Et chaque fois, sur un air connu, le choeur des humanistes et des moralistes, les condamnations hypocrites et doucereuses ― tellement écoeurantes, qu’elles découragent toute discussion, toute réflexion.
Des entreprises de ce type ne visent pourtant pas seulement à obtenir tel ou tel recul ponctuel du pouvoir ; elles veulent en même temps signifier quelque chose vis-à-vis d’un public, de la « masse », des militants ; intention qui s’adresse à tous, donc à nous : c’est donc à nous aussi qu’il revient de dire ce que nous ressentons ou pensons de ces actions « violentes » — que cela corresponde ou non à l’intention originelle de leurs auteurs
[[En cela, on ne fait que renouer avec le débat engagé depuis longtemps, par exemple, dans ICO, numéro 122 (juin 73), 106 – 107 (juin 71), 94 (juin 70).]].
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L’attentat contre Carrero Blanco (ETA) ; l’enlèvement du banquier espagnol Suarez, consécutif à l’assassinat de Puig Antich ; les attentats et sabotages revendiqués par les GARI, GARROT, etc. (cf. La chronologie dans L.N. N° 2) ; l’enlèvement du chef CDU Lorentz, en Allemagne, et même les actions ordinairement appelées « terroristes », au sens propre, comme la prise d’otages « innocents », plus ou moins au hasard, les bombes dans les lieux publics, etc.
Mettons à part pour le moment les actions terroristes palestiniennes. Je ne parlerai ici que d’un type d’action qui
- est dirigée plus ou moins directement contre des instances éminemment répressives (le gouvernement, la justice) ;
- menace ou atteint des individus éminemment compromis avec le système d’oppression ou de répression (un directeur de banque espagnol, un leader de droite, ne peuvent pas être des personnes innocentes politiquement !) ;
- prétend s’efforcer de ne pas mettre en danger des individus innocents et étrangers aux appareils de répression ;
- est le fait de militants, groupes ou individus, qui se présentent comme tels, ne se laissent identifier que dans et par leur action, ou bien dans le projet radical et subversif qu’ils veulent y inscrire et qu’ils énoncent à cette occasion. S’il leur arrive bien de se situer comme « travailleurs », « exploités », « prolétaires », c’est toujours secondaire par rapport à ce qui leur paraît plus important : « révolutionnaires », c’est-à-dire leur projet — et cela ne désigne presque jamais un lieu social tant soit peu précis, permettant à d’autres de se situer par rapport à eux.
Le sens d’un acte est autant dans les réactions qu’il suscite que dans le projet qui le supporte explicitement. Et quand il s’agit d’actes « politiques », comme ceux examinés ici, qui visent à créer un effet-choc, il est d’autant plus indiqué de se situer au niveau de réactions et impressions surtout immédiates.
Car, quant aux effets à plus long terme, surtout les effets de radicalisation, il paraît bien difficile d’en dire quoi que ce soit de sûr, ou même de probable.
Une personnalité qui demeure introuvable malgré toutes les recherches, la mise à mort du chef des bourreaux espagnols, un gouvernement contraint de céder au « chantage des terroristes » — sur le moment, cela fait naître chez nous l’intérêt, voire même la satisfaction : la réussite au moins momentanée d’une entreprise apparemment impossible, le coup spectaculaire porté à une figure éminente de l’oppression ou du fascisme, jusqu’au ton de circonstance que prennent les journalistes — tout cela est assez réjouissant, au moins quelque temps. Et cette réaction, la nôtre, indique en tout cas un certain niveau de connivence !
