La Presse Anarchiste

L’inaction violente

Atten­tats, enlève­ments, plas­ticages, actions armées de groupes révo­lu­tion­naires d’ap­par­te­nances divers­es : s’ag­it-il d’une recrude­s­cence, d’un retour de formes d’ac­tions longtemps délais­sées, signe alors d’une « nou­velle phase » de la « péri­ode » ? Mais de telles actions, en fait, il y en a tou­jours eu, elles n’ont jamais cessé : Espagne, Ital­ie, France, Alle­magne, Angleterre, Uruguay, Argen­tine, Québec, U.S.A.… Pales­tiniens, un peu partout ! Actions mon­tées en épin­gle par les médias, et se recou­vrant l’une l’autre dans le sou­venir, un événe­ment chas­sant l’autre. Peut-être, dans tout cela, n’y a‑t-il de nou­veau que l’ex­ploita­tion sys­té­ma­tique, cynique, rationnelle, à laque­lle elles sont soumis­es ― voire, qu’elles appellent ?

Et chaque fois, sur un air con­nu, le choeur des human­istes et des moral­istes, les con­damna­tions hyp­ocrites et doucereuses ― telle­ment écoeu­rantes, qu’elles découra­gent toute dis­cus­sion, toute réflexion.

Des entre­pris­es de ce type ne visent pour­tant pas seule­ment à obtenir tel ou tel recul ponctuel du pou­voir ; elles veu­lent en même temps sig­ni­fi­er quelque chose vis-à-vis d’un pub­lic, de la « masse », des mil­i­tants ; inten­tion qui s’adresse à tous, donc à nous : c’est donc à nous aus­si qu’il revient de dire ce que nous ressen­tons ou pen­sons de ces actions « vio­lentes » — que cela cor­re­sponde ou non à l’in­ten­tion orig­inelle de leurs auteurs
[[En cela, on ne fait que renouer avec le débat engagé depuis longtemps, par exem­ple, dans ICO, numéro 122 (juin 73), 106–107 (juin 71), 94 (juin 70).]].

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L’at­ten­tat con­tre Car­rero Blan­co (ETA) ; l’en­lève­ment du ban­quier espag­nol Suarez, con­sé­cu­tif à l’as­sas­si­nat de Puig Antich ; les atten­tats et sab­o­tages revendiqués par les GARI, GARROT, etc. (cf. La chronolo­gie dans L.N. N° 2) ; l’en­lève­ment du chef CDU Lorentz, en Alle­magne, et même les actions ordi­naire­ment appelées « ter­ror­istes », au sens pro­pre, comme la prise d’o­tages « inno­cents », plus ou moins au hasard, les bombes dans les lieux publics, etc.

Met­tons à part pour le moment les actions ter­ror­istes pales­tini­ennes. Je ne par­lerai ici que d’un type d’ac­tion qui

  • est dirigée plus ou moins directe­ment con­tre des instances éminem­ment répres­sives (le gou­verne­ment, la justice) ;
  • men­ace ou atteint des indi­vidus éminem­ment com­pro­mis avec le sys­tème d’op­pres­sion ou de répres­sion (un directeur de banque espag­nol, un leader de droite, ne peu­vent pas être des per­son­nes inno­centes politiquement !) ;
  • pré­tend s’ef­forcer de ne pas met­tre en dan­ger des indi­vidus inno­cents et étrangers aux appareils de répression ;
  • est le fait de mil­i­tants, groupes ou indi­vidus, qui se présen­tent comme tels, ne se lais­sent iden­ti­fi­er que dans et par leur action, ou bien dans le pro­jet rad­i­cal et sub­ver­sif qu’ils veu­lent y inscrire et qu’ils énon­cent à cette occa­sion. S’il leur arrive bien de se situer comme « tra­vailleurs », « exploités », « pro­lé­taires », c’est tou­jours sec­ondaire par rap­port à ce qui leur paraît plus impor­tant : « révo­lu­tion­naires », c’est-à-dire leur pro­jet — et cela ne désigne presque jamais un lieu social tant soit peu pré­cis, per­me­t­tant à d’autres de se situer par rap­port à eux.

Le sens d’un acte est autant dans les réac­tions qu’il sus­cite que dans le pro­jet qui le sup­porte explicite­ment. Et quand il s’ag­it d’actes « poli­tiques », comme ceux exam­inés ici, qui visent à créer un effet-choc, il est d’au­tant plus indiqué de se situer au niveau de réac­tions et impres­sions surtout immédiates.

Car, quant aux effets à plus long terme, surtout les effets de rad­i­cal­i­sa­tion, il paraît bien dif­fi­cile d’en dire quoi que ce soit de sûr, ou même de probable.

