­si, se suc­cèdent, et ceci indéfiniment.

Quant au plai­sir qu’on peut éprou­ver à voir une cra­pule dérouiller à son tour, une figure du pou­voir nar­guée, frap­pée, ou une ins­ti­tu­tion contrainte à céder, ce plai­sir ne peut être que de courte durée : on ne peut pas igno­rer ce que telle entre­prise signi­fie, pour ses auteurs, d’an­goisse, de contraintes, de dépen­dance à l’é­gard de ceux qui les sou­tiennent — ni ce qui attend ceux qui se font prendre. Ce qu’elle signi­fie aus­si pour ceux sur qui, par rico­chet, la répres­sion se fait d’au­tant plus féroce, plus tor­tion­naire, que les recherches poli­cières res­tent vaines. Tout cela on le sait, même si on pré­fère le taire, car là, les médias se font plus dis­crets, et les infor­ma­tions plus rares ; on l’a vu cent fois, et si on consi­dère non seule­ment l’ac­tion en elle-même ou ses pré­pa­ra­tifs, mais tout ce qu’elle com­porte par la suite pour ses auteurs et pour les autres, cela rend très méfiant à l’é­gard des décla­ra­tions du genre : on a pris son pied, on ne regrette rien…

En outre, dans les sen­ti­ments de satis­fac­tion éprou­vés sur le moment par les témoins, il faut bien recon­naître ce qu’il y entre de com­pen­sa­tion ima­gi­naire à notre propre inac­tion, même for­cée, à notre dif­fi­cul­té de déter­mi­ner un lieu d’in­ter­ven­tion immé­diate, et de contrer la méca­nique de la répres­sion. Face à l’as­sas­si­nat de Puig Antich, les démons­tra­tions déri­soires des cor­tèges orga­ni­sés, et les pro­cla­ma­tions vibrantes des spé­cia­listes, ne pou­vaient que ren­for­cer les sen­ti­ments de rage impuis­sante. Et pour les témoins, l’en­lè­ve­ment du ban­quier Sua­rez en était l’an­nu­la­tion, mais ima­gi­naire (même si, pour ses auteurs, il s’a­gis­sait de pou­voir exi­ger et obte­nir, et de sau­ver une autre vie). Ima­gi­naire, parce que ce qui était res­sen­ti illu­soi­re­ment, c’é­tait que la force du fas­cisme espa­gnol était pour un temps sus­pen­due, vidée, que l’hor­reur du gar­rot­tage était quelque peu com­pen­sée, pour nous, grâce à d’autres. Rien de très relui­sant dans tout cela !

On com­prend dès lors que ceux qui ont pris des risques puissent s’im­pa­tien­ter quand ils se rendent compte que les sou­tiens qu’ils reçoivent vont rare­ment jus­qu’à suivre leur propre exemple (il y a en même temps d’autres rai­sons pour cela, ou le ver­ra), et que l’ex­ten­sion, la géné­ra­li­sa­tion qu’ils appellent ne se pro­duisent jamais ; peut-être soup­çonnent-ils le rôle qu’ils jouent, par leurs actions, en per­met­tant aux autres de s’at­tri­buer, par iden­ti­fi­ca­tion et pro­cu­ra­tion, une radi­ca­li­té tout ima­gi­naire ? Mais s’il est bien légi­time de se poser la ques­tion à pro­pos des témoins et des défen­seurs [[Comme le fait Lutte de classe, mai 1975, p. 6.]], pour­quoi ne le serait-ce plus, s’a­gis­sant des auteurs de ces actes qui ne parlent pas d’eux-mêmes, et qui sont par bien des côtés, « mis en scène », mis en valeur ?