De même pour les actions de type GARI : attentats contre les voies ferrées, contre cette merde commerciale et sportive qu’est le Tour de France, décapitation de la statue de St-Louis ; ou pour celles (par ailleurs différentes) des mouvements autonomistes ou régionalistes, contre les mairies, perceptions ou commissariats ; actions moins « palpitantes » puisque sans enjeu immédiat, on y lit pourtant tout de suite leur propos le plus immédiat : l’ordre régnant, l’État. ses forces armées et ses moyens de répression, mais aussi d’intimidation, de dissuasion, d’intégration, n’ont pas une emprise absolue, tous les individus ne leur sont pas entièrement soumis ; il est d’une certaine façon possible de le refuser, de se regrouper, ne serait-ce qu’à quelques-uns, prêts à dépensez leur énergie et à prendre des risques pour témoigner, capables parfois de réussir, d’arrêter un moment la machine à broyer les esprits et les personnes, capables d’être solidaires autrement qu’en paroles. Et c’est encore mieux, dans le cas (rare) où ils ne se prennent pas pour autant au sérieux, résistent aussi à la tentation de s’identifier à la classe ouvrière, à son avant-garde éclairée, ou à la révolution… !
Mais ceux qui ont pris ces risques ne tardent pas à en affronter le revers ; entre les incitations à la chasse à l’homme et les condamnations patelines de la-violence-d’où-qu’elle-vienne, on ne pourra évidemment que les « soutenir » selon ses moyens : soutien matériel, aide contre la répression, moyens de se défendre et de s’expliquer.
C’était le sens des deux textes de rectification et de chronologie consacrés aux GARI dans L.N. 1 et 2. Des lecteurs ont critiqué le fait d’en rester là, sans aucune mise en question du sens même de leurs actions.
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Mais ces explications devancent ou rencontrent les réflexions des témoins et sympathisants ; on passe alors sur un autre terrain, et de cet autre point de vue les premières impressions comme les justifications avancées vont montrer leur ambiguïté. Car dans la multiplicité des déclarations (celles qui, par exemple, ont fait suite aux actions des GARI) on voit déjà que les actes en eux-mêmes ne parlent pas clair, ni sans équivoques, que leurs auteurs se voient sans cesse contraints d’en rectifier le sens, de corriger les interprétations qui, elles aussi, se succèdent, et ceci indéfiniment.
Quant au plaisir qu’on peut éprouver à voir une crapule dérouiller à son tour, une figure du pouvoir narguée, frappée, ou une institution contrainte à céder, ce plaisir ne peut être que de courte durée : on ne peut pas ignorer ce que telle entreprise signifie, pour ses auteurs, d’angoisse, de contraintes, de dépendance à l’égard de ceux qui les soutiennent — ni ce qui attend ceux qui se font prendre. Ce qu’elle signifie aussi pour ceux sur qui, par ricochet, la répression se fait d’autant plus féroce, plus tortionnaire, que les recherches policières restent vaines. Tout cela on le sait, même si on préfère le taire, car là, les médias se font plus discrets, et les informations plus rares ; on l’a vu cent fois, et si on considère non seulement l’action en elle-même ou ses préparatifs, mais tout ce qu’elle comporte par la suite pour ses auteurs et pour les autres, cela rend très méfiant à l’égard des déclarations du genre : on a pris son pied, on ne regrette rien…
En outre, dans les sentiments de satisfaction éprouvés sur le moment par les témoins, il faut bien reconnaître ce qu’il y entre de compensation imaginaire à notre propre inaction, même forcée, à notre difficulté de déterminer un lieu d’intervention immédiate, et de contrer la mécanique de la répression. Face à l’assassinat de Puig Antich, les démonstrations dérisoires des cortèges organisés, et les proclamations vibrantes des spécialistes, ne pouvaient que renforcer les sentiments de rage impuissante. Et pour les témoins, l’enlèvement du banquier Suarez en était l’annulation, mais imaginaire (même si, pour ses auteurs, il s’agissait de pouvoir exiger et obtenir, et de sauver une autre vie). Imaginaire, parce que ce qui était ressenti illusoirement, c’était que la force du fascisme espagnol était pour un temps suspendue, vidée, que l’horreur du garrottage était quelque peu compensée, pour nous, grâce à d’autres. Rien de très reluisant dans tout cela !