Une per­son­nal­ité qui demeure introu­vable mal­gré toutes les recherch­es, la mise à mort du chef des bour­reaux espag­nols, un gou­verne­ment con­traint de céder au « chan­tage des ter­ror­istes » — sur le moment, cela fait naître chez nous l’in­térêt, voire même la sat­is­fac­tion : la réus­site au moins momen­tanée d’une entre­prise apparem­ment impos­si­ble, le coup spec­tac­u­laire porté à une fig­ure émi­nente de l’op­pres­sion ou du fas­cisme, jusqu’au ton de cir­con­stance que pren­nent les jour­nal­istes — tout cela est assez réjouis­sant, au moins quelque temps. Et cette réac­tion, la nôtre, indique en tout cas un cer­tain niveau de connivence !

De même pour les actions de type GARI : atten­tats con­tre les voies fer­rées, con­tre cette merde com­mer­ciale et sportive qu’est le Tour de France, décap­i­ta­tion de la stat­ue de St-Louis ; ou pour celles (par ailleurs dif­férentes) des mou­ve­ments auton­o­mistes ou région­al­istes, con­tre les mairies, per­cep­tions ou com­mis­sari­ats ; actions moins « pal­pi­tantes » puisque sans enjeu immé­di­at, on y lit pour­tant tout de suite leur pro­pos le plus immé­di­at : l’or­dre rég­nant, l’É­tat. ses forces armées et ses moyens de répres­sion, mais aus­si d’in­tim­i­da­tion, de dis­sua­sion, d’in­té­gra­tion, n’ont pas une emprise absolue, tous les indi­vidus ne leur sont pas entière­ment soumis ; il est d’une cer­taine façon pos­si­ble de le refuser, de se regrouper, ne serait-ce qu’à quelques-uns, prêts à dépensez leur énergie et à pren­dre des risques pour témoign­er, capa­bles par­fois de réus­sir, d’ar­rêter un moment la machine à broy­er les esprits et les per­son­nes, capa­bles d’être sol­idaires autrement qu’en paroles. Et c’est encore mieux, dans le cas (rare) où ils ne se pren­nent pas pour autant au sérieux, résis­tent aus­si à la ten­ta­tion de s’i­den­ti­fi­er à la classe ouvrière, à son avant-garde éclairée, ou à la révolution… !

Mais ceux qui ont pris ces risques ne tar­dent pas à en affron­ter le revers ; entre les inci­ta­tions à la chas­se à l’homme et les con­damna­tions pate­lines de la-vio­lence-d’où-qu’elle-vienne, on ne pour­ra évidem­ment que les « soutenir » selon ses moyens : sou­tien matériel, aide con­tre la répres­sion, moyens de se défendre et de s’expliquer.

C’é­tait le sens des deux textes de rec­ti­fi­ca­tion et de chronolo­gie con­sacrés aux GARI dans L.N. 1 et 2. Des lecteurs ont cri­tiqué le fait d’en rester là, sans aucune mise en ques­tion du sens même de leurs actions.

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Mais ces expli­ca­tions devan­cent ou ren­con­trent les réflex­ions des témoins et sym­pa­thisants ; on passe alors sur un autre ter­rain, et de cet autre point de vue les pre­mières impres­sions comme les jus­ti­fi­ca­tions avancées vont mon­tr­er leur ambiguïté. Car dans la mul­ti­plic­ité des déc­la­ra­tions (celles qui, par exem­ple, ont fait suite aux actions des GARI) on voit déjà que les actes en eux-mêmes ne par­lent pas clair, ni sans équiv­o­ques, que leurs auteurs se voient sans cesse con­traints d’en rec­ti­fi­er le sens, de cor­riger les inter­pré­ta­tions qui, elles aus­si, se suc­cè­dent, et ceci indéfiniment.

Quant au plaisir qu’on peut éprou­ver à voir une cra­pule dérouiller à son tour, une fig­ure du pou­voir nar­guée, frap­pée, ou une insti­tu­tion con­trainte à céder, ce plaisir ne peut être que de courte durée : on ne peut pas ignor­er ce que telle entre­prise sig­ni­fie, pour ses auteurs, d’an­goisse, de con­traintes, de dépen­dance à l’é­gard de ceux qui les sou­ti­en­nent — ni ce qui attend ceux qui se font pren­dre. Ce qu’elle sig­ni­fie aus­si pour ceux sur qui, par ric­o­chet, la répres­sion se fait d’au­tant plus féroce, plus tor­tion­naire, que les recherch­es poli­cières restent vaines. Tout cela on le sait, même si on préfère le taire, car là, les médias se font plus dis­crets, et les infor­ma­tions plus rares ; on l’a vu cent fois, et si on con­sid­ère non seule­ment l’ac­tion en elle-même ou ses pré­parat­ifs, mais tout ce qu’elle com­porte par la suite pour ses auteurs et pour les autres, cela rend très méfi­ant à l’é­gard des déc­la­ra­tions du genre : on a pris son pied, on ne regrette rien…