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Per­sonne, sinon dans un moment d’é­ga­re­ment, ne peut s’i­ma­gi­ner que de telles actions vio­lentes, même l’en­lè­ve­ment ou la prise d’o­tages, peut mettre glo­ba­le­ment l’É­tat en échec, le faire recu­ler plus d’un court ins­tant, inti­mi­der la machine répres­sive ; cela n’est pas pos­sible parce que le pou­voir d’É­tat par défi­ni­tion ne peut pas se le per­mettre, parce que la seule façon pour lui d’en­re­gis­trer les coups qui lui sont por­tés c’est de frap­per plus fort et davan­tage. On com­mence seule­ment à entendre par­ler du dur­cis­se­ment de la répres­sion consé­cu­tif à l’en­lè­ve­ment de Lorenz ; on ne peut pas ne pas faire le rap­port entre l’as­sas­si­nat de Puig Antich par le pou­voir et l’at­ten­tat contre C. Blan­co qui l’a pré­cé­dé, ne serait-ce qu’à titre d’hy­po­thèse ; d’autres sont plus caté­go­riques : « Il fal­lait au pou­voir une ven­geance : ce fut l’exé­cu­tion de Sal­va­dor Puig » (Rap­to en Paris, p. 10). Il peut être ten­tant de faire sen­tir direc­te­ment à tel juge d’ins­truc­tion, pro­cu­reur ou com­mis­saire les revers de la posi­tion qu’il a choi­sie, pour que cela serve en même temps de leçon aux autres ; mais on a suf­fi­sam­ment de recul pour savoir que cela n’a jamais atteint son but, que le pou­voir ne peut pas recu­ler, que même quand il « cède » (aux exi­gences ou à cer­taines exi­gences de ceux qui font pres­sion sur lui), ce n’est que pour un ins­tant, se recons­ti­tuant l’ins­tant d’a­près, et pesant alors d’un poids redou­blé, sur les mêmes qui le défiaient, ou bien sur d’autres. Le pou­voir (d’É­tat) peut certes être affai­bli ou détruit, et même il ne peut l’être que par un affron­te­ment violent, comme le montrent toutes les révo­lu­tions ; mais il s’a­git alors d’af­fron­te­ments qui mettent en jeu des forces sociales : pas for­cé­ment toutes les classes oppri­mées, ni même une classe dans son entier ou dans sa majo­ri­té, mais des groupes pos­sé­dant une exis­tence sociale que leur action com­mune fait voir et recon­naître, en même temps qu’elle les réunit dans la lutte : ouvriers, employés, sol­dats, habi­tants d’un quar­tier, chô­meurs, loca­taires, immi­grés, pri­son­niers, lycéens, élèves des C.E.T.

C’est pré­ci­sé­ment quand ces forces sociales semblent absentes ou inac­tives, quand les membres des classes exploi­tées ou oppri­mées ne paraissent pas prêts à se ras­sem­bler dans le com­bat, ou quand leurs ten­ta­tives dans ce sens sont res­tées iso­lées et n’ont connu que l’é­chec, c’est alors qu’on peut pen­ser favo­ri­ser leur mou­ve­ment par des actions réso­lues, mani­fes­tant qu’il y a encore quelque part de la résis­tance, de la volon­té, de l’ir­ré­duc­ti­bi­li­té ; en « mon­trant » ain­si au public, à la « masse », ou bien seule­ment aux autres mili­tants, acti­vistes en puis­sance qu’il s’a­gi­rait de gagner à d’autres entre­prises, qu’il est pos­sible de se « mobi­li­ser », d’in­ter­ve­nir et de vaincre en cer­tains cas. Une explo­sion, petite ou grande, ne peut-elle pas faire bou­ger beau­coup d’i­dées, et de pré­ju­gés démobilisateurs ?

« Mobi­li­sa­tion » ! Ce n’est pas sans rai­son que les par­tis et grou­pus­cules léni­nistes ou avant-gar­distes affec­tionnent cette idée, quitte à se dépê­trer ensuite avec les dif­fi­cul­tés qu’elle entraîne : la concep­tion des classes comme masse ato­mi­sée, inté­grée, immo­bi­li­sée, refroi­die… À nos yeux, le terme de mobi­li­sa­tion désigne dans la réa­li­té, soit les mani­pu­la­tions grâce aux­quelles des groupes diri­gistes entraînent les domi­nés dans des entre­prises étran­gères à leurs inté­rêts (comme dans la « mobi­li­sa­tion géné­rale » des temps de guerre), soit les ges­ti­cu­la­tions diverses visant à annu­ler, de façon incan­ta­toire, le fait déses­pé­rant et têtu que pen­dant de longues périodes il n’y a pas d’ac­ti­vi­tés révo­lu­tion­naires col­lec­tives mena­çant l’ordre éta­bli (pour toute une série de rai­sons qui nous res­tent obs­cures pour une part…)