On comprend dès lors que ceux qui ont pris des risques puissent s’impatienter quand ils se rendent compte que les soutiens qu’ils reçoivent vont rarement jusqu’à suivre leur propre exemple (il y a en même temps d’autres raisons pour cela, ou le verra), et que l’extension, la généralisation qu’ils appellent ne se produisent jamais ; peut-être soupçonnent-ils le rôle qu’ils jouent, par leurs actions, en permettant aux autres de s’attribuer, par identification et procuration, une radicalité tout imaginaire ? Mais s’il est bien légitime de se poser la question à propos des témoins et des défenseurs [[Comme le fait Lutte de classe, mai 1975, p. 6.]], pourquoi ne le serait-ce plus, s’agissant des auteurs de ces actes qui ne parlent pas d’eux-mêmes, et qui sont par bien des côtés, « mis en scène », mis en valeur ?
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Personne, sinon dans un moment d’égarement, ne peut s’imaginer que de telles actions violentes, même l’enlèvement ou la prise d’otages, peut mettre globalement l’État en échec, le faire reculer plus d’un court instant, intimider la machine répressive ; cela n’est pas possible parce que le pouvoir d’État par définition ne peut pas se le permettre, parce que la seule façon pour lui d’enregistrer les coups qui lui sont portés c’est de frapper plus fort et davantage. On commence seulement à entendre parler du durcissement de la répression consécutif à l’enlèvement de Lorenz ; on ne peut pas ne pas faire le rapport entre l’assassinat de Puig Antich par le pouvoir et l’attentat contre C. Blanco qui l’a précédé, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse ; d’autres sont plus catégoriques : « Il fallait au pouvoir une vengeance : ce fut l’exécution de Salvador Puig » (Rapto en Paris, p. 10). Il peut être tentant de faire sentir directement à tel juge d’instruction, procureur ou commissaire les revers de la position qu’il a choisie, pour que cela serve en même temps de leçon aux autres ; mais on a suffisamment de recul pour savoir que cela n’a jamais atteint son but, que le pouvoir ne peut pas reculer, que même quand il « cède » (aux exigences ou à certaines exigences de ceux qui font pression sur lui), ce n’est que pour un instant, se reconstituant l’instant d’après, et pesant alors d’un poids redoublé, sur les mêmes qui le défiaient, ou bien sur d’autres. Le pouvoir (d’État) peut certes être affaibli ou détruit, et même il ne peut l’être que par un affrontement violent, comme le montrent toutes les révolutions ; mais il s’agit alors d’affrontements qui mettent en jeu des forces sociales : pas forcément toutes les classes opprimées, ni même une classe dans son entier ou dans sa majorité, mais des groupes possédant une existence sociale que leur action commune fait voir et reconnaître, en même temps qu’elle les réunit dans la lutte : ouvriers, employés, soldats, habitants d’un quartier, chômeurs, locataires, immigrés, prisonniers, lycéens, élèves des C.E.T.
C’est précisément quand ces forces sociales semblent absentes ou inactives, quand les membres des classes exploitées ou opprimées ne paraissent pas prêts à se rassembler dans le combat, ou quand leurs tentatives dans ce sens sont restées isolées et n’ont connu que l’échec, c’est alors qu’on peut penser favoriser leur mouvement par des actions résolues, manifestant qu’il y a encore quelque part de la résistance, de la volonté, de l’irréductibilité ; en « montrant » ainsi au public, à la « masse », ou bien seulement aux autres militants, activistes en puissance qu’il s’agirait de gagner à d’autres entreprises, qu’il est possible de se « mobiliser », d’intervenir et de vaincre en certains cas. Une explosion, petite ou grande, ne peut-elle pas faire bouger beaucoup d’idées, et de préjugés démobilisateurs ?