En out­re, dans les sen­ti­ments de sat­is­fac­tion éprou­vés sur le moment par les témoins, il faut bien recon­naître ce qu’il y entre de com­pen­sa­tion imag­i­naire à notre pro­pre inac­tion, même for­cée, à notre dif­fi­culté de déter­min­er un lieu d’in­ter­ven­tion immé­di­ate, et de con­tr­er la mécanique de la répres­sion. Face à l’as­sas­si­nat de Puig Antich, les démon­stra­tions dérisoires des cortèges organ­isés, et les procla­ma­tions vibrantes des spé­cial­istes, ne pou­vaient que ren­forcer les sen­ti­ments de rage impuis­sante. Et pour les témoins, l’en­lève­ment du ban­quier Suarez en était l’an­nu­la­tion, mais imag­i­naire (même si, pour ses auteurs, il s’agis­sait de pou­voir exiger et obtenir, et de sauver une autre vie). Imag­i­naire, parce que ce qui était ressen­ti illu­soire­ment, c’é­tait que la force du fas­cisme espag­nol était pour un temps sus­pendue, vidée, que l’hor­reur du gar­rot­tage était quelque peu com­pen­sée, pour nous, grâce à d’autres. Rien de très reluisant dans tout cela !

On com­prend dès lors que ceux qui ont pris des risques puis­sent s’im­pa­tien­ter quand ils se ren­dent compte que les sou­tiens qu’ils reçoivent vont rarement jusqu’à suiv­re leur pro­pre exem­ple (il y a en même temps d’autres raisons pour cela, ou le ver­ra), et que l’ex­ten­sion, la général­i­sa­tion qu’ils appel­lent ne se pro­duisent jamais ; peut-être soupçon­nent-ils le rôle qu’ils jouent, par leurs actions, en per­me­t­tant aux autres de s’at­tribuer, par iden­ti­fi­ca­tion et procu­ra­tion, une rad­i­cal­ité tout imag­i­naire ? Mais s’il est bien légitime de se pos­er la ques­tion à pro­pos des témoins et des défenseurs [[Comme le fait Lutte de classe, mai 1975, p. 6.]], pourquoi ne le serait-ce plus, s’agis­sant des auteurs de ces actes qui ne par­lent pas d’eux-mêmes, et qui sont par bien des côtés, « mis en scène », mis en valeur ?

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Per­son­ne, sinon dans un moment d’é­gare­ment, ne peut s’imag­in­er que de telles actions vio­lentes, même l’en­lève­ment ou la prise d’o­tages, peut met­tre glob­ale­ment l’É­tat en échec, le faire reculer plus d’un court instant, intimider la machine répres­sive ; cela n’est pas pos­si­ble parce que le pou­voir d’É­tat par déf­i­ni­tion ne peut pas se le per­me­t­tre, parce que la seule façon pour lui d’en­reg­istr­er les coups qui lui sont portés c’est de frap­per plus fort et davan­tage. On com­mence seule­ment à enten­dre par­ler du dur­cisse­ment de la répres­sion con­sé­cu­tif à l’en­lève­ment de Lorenz ; on ne peut pas ne pas faire le rap­port entre l’as­sas­si­nat de Puig Antich par le pou­voir et l’at­ten­tat con­tre C. Blan­co qui l’a précédé, ne serait-ce qu’à titre d’hy­pothèse ; d’autres sont plus caté­goriques : « Il fal­lait au pou­voir une vengeance : ce fut l’exé­cu­tion de Sal­vador Puig » (Rap­to en Paris, p. 10). Il peut être ten­tant de faire sen­tir directe­ment à tel juge d’in­struc­tion, pro­cureur ou com­mis­saire les revers de la posi­tion qu’il a choisie, pour que cela serve en même temps de leçon aux autres ; mais on a suff­isam­ment de recul pour savoir que cela n’a jamais atteint son but, que le pou­voir ne peut pas reculer, que même quand il « cède » (aux exi­gences ou à cer­taines exi­gences de ceux qui font pres­sion sur lui), ce n’est que pour un instant, se recon­sti­tu­ant l’in­stant d’après, et pesant alors d’un poids redou­blé, sur les mêmes qui le défi­aient, ou bien sur d’autres. Le pou­voir (d’É­tat) peut certes être affaib­li ou détru­it, et même il ne peut l’être que par un affron­te­ment vio­lent, comme le mon­trent toutes les révo­lu­tions ; mais il s’ag­it alors d’af­fron­te­ments qui met­tent en jeu des forces sociales : pas for­cé­ment toutes les class­es opprimées, ni même une classe dans son entier ou dans sa majorité, mais des groupes pos­sé­dant une exis­tence sociale que leur action com­mune fait voir et recon­naître, en même temps qu’elle les réu­nit dans la lutte : ouvri­ers, employés, sol­dats, habi­tants d’un quarti­er, chômeurs, locataires, immi­grés, pris­on­niers, lycéens, élèves des C.E.T.