Quoi qu’il en soit, des indi­vi­dus se consti­tuent en groupes plus ou moins « auto­nomes », indé­pen­dants des par­tis tra­di­tion­nels, et déve­lop­pant des actions du type que nous avons décrits, à la fois au titre de leurs propres réac­tions aux salo­pe­ries du sys­tème, et pour entraî­ner celles des sym­pa­thi­sants trop inertes. Que deviennent de telles actions, par rap­port à leurs inten­tions ? Elles leur échappent aus­si­tôt. « L’ac­tua­li­té » s’en empare, et c’est bien ce qu’on vou­lait : il s’a­gis­sait que ces actions ne res­tent pas igno­rées, que les com­mu­ni­qués et prises de posi­tions expli­ca­tives soient dif­fu­sées le plus lar­ge­ment pos­sible. jour­naux, radio, télé ; les ravis­seurs de Lorenz impo­sant même que les négo­cia­tions se déroulent par l’in­ter­mé­diaire de la télé­vi­sion, sous les yeux mêmes du « public ». Et non sans rai­son ! Car tous les cas pré­cé­dents l’ont bien mon­tré : l’i­mage que les médias pré­sentent de telles actions, et par consé­quent les effets, les impres­sions, les réac­tions qu’elles entraînent, sont loin de coïn­ci­der avec ce que sou­hai­taient les auteurs ; eux-mêmes ou leurs sym­pa­thi­sants n’en finissent pas de rele­ver les pré­sen­ta­tions fausses ou ten­dan­cieuses, les asso­cia­tions ou amal­games, les décla­ra­tions défor­mées ou tron­quées, et tentent pour­tant sans relâche d’ob­te­nir que soient dif­fu­sées leurs « véri­tables » posi­tions… mais au moins, ceux qui ont impo­sé de négo­cier direc­te­ment à la télé­vi­sion, sont-ils maîtres de leur propre mes­sage, contrôlent-ils le sens per­çu dans leurs actions ?

Le croire serait s’illu­sion­ner. Même l’é­li­mi­na­tion d’un chef de gou­ver­ne­ment fas­ciste, ou d’un chef d’É­tat — ou tout autant les actions ponc­tuelles contre tel ou tel lieu social « signi­fi­ca­tif », tout cela n’est et ne peut être en soi autre chose qu’un « évé­ne­ment ». C’est là son sens prin­ci­pal, qui lui vient de tout son contexte (d’autres évé­ne­ments, dont la série indé­fi­nie forme « l’ac­tua­li­té », forme vide de la suc­ces­sion) et de la posi­tion où se trouvent néces­sai­re­ment pla­cés ceux qui en reçoivent l’in­for­ma­tion : posi­tion de récep­teurs pas­sifs, de consom­ma­teurs de mes­sages, dont aucun n’a de sens par lui-même mais au tra­vers de leur ensemble (« l’ac­tua­li­té ») recons­ti­tué par les médias. — Et dans ce sens glo­bal, cela crève les yeux, il n’y a place pour aucune inten­tion radi­cale, aucune signi­fi­ca­tion sub­ver­sive, « mobi­li­sa­trice » ; seuls peuvent encore feindre d’y croire ceux qui visent en der­nier res­sort à l’u­ti­li­ser pour leur propre compte : les Kri­vine, qui, à l’ins­tar de Mit­te­rand et Mar­chais, ne sont plus à leur tour que les pan­tins vedet­ti­sés ali­men­tant eux-mêmes, de leurs faits et gestes, l’ac­tua­li­té sans laquelle ils ne seraient rien. Rien à faire : sur un écran, en deux dimen­sions, sous l’oeil du télé­spec­ta­teur, rien de réel ne peut pas­ser, rien ne peut se pas­ser. Ou alors, il faut que par ailleurs, beau­coup de choses aient déjà chan­gé, ou soient en train de chan­ger, que le règne des médias soit mena­cé ! Et pour cela. il faut autre chose qu’une opé­ra­tion astu­cieuse pié­geant pour quelques heures un gou­ver­ne­ment dans sa propre télé­vi­sion ! Il fau­drait, encore, qu’une force sociale s’empare des médias, et, pour y ins­crire un autre sens, détruise néces­sai­re­ment, pour com­men­cer, tout le rap­port (spec­tacle-évé­ne­ment-actua­li­té) sur lequel ils reposent et s’im­posent en en construi­sant un autre, col­lec­tif et autonome.