« Mobilisation » ! Ce n’est pas sans raison que les partis et groupuscules léninistes ou avant-gardistes affectionnent cette idée, quitte à se dépêtrer ensuite avec les difficultés qu’elle entraîne : la conception des classes comme masse atomisée, intégrée, immobilisée, refroidie… À nos yeux, le terme de mobilisation désigne dans la réalité, soit les manipulations grâce auxquelles des groupes dirigistes entraînent les dominés dans des entreprises étrangères à leurs intérêts (comme dans la « mobilisation générale » des temps de guerre), soit les gesticulations diverses visant à annuler, de façon incantatoire, le fait désespérant et têtu que pendant de longues périodes il n’y a pas d’activités révolutionnaires collectives menaçant l’ordre établi (pour toute une série de raisons qui nous restent obscures pour une part…)
Quoi qu’il en soit, des individus se constituent en groupes plus ou moins « autonomes », indépendants des partis traditionnels, et développant des actions du type que nous avons décrits, à la fois au titre de leurs propres réactions aux saloperies du système, et pour entraîner celles des sympathisants trop inertes. Que deviennent de telles actions, par rapport à leurs intentions ? Elles leur échappent aussitôt. « L’actualité » s’en empare, et c’est bien ce qu’on voulait : il s’agissait que ces actions ne restent pas ignorées, que les communiqués et prises de positions explicatives soient diffusées le plus largement possible. journaux, radio, télé ; les ravisseurs de Lorenz imposant même que les négociations se déroulent par l’intermédiaire de la télévision, sous les yeux mêmes du « public ». Et non sans raison ! Car tous les cas précédents l’ont bien montré : l’image que les médias présentent de telles actions, et par conséquent les effets, les impressions, les réactions qu’elles entraînent, sont loin de coïncider avec ce que souhaitaient les auteurs ; eux-mêmes ou leurs sympathisants n’en finissent pas de relever les présentations fausses ou tendancieuses, les associations ou amalgames, les déclarations déformées ou tronquées, et tentent pourtant sans relâche d’obtenir que soient diffusées leurs « véritables » positions… mais au moins, ceux qui ont imposé de négocier directement à la télévision, sont-ils maîtres de leur propre message, contrôlent-ils le sens perçu dans leurs actions ?
Le croire serait s’illusionner. Même l’élimination d’un chef de gouvernement fasciste, ou d’un chef d’État — ou tout autant les actions ponctuelles contre tel ou tel lieu social « significatif », tout cela n’est et ne peut être en soi autre chose qu’un « événement ». C’est là son sens principal, qui lui vient de tout son contexte (d’autres événements, dont la série indéfinie forme « l’actualité », forme vide de la succession) et de la position où se trouvent nécessairement placés ceux qui en reçoivent l’information : position de récepteurs passifs, de consommateurs de messages, dont aucun n’a de sens par lui-même mais au travers de leur ensemble (« l’actualité ») reconstitué par les médias. — Et dans ce sens global, cela crève les yeux, il n’y a place pour aucune intention radicale, aucune signification subversive, « mobilisatrice » ; seuls peuvent encore feindre d’y croire ceux qui visent en dernier ressort à l’utiliser pour leur propre compte : les Krivine, qui, à l’instar de Mitterand et Marchais, ne sont plus à leur tour que les pantins vedettisés alimentant eux-mêmes, de leurs faits et gestes, l’actualité sans laquelle ils ne seraient rien. Rien à faire : sur un écran, en deux dimensions, sous l’oeil du téléspectateur, rien de réel ne peut passer, rien ne peut se passer. Ou alors, il faut que par ailleurs, beaucoup de choses aient déjà changé, ou soient en train de changer, que le règne des médias soit menacé ! Et pour cela. il faut autre chose qu’une opération astucieuse piégeant pour quelques heures un gouvernement dans sa propre télévision ! Il faudrait, encore, qu’une force sociale s’empare des médias, et, pour y inscrire un autre sens, détruise nécessairement, pour commencer, tout le rapport (spectacle-événement-actualité) sur lequel ils reposent et s’imposent en en construisant un autre, collectif et autonome.