C’est pré­cisé­ment quand ces forces sociales sem­blent absentes ou inac­tives, quand les mem­bres des class­es exploitées ou opprimées ne parais­sent pas prêts à se rassem­bler dans le com­bat, ou quand leurs ten­ta­tives dans ce sens sont restées isolées et n’ont con­nu que l’échec, c’est alors qu’on peut penser favoris­er leur mou­ve­ment par des actions résolues, man­i­fes­tant qu’il y a encore quelque part de la résis­tance, de la volon­té, de l’ir­ré­ductibil­ité ; en « mon­trant » ain­si au pub­lic, à la « masse », ou bien seule­ment aux autres mil­i­tants, activistes en puis­sance qu’il s’a­gi­rait de gag­n­er à d’autres entre­pris­es, qu’il est pos­si­ble de se « mobilis­er », d’in­ter­venir et de vain­cre en cer­tains cas. Une explo­sion, petite ou grande, ne peut-elle pas faire bouger beau­coup d’idées, et de préjugés démobilisateurs ?

« Mobil­i­sa­tion » ! Ce n’est pas sans rai­son que les par­tis et grou­pus­cules lénin­istes ou avant-gardistes affec­tion­nent cette idée, quitte à se dépêtr­er ensuite avec les dif­fi­cultés qu’elle entraîne : la con­cep­tion des class­es comme masse atom­isée, inté­grée, immo­bil­isée, refroi­die… À nos yeux, le terme de mobil­i­sa­tion désigne dans la réal­ité, soit les manip­u­la­tions grâce aux­quelles des groupes dirigistes entraî­nent les dom­inés dans des entre­pris­es étrangères à leurs intérêts (comme dans la « mobil­i­sa­tion générale » des temps de guerre), soit les ges­tic­u­la­tions divers­es visant à annuler, de façon incan­ta­toire, le fait dés­espérant et têtu que pen­dant de longues péri­odes il n’y a pas d’ac­tiv­ités révo­lu­tion­naires col­lec­tives menaçant l’or­dre établi (pour toute une série de raisons qui nous restent obscures pour une part…)

Quoi qu’il en soit, des indi­vidus se con­stituent en groupes plus ou moins « autonomes », indépen­dants des par­tis tra­di­tion­nels, et dévelop­pant des actions du type que nous avons décrits, à la fois au titre de leurs pro­pres réac­tions aux saloperies du sys­tème, et pour entraîn­er celles des sym­pa­thisants trop inertes. Que devi­en­nent de telles actions, par rap­port à leurs inten­tions ? Elles leur échap­pent aus­sitôt. « L’ac­tu­al­ité » s’en empare, et c’est bien ce qu’on voulait : il s’agis­sait que ces actions ne restent pas ignorées, que les com­mu­niqués et pris­es de posi­tions explica­tives soient dif­fusées le plus large­ment pos­si­ble. jour­naux, radio, télé ; les ravis­seurs de Lorenz imposant même que les négo­ci­a­tions se déroulent par l’in­ter­mé­di­aire de la télévi­sion, sous les yeux mêmes du « pub­lic ». Et non sans rai­son ! Car tous les cas précé­dents l’ont bien mon­tré : l’im­age que les médias présen­tent de telles actions, et par con­séquent les effets, les impres­sions, les réac­tions qu’elles entraî­nent, sont loin de coïn­cider avec ce que souhaitaient les auteurs ; eux-mêmes ou leurs sym­pa­thisants n’en finis­sent pas de relever les présen­ta­tions fauss­es ou ten­dan­cieuses, les asso­ci­a­tions ou amal­games, les déc­la­ra­tions défor­mées ou tron­quées, et ten­tent pour­tant sans relâche d’obtenir que soient dif­fusées leurs « véri­ta­bles » posi­tions… mais au moins, ceux qui ont imposé de négoci­er directe­ment à la télévi­sion, sont-ils maîtres de leur pro­pre mes­sage, con­trô­lent-ils le sens perçu dans leurs actions ?