En ce sens les actions spec­ta­cu­laires, mobi­li­sa­trices, démys­ti­fiantes, « dénon­cia­trices », se trouvent pla­cées au départ sur le même ter­rain que les figures qu’elles com­battent : celui de la repré­sen­ta­tion ; cela est ins­crit dans leur nature même, et se retrouve à chaque étape de leur dérou­le­ment ; et c’est incom­pa­tible aus­si avec l’i­dée d’ac­tions « auto­nomes », ou de groupes « autonomes ».

Une action auto­nome ne peut pas être seule­ment celle qui se déroule en dehors des stra­té­gies éla­bo­rées dans une pers­pec­tive inté­gra­trice ou contre-révo­lu­tion­naire par les direc­tions bureau­cra­tiques des orga­ni­sa­tions tra­di­tion­nelles ; ce n’est pas non plus seule­ment l’ac­tion qui est la réponse immé­diate à une situa­tion concrète de la part de ceux qui la subissent ; pour être auto­nome, il faut éga­le­ment qu’elle se déve­loppe de façon à conser­ver le contrôle du sens qu’elle va prendre, pour ceux à qui elle s’a­dresse au pre­mier chef : ceux qui se trouvent dans la situa­tion même qui la fait naître, ou bien dans une situa­tion sem­blable, et qui se trouvent ain­si invi­tés, inci­tés à déve­lop­per des actions ana­logues ou qui la pro­longent, parce qu’ils peuvent y voir sans équi­voque qui lutte contre quoi et contre qui. De la même façon, un groupe auto­nome est celui qui s’af­fran­chit non seule­ment de la tutelle idéo­lo­gique et orga­ni­sa­tion­nelle des par­tis et des syn­di­cats (a for­tio­ri des idéo­lo­gies réac­tion­naires), mais aus­si des formes de dépen­dance aux­quelles ceux-ci sont liés : un groupe qui n’a pas besoin du concours des forces d’a­lié­na­tion contre les­quelles il lutte (en par­ti­cu­lier des médias), pour faire pas­ser le sens de son action. Un des aspects de la lutte est la conquête même par­tielle de l’au­to­no­mie à ce niveau-là éga­le­ment, et c’est pour­quoi on se féli­ci­tait après 68 de voir une quan­ti­té de groupes se consti­tuer et se don­ner des moyens d’ex­pres­sion en dehors des cir­cuits et des formes conven­tion­nelles, ou du moins ten­ter de le faire. Mais ceux d’entre eux qui choi­sirent d’a­voir, en outre, recours à des moyens d’ac­tion vio­lente, clan­des­tine (qu’on se rap­pelle la nou­velle Résis­tance Popu­laire, l’en­lè­ve­ment de Nogrette) se trou­vèrent alors de nou­veau sous la dépen­dance de forces idéo­lo­giques en mesure de détour­ner et de s’ap­pro­prier ces actions pour leur faire signi­fier toute autre chose. À y bien regar­der, si la thèse de la pro­vo­ca­tion poli­cière peut-être si sou­vent mise en avant, ce n’est pas seule­ment parce que les mili­tants aux­quels nous sommes habi­tués sont tou­jours dis­po­sés à se trai­ter réci­pro­que­ment de flics, ou de pro­vo­ca­teurs (quand ce n’est pas de contre-révo­lu­tion­naire) ; c’est aus­si parce que cer­taines actions, du type que nous dis­cu­tons ici, sont de telle nature qu’elles n’é­cartent pas d’emblée ce genre d’in­ter­pré­ta­tion, autre­ment dit que leur signi­fi­ca­tion est incer­taine, équi­voque, n’est pas conte­nue tout entière dans l’ac­tion elle-même, réclame l’in­ter­pré­ta­tion et se prête par consé­quent davan­tage aux inter­pré­ta­tions mal­veillantes et dénon­cia­trices [[Celles-ci res­tent évi­dem­ment tou­jours pos­sibles, il peut tou­jours y avoir, dans les parages, un quel­conque cégé­tiste prêt à dénon­cer les « pro­vo­ca­teurs » s’il n’a pas trop peur de se faire cas­ser la figure.]].