En ce sens les actions spectaculaires, mobilisatrices, démystifiantes, « dénonciatrices », se trouvent placées au départ sur le même terrain que les figures qu’elles combattent : celui de la représentation ; cela est inscrit dans leur nature même, et se retrouve à chaque étape de leur déroulement ; et c’est incompatible aussi avec l’idée d’actions « autonomes », ou de groupes « autonomes ».
Une action autonome ne peut pas être seulement celle qui se déroule en dehors des stratégies élaborées dans une perspective intégratrice ou contre-révolutionnaire par les directions bureaucratiques des organisations traditionnelles ; ce n’est pas non plus seulement l’action qui est la réponse immédiate à une situation concrète de la part de ceux qui la subissent ; pour être autonome, il faut également qu’elle se développe de façon à conserver le contrôle du sens qu’elle va prendre, pour ceux à qui elle s’adresse au premier chef : ceux qui se trouvent dans la situation même qui la fait naître, ou bien dans une situation semblable, et qui se trouvent ainsi invités, incités à développer des actions analogues ou qui la prolongent, parce qu’ils peuvent y voir sans équivoque qui lutte contre quoi et contre qui. De la même façon, un groupe autonome est celui qui s’affranchit non seulement de la tutelle idéologique et organisationnelle des partis et des syndicats (a fortiori des idéologies réactionnaires), mais aussi des formes de dépendance auxquelles ceux-ci sont liés : un groupe qui n’a pas besoin du concours des forces d’aliénation contre lesquelles il lutte (en particulier des médias), pour faire passer le sens de son action. Un des aspects de la lutte est la conquête même partielle de l’autonomie à ce niveau-là également, et c’est pourquoi on se félicitait après 68 de voir une quantité de groupes se constituer et se donner des moyens d’expression en dehors des circuits et des formes conventionnelles, ou du moins tenter de le faire. Mais ceux d’entre eux qui choisirent d’avoir, en outre, recours à des moyens d’action violente, clandestine (qu’on se rappelle la nouvelle Résistance Populaire, l’enlèvement de Nogrette) se trouvèrent alors de nouveau sous la dépendance de forces idéologiques en mesure de détourner et de s’approprier ces actions pour leur faire signifier toute autre chose. À y bien regarder, si la thèse de la provocation policière peut-être si souvent mise en avant, ce n’est pas seulement parce que les militants auxquels nous sommes habitués sont toujours disposés à se traiter réciproquement de flics, ou de provocateurs (quand ce n’est pas de contre-révolutionnaire) ; c’est aussi parce que certaines actions, du type que nous discutons ici, sont de telle nature qu’elles n’écartent pas d’emblée ce genre d’interprétation, autrement dit que leur signification est incertaine, équivoque, n’est pas contenue tout entière dans l’action elle-même, réclame l’interprétation et se prête par conséquent davantage aux interprétations malveillantes et dénonciatrices [[Celles-ci restent évidemment toujours possibles, il peut toujours y avoir, dans les parages, un quelconque cégétiste prêt à dénoncer les « provocateurs » s’il n’a pas trop peur de se faire casser la figure.]].
Ainsi, à propos de certaines actions qui marquèrent la récente grève des postiers, on peut relever les déclarations et analyses de certains d’entre eux : « Quelques tentatives furent faites sur les centres de tri parallèles. À Nancy, 300 postiers occupent la chambre patronale où un centre de tri est installé, virent les jaunes et les casiers, mais se retirent à la demande des syndicats parce que les flics menacent d’intervenir ». À Paris, des « inconnus » mettent le feu le 14 novembre 1974 au centre de tri provisoire installé dans un gymnase appartenant à la Chambre de Commerce de Paris. Des centaines de lettres crament. Expédition de postiers ou initiative d’un groupe politique ? On ne sait, mais cette forme d’action isolée clandestine, si elle paraît aller dans le même sens que celle de Nancy, en est différente. À Nancy, c’est un timide essai d’agir par soi-même dans son intérêt collectivement. C’est sans ambiguïté et personne ne pense à autre chose qu’aux postiers eux-mêmes en lutte. Dans l’incendie de Paris, au contraire, cela pourrait tout autant passer pour une provocation : l’ambiguïté vient précisément du fait qu’il s’agit d’une initiative individuelle et limitée qui ne peut en aucun cas remplacer l’action de tous. [Cf. Faire le tri dans la grève des postes — S’adresser à H. Simon, 34 rue Saint-Sébastien, 75011.]]