Le croire serait s’il­lu­sion­ner. Même l’élim­i­na­tion d’un chef de gou­verne­ment fas­ciste, ou d’un chef d’É­tat — ou tout autant les actions ponctuelles con­tre tel ou tel lieu social « sig­ni­fi­catif », tout cela n’est et ne peut être en soi autre chose qu’un « événe­ment ». C’est là son sens prin­ci­pal, qui lui vient de tout son con­texte (d’autres événe­ments, dont la série indéfinie forme « l’ac­tu­al­ité », forme vide de la suc­ces­sion) et de la posi­tion où se trou­vent néces­saire­ment placés ceux qui en reçoivent l’in­for­ma­tion : posi­tion de récep­teurs pas­sifs, de con­som­ma­teurs de mes­sages, dont aucun n’a de sens par lui-même mais au tra­vers de leur ensem­ble (« l’ac­tu­al­ité ») recon­sti­tué par les médias. — Et dans ce sens glob­al, cela crève les yeux, il n’y a place pour aucune inten­tion rad­i­cale, aucune sig­ni­fi­ca­tion sub­ver­sive, « mobil­isatrice » ; seuls peu­vent encore fein­dre d’y croire ceux qui visent en dernier ressort à l’u­tilis­er pour leur pro­pre compte : les Kriv­ine, qui, à l’in­star de Mit­terand et Mar­chais, ne sont plus à leur tour que les pan­tins vedet­tisés ali­men­tant eux-mêmes, de leurs faits et gestes, l’ac­tu­al­ité sans laque­lle ils ne seraient rien. Rien à faire : sur un écran, en deux dimen­sions, sous l’oeil du téléspec­ta­teur, rien de réel ne peut pass­er, rien ne peut se pass­er. Ou alors, il faut que par ailleurs, beau­coup de choses aient déjà changé, ou soient en train de chang­er, que le règne des médias soit men­acé ! Et pour cela. il faut autre chose qu’une opéra­tion astu­cieuse piégeant pour quelques heures un gou­verne­ment dans sa pro­pre télévi­sion ! Il faudrait, encore, qu’une force sociale s’empare des médias, et, pour y inscrire un autre sens, détru­ise néces­saire­ment, pour com­mencer, tout le rap­port (spec­ta­cle-événe­ment-actu­al­ité) sur lequel ils reposent et s’im­posent en en con­stru­isant un autre, col­lec­tif et autonome.

En ce sens les actions spec­tac­u­laires, mobil­isatri­ces, démys­ti­fi­antes, « dénon­ci­atri­ces », se trou­vent placées au départ sur le même ter­rain que les fig­ures qu’elles com­bat­tent : celui de la représen­ta­tion ; cela est inscrit dans leur nature même, et se retrou­ve à chaque étape de leur déroule­ment ; et c’est incom­pat­i­ble aus­si avec l’idée d’ac­tions « autonomes », ou de groupes « autonomes ».