Ain­si, à pro­pos de cer­taines actions qui mar­quèrent la récente grève des pos­tiers, on peut rele­ver les décla­ra­tions et ana­lyses de cer­tains d’entre eux : « Quelques ten­ta­tives furent faites sur les centres de tri paral­lèles. À Nan­cy, 300 pos­tiers occupent la chambre patro­nale où un centre de tri est ins­tal­lé, virent les jaunes et les casiers, mais se retirent à la demande des syn­di­cats parce que les flics menacent d’in­ter­ve­nir ». À Paris, des « incon­nus » mettent le feu le 14 novembre 1974 au centre de tri pro­vi­soire ins­tal­lé dans un gym­nase appar­te­nant à la Chambre de Com­merce de Paris. Des cen­taines de lettres crament. Expé­di­tion de pos­tiers ou ini­tia­tive d’un groupe poli­tique ? On ne sait, mais cette forme d’ac­tion iso­lée clan­des­tine, si elle paraît aller dans le même sens que celle de Nan­cy, en est dif­fé­rente. À Nan­cy, c’est un timide essai d’a­gir par soi-même dans son inté­rêt col­lec­ti­ve­ment. C’est sans ambi­guï­té et per­sonne ne pense à autre chose qu’aux pos­tiers eux-mêmes en lutte. Dans l’in­cen­die de Paris, au contraire, cela pour­rait tout autant pas­ser pour une pro­vo­ca­tion : l’am­bi­guï­té vient pré­ci­sé­ment du fait qu’il s’a­git d’une ini­tia­tive indi­vi­duelle et limi­tée qui ne peut en aucun cas rem­pla­cer l’ac­tion de tous. [Cf. Faire le tri dans la grève des postes — S’a­dres­ser à H. Simon, 34 rue Saint-Sébas­tien, 75011.]]

Ce der­nier point est bien enten­du dis­cu­table. L’am­bi­guï­té d’une action ne vient pas du fait qu’elle est indi­vi­duelle : le rap­port d’un seul indi­vi­du à une situa­tion d’op­pres­sion peut être tout à fait clair, ain­si que les actes dans les­quels il l’ex­prime ; ni du fait qu’elle est limi­tée : c’est au contraire l’am­bi­guï­té qui contri­bue à limi­ter la por­tée des actions, c’est-à-dire leur reprise, leur prise en charge par d’autres. L’am­bi­guï­té vient de ce que le rap­port entre l’ac­tion et la situa­tion qui l’a fait naître reste caché, abs­trait, inuti­li­sable socia­le­ment. idéo­lo­gique (action reven­di­quée par des « révo­lu­tion­naires » de telle ou telle appar­te­nance) et ne ren­voie pas aux témoins, clai­re­ment, l’i­mage de leur propre oppres­sion et de leurs propres pos­si­bi­li­tés de réponse. C’est là la dif­fé­rence entre les deux actions relevées.