Ce dernier point est bien entendu discutable. L’ambiguïté d’une action ne vient pas du fait qu’elle est individuelle : le rapport d’un seul individu à une situation d’oppression peut être tout à fait clair, ainsi que les actes dans lesquels il l’exprime ; ni du fait qu’elle est limitée : c’est au contraire l’ambiguïté qui contribue à limiter la portée des actions, c’est-à-dire leur reprise, leur prise en charge par d’autres. L’ambiguïté vient de ce que le rapport entre l’action et la situation qui l’a fait naître reste caché, abstrait, inutilisable socialement. idéologique (action revendiquée par des « révolutionnaires » de telle ou telle appartenance) et ne renvoie pas aux témoins, clairement, l’image de leur propre oppression et de leurs propres possibilités de réponse. C’est là la différence entre les deux actions relevées.
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Dans une boîte où les travailleurs ont tous les jours affaire à la violence normale et instituée de l’exploitation, leurs propres réactions peuvent très bien être minoritaires et violentes ; la pointeuse peut être sabotée, on peut casser la gueule à un chef, enfermer un directeur dans son bureau, il peut y avoir toutes sortes d’actions ouvertes ou même clandestines : alors dans un tel contexte chacun des travailleurs présents se trouve interpellé par elles là où il se trouve comme exploité, subissant lui aussi la violence contre laquelle d’autres réagissent ; il se trouve ainsi en mesure d’en déchiffrer immédiatement le sens, sans grandes explications, il est directement sollicité, par les actions elles-mêmes, de se prononcer sur elles en donnant ses raisons, de s’y joindre, d’en proposer d’autres ou de s’y opposer. Dans une telle situation, des actions mêmes violentes, minoritaires, même anonymes, ont la possibilité d’être comprises, soutenues, reprises par d’autres ; cela ne se fait pas toujours mais cela peut se faire, car elles comportent la recherche d’une relation immédiate avec la collectivité réelle et concrète de tous ceux qui auraient pu avoir les mêmes réactions parce qu’ils vivent les mêmes choses, le même rapport social.
Il ne s’agit pas ici de faire rituellement référence au « lieu de travail » et à ses vertus — pas plus qu’à la sacro-sainte « place dans la production » ; il se trouve que les lieux de travail sont ceux où un collectif, ayant affaire aux mêmes rapports institués d’exploitation, peut se reconnaître et se constituer dans l’action commune (bien que ce ne soit pas toujours le cas, à cause de la division du travail, en particulier). Cela ne veut pas dire que la situation de travail est la seule qui permette ce rassemblement ; il y en a bien d’autres, et le problème est justement aussi de construire les lieux sociaux de reconnaissance possible, où une situation sociale commune est identifiable et peut être prise en charge par ses acteurs : celle d’habitant d’un quartier (ou d’un espace rural), celle d’usager du métro ou des postes, celle d’individu-objet soumis au service militaire, au recensement « obligatoire », au danger nucléaire, etc.
À défaut d’informations précises sur les conditions dans lesquelles se sont développées les luttes et actions violentes des mouvements régionalistes, autonomistes, anticolonialistes, anticapitalistes, — et sans justifier pour autant toutes les idéologies et tous les objectifs qui sont associés à ces luttes — il semble bien pourtant qu’elles n’ont pu se développer et résister à la répression que dans la mesure où les actions par lesquelles elles se manifestaient n’avaient besoin d’aucun relais pour indiquer ce qu’elles visaient, et à quelle collectivité concrète elles s’adressaient ; clandestines, elles ne le sont finalement que vis-à-vis du pouvoir d’État, et de ses auxiliaires que sont les moyens « d’information » ; de telles actions peuvent bien entendu rester elles aussi isolées, mais cela prend alors un autre sens ; elles peuvent n’être pas reprises, généralisées, reconnues en acte par d’autres, ce qui signifie alors qu’elles sont en décalage par rapport à la situation et à ce que veulent, à un moment donné, ceux qui s’y trouvent ; cela ne signifie pas que leur sens s’est trouvé détourné, retourné et utilisé à d’autres fins par des institutions ou les instances contre lesquelles elles luttaient.