Une action autonome ne peut pas être seule­ment celle qui se déroule en dehors des straté­gies élaborées dans une per­spec­tive inté­gra­trice ou con­tre-révo­lu­tion­naire par les direc­tions bureau­cra­tiques des organ­i­sa­tions tra­di­tion­nelles ; ce n’est pas non plus seule­ment l’ac­tion qui est la réponse immé­di­ate à une sit­u­a­tion con­crète de la part de ceux qui la subis­sent ; pour être autonome, il faut égale­ment qu’elle se développe de façon à con­serv­er le con­trôle du sens qu’elle va pren­dre, pour ceux à qui elle s’adresse au pre­mier chef : ceux qui se trou­vent dans la sit­u­a­tion même qui la fait naître, ou bien dans une sit­u­a­tion sem­blable, et qui se trou­vent ain­si invités, incités à dévelop­per des actions ana­logues ou qui la pro­lon­gent, parce qu’ils peu­vent y voir sans équiv­oque qui lutte con­tre quoi et con­tre qui. De la même façon, un groupe autonome est celui qui s’af­fran­chit non seule­ment de la tutelle idéologique et organ­i­sa­tion­nelle des par­tis et des syn­di­cats (a for­tiori des idéolo­gies réac­tion­naires), mais aus­si des formes de dépen­dance aux­quelles ceux-ci sont liés : un groupe qui n’a pas besoin du con­cours des forces d’al­ié­na­tion con­tre lesquelles il lutte (en par­ti­c­uli­er des médias), pour faire pass­er le sens de son action. Un des aspects de la lutte est la con­quête même par­tielle de l’au­tonomie à ce niveau-là égale­ment, et c’est pourquoi on se félic­i­tait après 68 de voir une quan­tité de groupes se con­stituer et se don­ner des moyens d’ex­pres­sion en dehors des cir­cuits et des formes con­ven­tion­nelles, ou du moins ten­ter de le faire. Mais ceux d’en­tre eux qui choisirent d’avoir, en out­re, recours à des moyens d’ac­tion vio­lente, clan­des­tine (qu’on se rap­pelle la nou­velle Résis­tance Pop­u­laire, l’en­lève­ment de Nogrette) se trou­vèrent alors de nou­veau sous la dépen­dance de forces idéologiques en mesure de détourn­er et de s’ap­pro­prier ces actions pour leur faire sig­ni­fi­er toute autre chose. À y bien regarder, si la thèse de la provo­ca­tion poli­cière peut-être si sou­vent mise en avant, ce n’est pas seule­ment parce que les mil­i­tants aux­quels nous sommes habitués sont tou­jours dis­posés à se traiter récipro­que­ment de flics, ou de provo­ca­teurs (quand ce n’est pas de con­tre-révo­lu­tion­naire) ; c’est aus­si parce que cer­taines actions, du type que nous dis­cu­tons ici, sont de telle nature qu’elles n’é­car­tent pas d’emblée ce genre d’in­ter­pré­ta­tion, autrement dit que leur sig­ni­fi­ca­tion est incer­taine, équiv­oque, n’est pas con­tenue tout entière dans l’ac­tion elle-même, réclame l’in­ter­pré­ta­tion et se prête par con­séquent davan­tage aux inter­pré­ta­tions malveil­lantes et dénon­ci­atri­ces [[Celles-ci restent évidem­ment tou­jours pos­si­bles, il peut tou­jours y avoir, dans les par­ages, un quel­conque cégétiste prêt à dénon­cer les « provo­ca­teurs » s’il n’a pas trop peur de se faire cass­er la figure.]].

Ain­si, à pro­pos de cer­taines actions qui mar­quèrent la récente grève des postiers, on peut relever les déc­la­ra­tions et analy­ses de cer­tains d’en­tre eux : « Quelques ten­ta­tives furent faites sur les cen­tres de tri par­al­lèles. À Nan­cy, 300 postiers occu­pent la cham­bre patronale où un cen­tre de tri est instal­lé, virent les jaunes et les casiers, mais se retirent à la demande des syn­di­cats parce que les flics men­a­cent d’in­ter­venir ». À Paris, des « incon­nus » met­tent le feu le 14 novem­bre 1974 au cen­tre de tri pro­vi­soire instal­lé dans un gym­nase appar­tenant à la Cham­bre de Com­merce de Paris. Des cen­taines de let­tres cra­ment. Expédi­tion de postiers ou ini­tia­tive d’un groupe poli­tique ? On ne sait, mais cette forme d’ac­tion isolée clan­des­tine, si elle paraît aller dans le même sens que celle de Nan­cy, en est dif­férente. À Nan­cy, c’est un timide essai d’a­gir par soi-même dans son intérêt col­lec­tive­ment. C’est sans ambiguïté et per­son­ne ne pense à autre chose qu’aux postiers eux-mêmes en lutte. Dans l’in­cendie de Paris, au con­traire, cela pour­rait tout autant pass­er pour une provo­ca­tion : l’am­biguïté vient pré­cisé­ment du fait qu’il s’ag­it d’une ini­tia­tive indi­vidu­elle et lim­itée qui ne peut en aucun cas rem­plac­er l’ac­tion de tous. [Cf. Faire le tri dans la grève des postes — S’adress­er à H. Simon, 34 rue Saint-Sébastien, 75011.]]

Ce dernier point est bien enten­du dis­cutable. L’am­biguïté d’une action ne vient pas du fait qu’elle est indi­vidu­elle : le rap­port d’un seul indi­vidu à une sit­u­a­tion d’op­pres­sion peut être tout à fait clair, ain­si que les actes dans lesquels il l’ex­prime ; ni du fait qu’elle est lim­itée : c’est au con­traire l’am­biguïté qui con­tribue à lim­iter la portée des actions, c’est-à-dire leur reprise, leur prise en charge par d’autres. L’am­biguïté vient de ce que le rap­port entre l’ac­tion et la sit­u­a­tion qui l’a fait naître reste caché, abstrait, inutil­is­able sociale­ment. idéologique (action revendiquée par des « révo­lu­tion­naires » de telle ou telle appar­te­nance) et ne ren­voie pas aux témoins, claire­ment, l’im­age de leur pro­pre oppres­sion et de leurs pro­pres pos­si­bil­ités de réponse. C’est là la dif­férence entre les deux actions relevées.