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Dans une boîte où les tra­vailleurs ont tous les jours affaire à la vio­lence nor­male et ins­ti­tuée de l’ex­ploi­ta­tion, leurs propres réac­tions peuvent très bien être mino­ri­taires et vio­lentes ; la poin­teuse peut être sabo­tée, on peut cas­ser la gueule à un chef, enfer­mer un direc­teur dans son bureau, il peut y avoir toutes sortes d’ac­tions ouvertes ou même clan­des­tines : alors dans un tel contexte cha­cun des tra­vailleurs pré­sents se trouve inter­pel­lé par elles là où il se trouve comme exploi­té, subis­sant lui aus­si la vio­lence contre laquelle d’autres réagissent ; il se trouve ain­si en mesure d’en déchif­frer immé­dia­te­ment le sens, sans grandes expli­ca­tions, il est direc­te­ment sol­li­ci­té, par les actions elles-mêmes, de se pro­non­cer sur elles en don­nant ses rai­sons, de s’y joindre, d’en pro­po­ser d’autres ou de s’y oppo­ser. Dans une telle situa­tion, des actions mêmes vio­lentes, mino­ri­taires, même ano­nymes, ont la pos­si­bi­li­té d’être com­prises, sou­te­nues, reprises par d’autres ; cela ne se fait pas tou­jours mais cela peut se faire, car elles com­portent la recherche d’une rela­tion immé­diate avec la col­lec­ti­vi­té réelle et concrète de tous ceux qui auraient pu avoir les mêmes réac­tions parce qu’ils vivent les mêmes choses, le même rap­port social.

Il ne s’a­git pas ici de faire rituel­le­ment réfé­rence au « lieu de tra­vail » et à ses ver­tus — pas plus qu’à la sacro-sainte « place dans la pro­duc­tion » ; il se trouve que les lieux de tra­vail sont ceux où un col­lec­tif, ayant affaire aux mêmes rap­ports ins­ti­tués d’ex­ploi­ta­tion, peut se recon­naître et se consti­tuer dans l’ac­tion com­mune (bien que ce ne soit pas tou­jours le cas, à cause de la divi­sion du tra­vail, en par­ti­cu­lier). Cela ne veut pas dire que la situa­tion de tra­vail est la seule qui per­mette ce ras­sem­ble­ment ; il y en a bien d’autres, et le pro­blème est jus­te­ment aus­si de construire les lieux sociaux de recon­nais­sance pos­sible, où une situa­tion sociale com­mune est iden­ti­fiable et peut être prise en charge par ses acteurs : celle d’ha­bi­tant d’un quar­tier (ou d’un espace rural), celle d’u­sa­ger du métro ou des postes, celle d’in­di­vi­du-objet sou­mis au ser­vice mili­taire, au recen­se­ment « obli­ga­toire », au dan­ger nucléaire, etc.

À défaut d’in­for­ma­tions pré­cises sur les condi­tions dans les­quelles se sont déve­lop­pées les luttes et actions vio­lentes des mou­ve­ments régio­na­listes, auto­no­mistes, anti­co­lo­nia­listes, anti­ca­pi­ta­listes, — et sans jus­ti­fier pour autant toutes les idéo­lo­gies et tous les objec­tifs qui sont asso­ciés à ces luttes — il semble bien pour­tant qu’elles n’ont pu se déve­lop­per et résis­ter à la répres­sion que dans la mesure où les actions par les­quelles elles se mani­fes­taient n’a­vaient besoin d’au­cun relais pour indi­quer ce qu’elles visaient, et à quelle col­lec­ti­vi­té concrète elles s’a­dres­saient ; clan­des­tines, elles ne le sont fina­le­ment que vis-à-vis du pou­voir d’É­tat, et de ses auxi­liaires que sont les moyens « d’in­for­ma­tion » ; de telles actions peuvent bien enten­du res­ter elles aus­si iso­lées, mais cela prend alors un autre sens ; elles peuvent n’être pas reprises, géné­ra­li­sées, recon­nues en acte par d’autres, ce qui signi­fie alors qu’elles sont en déca­lage par rap­port à la situa­tion et à ce que veulent, à un moment don­né, ceux qui s’y trouvent ; cela ne signi­fie pas que leur sens s’est trou­vé détour­né, retour­né et uti­li­sé à d’autres fins par des ins­ti­tu­tions ou les ins­tances contre les­quelles elles luttaient.