Il ne s’agit pas de donner de telles actions en exemple ; ni de déterminer a priori, en général, à quelles conditions des actions directes ou violentes doivent répondre pour être « correctes », valables, justifiées. Il s’agit seulement de se demander de quelle façon on peut déterminer un terrain et des formes de lutte qui ne soient pas, d’avance, sous le contrôle du pouvoir, quant au sens qui se diffusera à partir d’elles. L’opposition n’est pas ici entre les actions « de masse » et les actions minoritaires ou individuelles ; des initiatives individuelles, y compris violentes, peuvent très bien être immédiatement reconnues et reprises dans le lieu où elles surgissent et dans des situations analogues ; il semble bien que cela n’est possible que dans la mesure où elles font voir la situation et la force sociale qui les font naître, à ceux à qui elles font appel, qu’elles mettent immédiatement en demeure. À ce niveau, elles n’ont pas besoin de grille de lecture, d’explications politiques, de communiqués en revendiquant la responsabilité. Quand les explications et les condamnations apparaissent, tout a déjà été dit d’une certaine façon : par l’acte lui-même, dans son contexte.
Revenons à cette occasion sur la capacité d’un groupe « autonome » à développer non seulement des idées et des points de vue, mais des « actions ». Des individus se rassemblent et choisissent de se définir par leurs idées, leurs « points communs », leur « projet ». On peut déjà penser que ce mode de définition strictement « idéologique » a le grave inconvénient de laisser complètement dans l’ombre les conditions concrètes, sociales, les appartenances « de classe » souvent hétérogènes qui, pour une large part donne leur sens aux idées qu’on défend et au projet qu’on nourrit (cf. L.N. N° 2, « [Des points peu communs »). Mais si un tel groupe (et la plupart des actions dont on a discuté ont été le fait de groupes constitués plus ou moins de cette façon) entreprend de s’exprimer par « l’action » appelée « directe », le même inconvénient prend des dimensions beaucoup plus considérables ; car d’un côté, le sens de ces actions ne se rattache « directement » qu’aux idées du groupe, non aux situations sociales précises de ses membres, aux lieux sociaux où ils évoluent ; et d’un autre côté, ces actions ne visent pas non plus directement les membres d’une collectivité précise, concrète, limitée, mais l’ensemble indéterminé des sympathisants potentiels : un public, par conséquent, avec lequel il n’y a pas de lien « direct », et qui n’est atteint que par toute une série de relais, d’intermédiaires, entièrement sous le contrôle de l’idéologie dominante (les média, le discours). Seuls des groupes rassemblant des individus placés dans des situations sociales (d’exploitation, d’oppression, de lutte) identiques ou analogues peuvent développer des actions dont le sens leur appartient pour l’essentiel et dont les effets restent relativement sous leur contrôle. Et dire cela, ce n’est pas revenir à une prétendue distinction et séparation de la « théorie » et de la « pratique » : à supposer que ces deux termes puissent recevoir un sens pas trop ambigu, il s’agit bien plutôt de deux formes d’activité qui ont toutes deux des aspects « théoriques » et d’autres « pratiques », mais qui ne peuvent pas être assimilées dans leurs conditions et dans leurs moyens. C’est sur cette base, la seule solide me semble-t-il, que reposait la critique que nous faisions des organisations traditionnelles et du parti. [[Cf., par exemple, A. Pannekoek, Parti et classe ouvrière, mars 1936, dans S. Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers. E.D.I.]]
Claude