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Dans une boîte où les tra­vailleurs ont tous les jours affaire à la vio­lence nor­male et insti­tuée de l’ex­ploita­tion, leurs pro­pres réac­tions peu­vent très bien être minori­taires et vio­lentes ; la poin­teuse peut être sabotée, on peut cass­er la gueule à un chef, enfer­mer un directeur dans son bureau, il peut y avoir toutes sortes d’ac­tions ouvertes ou même clan­des­tines : alors dans un tel con­texte cha­cun des tra­vailleurs présents se trou­ve inter­pel­lé par elles là où il se trou­ve comme exploité, subis­sant lui aus­si la vio­lence con­tre laque­lle d’autres réagis­sent ; il se trou­ve ain­si en mesure d’en déchiffr­er immé­di­ate­ment le sens, sans grandes expli­ca­tions, il est directe­ment sol­lic­ité, par les actions elles-mêmes, de se pronon­cer sur elles en don­nant ses raisons, de s’y join­dre, d’en pro­pos­er d’autres ou de s’y oppos­er. Dans une telle sit­u­a­tion, des actions mêmes vio­lentes, minori­taires, même anonymes, ont la pos­si­bil­ité d’être com­pris­es, soutenues, repris­es par d’autres ; cela ne se fait pas tou­jours mais cela peut se faire, car elles com­por­tent la recherche d’une rela­tion immé­di­ate avec la col­lec­tiv­ité réelle et con­crète de tous ceux qui auraient pu avoir les mêmes réac­tions parce qu’ils vivent les mêmes choses, le même rap­port social.

Il ne s’ag­it pas ici de faire rit­uelle­ment référence au « lieu de tra­vail » et à ses ver­tus — pas plus qu’à la sacro-sainte « place dans la pro­duc­tion » ; il se trou­ve que les lieux de tra­vail sont ceux où un col­lec­tif, ayant affaire aux mêmes rap­ports insti­tués d’ex­ploita­tion, peut se recon­naître et se con­stituer dans l’ac­tion com­mune (bien que ce ne soit pas tou­jours le cas, à cause de la divi­sion du tra­vail, en par­ti­c­uli­er). Cela ne veut pas dire que la sit­u­a­tion de tra­vail est la seule qui per­me­tte ce rassem­ble­ment ; il y en a bien d’autres, et le prob­lème est juste­ment aus­si de con­stru­ire les lieux soci­aux de recon­nais­sance pos­si­ble, où une sit­u­a­tion sociale com­mune est iden­ti­fi­able et peut être prise en charge par ses acteurs : celle d’habi­tant d’un quarti­er (ou d’un espace rur­al), celle d’usager du métro ou des postes, celle d’in­di­vidu-objet soumis au ser­vice mil­i­taire, au recense­ment « oblig­a­toire », au dan­ger nucléaire, etc.

À défaut d’in­for­ma­tions pré­cis­es sur les con­di­tions dans lesquelles se sont dévelop­pées les luttes et actions vio­lentes des mou­ve­ments région­al­istes, auton­o­mistes, anti­colo­nial­istes, ant­i­cap­i­tal­istes, — et sans jus­ti­fi­er pour autant toutes les idéolo­gies et tous les objec­tifs qui sont asso­ciés à ces luttes — il sem­ble bien pour­tant qu’elles n’ont pu se dévelop­per et résis­ter à la répres­sion que dans la mesure où les actions par lesquelles elles se man­i­fes­taient n’avaient besoin d’au­cun relais pour indi­quer ce qu’elles visaient, et à quelle col­lec­tiv­ité con­crète elles s’adres­saient ; clan­des­tines, elles ne le sont finale­ment que vis-à-vis du pou­voir d’É­tat, et de ses aux­il­i­aires que sont les moyens « d’in­for­ma­tion » ; de telles actions peu­vent bien enten­du rester elles aus­si isolées, mais cela prend alors un autre sens ; elles peu­vent n’être pas repris­es, général­isées, recon­nues en acte par d’autres, ce qui sig­ni­fie alors qu’elles sont en décalage par rap­port à la sit­u­a­tion et à ce que veu­lent, à un moment don­né, ceux qui s’y trou­vent ; cela ne sig­ni­fie pas que leur sens s’est trou­vé détourné, retourné et util­isé à d’autres fins par des insti­tu­tions ou les instances con­tre lesquelles elles luttaient.