Il ne s’a­git pas de don­ner de telles actions en exemple ; ni de déter­mi­ner a prio­ri, en géné­ral, à quelles condi­tions des actions directes ou vio­lentes doivent répondre pour être « cor­rectes », valables, jus­ti­fiées. Il s’a­git seule­ment de se deman­der de quelle façon on peut déter­mi­ner un ter­rain et des formes de lutte qui ne soient pas, d’a­vance, sous le contrôle du pou­voir, quant au sens qui se dif­fu­se­ra à par­tir d’elles. L’op­po­si­tion n’est pas ici entre les actions « de masse » et les actions mino­ri­taires ou indi­vi­duelles ; des ini­tia­tives indi­vi­duelles, y com­pris vio­lentes, peuvent très bien être immé­dia­te­ment recon­nues et reprises dans le lieu où elles sur­gissent et dans des situa­tions ana­logues ; il semble bien que cela n’est pos­sible que dans la mesure où elles font voir la situa­tion et la force sociale qui les font naître, à ceux à qui elles font appel, qu’elles mettent immé­dia­te­ment en demeure. À ce niveau, elles n’ont pas besoin de grille de lec­ture, d’ex­pli­ca­tions poli­tiques, de com­mu­ni­qués en reven­di­quant la res­pon­sa­bi­li­té. Quand les expli­ca­tions et les condam­na­tions appa­raissent, tout a déjà été dit d’une cer­taine façon : par l’acte lui-même, dans son contexte.

Reve­nons à cette occa­sion sur la capa­ci­té d’un groupe « auto­nome » à déve­lop­per non seule­ment des idées et des points de vue, mais des « actions ». Des indi­vi­dus se ras­semblent et choi­sissent de se défi­nir par leurs idées, leurs « points com­muns », leur « pro­jet ». On peut déjà pen­ser que ce mode de défi­ni­tion stric­te­ment « idéo­lo­gique » a le grave incon­vé­nient de lais­ser com­plè­te­ment dans l’ombre les condi­tions concrètes, sociales, les appar­te­nances « de classe » sou­vent hété­ro­gènes qui, pour une large part donne leur sens aux idées qu’on défend et au pro­jet qu’on nour­rit (cf. L.N. N° 2, « [Des points peu com­muns »). Mais si un tel groupe (et la plu­part des actions dont on a dis­cu­té ont été le fait de groupes consti­tués plus ou moins de cette façon) entre­prend de s’ex­pri­mer par « l’ac­tion » appe­lée « directe », le même incon­vé­nient prend des dimen­sions beau­coup plus consi­dé­rables ; car d’un côté, le sens de ces actions ne se rat­tache « direc­te­ment » qu’aux idées du groupe, non aux situa­tions sociales pré­cises de ses membres, aux lieux sociaux où ils évo­luent ; et d’un autre côté, ces actions ne visent pas non plus direc­te­ment les membres d’une col­lec­ti­vi­té pré­cise, concrète, limi­tée, mais l’en­semble indé­ter­mi­né des sym­pa­thi­sants poten­tiels : un public, par consé­quent, avec lequel il n’y a pas de lien « direct », et qui n’est atteint que par toute une série de relais, d’in­ter­mé­diaires, entiè­re­ment sous le contrôle de l’i­déo­lo­gie domi­nante (les média, le dis­cours). Seuls des groupes ras­sem­blant des indi­vi­dus pla­cés dans des situa­tions sociales (d’ex­ploi­ta­tion, d’op­pres­sion, de lutte) iden­tiques ou ana­logues peuvent déve­lop­per des actions dont le sens leur appar­tient pour l’es­sen­tiel et dont les effets res­tent rela­ti­ve­ment sous leur contrôle. Et dire cela, ce n’est pas reve­nir à une pré­ten­due dis­tinc­tion et sépa­ra­tion de la « théo­rie » et de la « pra­tique » : à sup­po­ser que ces deux termes puissent rece­voir un sens pas trop ambi­gu, il s’a­git bien plu­tôt de deux formes d’ac­ti­vi­té qui ont toutes deux des aspects « théo­riques » et d’autres « pra­tiques », mais qui ne peuvent pas être assi­mi­lées dans leurs condi­tions et dans leurs moyens. C’est sur cette base, la seule solide me semble-t-il, que repo­sait la cri­tique que nous fai­sions des orga­ni­sa­tions tra­di­tion­nelles et du par­ti. [[Cf., par exemple, A. Pan­ne­koek, Par­ti et classe ouvrière, mars 1936, dans S. Bri­cia­ner, Pan­ne­koek et les conseils ouvriers. E.D.I.]]

Claude

La Presse Anarchiste