Il ne s’ag­it pas de don­ner de telles actions en exem­ple ; ni de déter­min­er a pri­ori, en général, à quelles con­di­tions des actions directes ou vio­lentes doivent répon­dre pour être « cor­rectes », val­ables, jus­ti­fiées. Il s’ag­it seule­ment de se deman­der de quelle façon on peut déter­min­er un ter­rain et des formes de lutte qui ne soient pas, d’a­vance, sous le con­trôle du pou­voir, quant au sens qui se dif­fusera à par­tir d’elles. L’op­po­si­tion n’est pas ici entre les actions « de masse » et les actions minori­taires ou indi­vidu­elles ; des ini­tia­tives indi­vidu­elles, y com­pris vio­lentes, peu­vent très bien être immé­di­ate­ment recon­nues et repris­es dans le lieu où elles sur­gis­sent et dans des sit­u­a­tions ana­logues ; il sem­ble bien que cela n’est pos­si­ble que dans la mesure où elles font voir la sit­u­a­tion et la force sociale qui les font naître, à ceux à qui elles font appel, qu’elles met­tent immé­di­ate­ment en demeure. À ce niveau, elles n’ont pas besoin de grille de lec­ture, d’ex­pli­ca­tions poli­tiques, de com­mu­niqués en revendi­quant la respon­s­abil­ité. Quand les expli­ca­tions et les con­damna­tions appa­rais­sent, tout a déjà été dit d’une cer­taine façon : par l’acte lui-même, dans son contexte.

Revenons à cette occa­sion sur la capac­ité d’un groupe « autonome » à dévelop­per non seule­ment des idées et des points de vue, mais des « actions ». Des indi­vidus se rassem­blent et choi­sis­sent de se définir par leurs idées, leurs « points com­muns », leur « pro­jet ». On peut déjà penser que ce mode de déf­i­ni­tion stricte­ment « idéologique » a le grave incon­vénient de laiss­er com­plète­ment dans l’om­bre les con­di­tions con­crètes, sociales, les appar­te­nances « de classe » sou­vent hétérogènes qui, pour une large part donne leur sens aux idées qu’on défend et au pro­jet qu’on nour­rit (cf. L.N. N° 2, « [Des points peu com­muns »). Mais si un tel groupe (et la plu­part des actions dont on a dis­cuté ont été le fait de groupes con­sti­tués plus ou moins de cette façon) entre­prend de s’ex­primer par « l’ac­tion » appelée « directe », le même incon­vénient prend des dimen­sions beau­coup plus con­sid­érables ; car d’un côté, le sens de ces actions ne se rat­tache « directe­ment » qu’aux idées du groupe, non aux sit­u­a­tions sociales pré­cis­es de ses mem­bres, aux lieux soci­aux où ils évolu­ent ; et d’un autre côté, ces actions ne visent pas non plus directe­ment les mem­bres d’une col­lec­tiv­ité pré­cise, con­crète, lim­itée, mais l’ensem­ble indéter­miné des sym­pa­thisants poten­tiels : un pub­lic, par con­séquent, avec lequel il n’y a pas de lien « direct », et qui n’est atteint que par toute une série de relais, d’in­ter­mé­di­aires, entière­ment sous le con­trôle de l’idéolo­gie dom­i­nante (les média, le dis­cours). Seuls des groupes rassem­blant des indi­vidus placés dans des sit­u­a­tions sociales (d’ex­ploita­tion, d’op­pres­sion, de lutte) iden­tiques ou ana­logues peu­vent dévelop­per des actions dont le sens leur appar­tient pour l’essen­tiel et dont les effets restent rel­a­tive­ment sous leur con­trôle. Et dire cela, ce n’est pas revenir à une pré­ten­due dis­tinc­tion et sépa­ra­tion de la « théorie » et de la « pra­tique » : à sup­pos­er que ces deux ter­mes puis­sent recevoir un sens pas trop ambigu, il s’ag­it bien plutôt de deux formes d’ac­tiv­ité qui ont toutes deux des aspects « théoriques » et d’autres « pra­tiques », mais qui ne peu­vent pas être assim­ilées dans leurs con­di­tions et dans leurs moyens. C’est sur cette base, la seule solide me sem­ble-t-il, que repo­sait la cri­tique que nous fai­sions des organ­i­sa­tions tra­di­tion­nelles et du par­ti. [[Cf., par exem­ple, A. Pan­nekoek, Par­ti et classe ouvrière, mars 1936, dans S. Bri­cian­er, Pan­nekoek et les con­seils ouvri­ers. E.D.I.]]

Claude


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