La Presse Anarchiste

Violence et révolution

« Aux yeux de la bour­geoi­sie contem­po­raine tout est admi­rable qui écarte l’i­dée de vio­lence. Nos bour­geois dési­rent mou­rir en paix ; après eux le déluge. »

/​Sorel. Réflexions sur la vio­lence./​]

Dans la jungle des villes les médias sur­en­ché­rissent sur la vio­lence. C’est « l’é­vé­ne­ment », le pain quo­ti­dien qui nour­rit l’o­pi­nion publique des démo­cra­ties bour­geoises. Vieux concept répu­bli­cain celui d’o­pi­nion publique qui tend à être assi­mi­lé peu à peu à une expres­sion plus réus­sie pour notre époque : la « majo­ri­té silen­cieuse » (com­ment ne pas être silen­cieuse si d’autres écoutent, voient et parlent à sa place).

La lan­terne noire — qui ne repré­sente ni ne parle au nom de per­sonne d’autre que du groupe qui la fait — a don­né dans son deuxième numé­ro [une chro­nique des actions du GARI. La vio­lence nous touche de plu­sieurs côtés.

Réflé­chir sur la vio­lence a été et conti­nue d’être, pour les anar­chistes, un besoin constant. Parce que l’a­nar­chie est la néga­tion de la vio­lence ; parce que nous autres, anar­chistes, sommes trem­pés jus­qu’aux oreilles dans la violence.

« La vio­lence, sou­ci crois­sant des Fran­çais » titre à la une sur six colonnes Le Figa­ro le 20 mars 1975. « Le règne de la vio­lence » (titre) : Ponia­tows­ki dénonce « le mépris crois­sant de la loi, germe du désordre, du crime et de l’a­nar­chie » (sous-titre), pre­mière page, L’Au­rore, le 21 mars 1975. « Échec aux ter­ro­ristes » (titre, pre­mière page), « Le gou­ver­ne­ment de l’Al­le­magne de l’Ouest avait refu­sé de négo­cier avec les anar­chistes » (sous-titre) ; « Chaque acte, ter­ro­riste des anar­chistes (…) réveille fré­quem­ment au sein de la majo­ri­té silen­cieuse (…) la ten­ta­tion de l’ordre et de la répres­sion » (édi­to­rial), France-Soir, 26 avril 1975.

Tous ces énon­cés recouvrent des faits — des actions — dif­fé­rentes, mais la vio­lence est dénon­cé par le pou­voir éta­bli le gou­ver­ne­ment et ses lar­bins : for­ma­li­sa­tion éta­tique de la classe domi­nante — sur tous les tons et, si pos­sible, en fai­sant l’a­mal­game entre toutes les formes de vio­lence « cri­mi­nelle » : gang­sté­risme, délin­quance juvé­nile, hold-up, bombes, occu­pa­tion d’u­sines, séques­tra­tions de patron, vitrines bri­sées, émeutes, atten­tats à la pro­prié­té ou aux ambas­sades… La vio­lence c’est tout ce qui fait inter­ve­nir les forces répres­sives de l’ordre bour­geois. C’est la vio­lence contre l’ordre éta­bli, contre l’É­tat. L’au­to­ri­té, le prin­cipe d’au­to­ri­té incar­né dans l’É­tat, est contes­té, atta­qué. Intolérable !

Par­fois appa­raissent de sub­tiles dif­fé­rences, des nuances qui ne font que ren­for­cer le prin­cipe même de l’É­tat. Par exemple Schmidt (Le Monde, 27 – 28 avril) : « Le chef de l’É­tat a mis en balance la vie des dix otages, non avec « l’au­to­ri­té abs­traite de l’É­tat », a‑t-il dit, mais avec la vie et la sécu­ri­té de tous les citoyens alle­mands qui auraient été « mena­cés par la libé­ra­tion de vingt-six ban­dits anarchistes ».

Texte typique du libé­ra­lisme bour­geois. Pre­miè­re­ment, ce n’est pas « l’au­to­ri­té abs­traite de l’É­tat » qui est défen­due mais la jus­ti­fi­ca­tion de son exis­tence, lui attri­buant la fonc­tion de défendre la vie et la sécu­ri­té de tous les citoyens comme si c’é­tait contre elles qu’é­tait diri­gée la vio­lence révo­lu­tion­naire (bonne ou mau­vaise, ce n’est pas la stra­té­gie de l’ac­tion que nous dis­cu­tons) et non pas contre l’ex­ploi­ta­tion et la domi­na­tion d’une classe sur les autres et contre la bureau­cra­tie qui contrôle le sys­tème institutionnel.

Deuxiè­me­ment, « vingt-six ban­dits anar­chistes contre soixante mil­lions d’Al­le­mands » (sic) : encore une fois l’a­mal­game entre anar­chie et ban­di­tisme, en fonc­tion de la légi­ti­ma­tion de l’ordre éta­bli ; tout ce qui n’est pas accep­ta­tion des règles du jeu démo­cra­tique libé­ral est criminel.

En Ita­lie on annonce des mesures déci­sives pour lut­ter à la fois contre la vio­lence poli­tique et la criminalité.

La violence d’État

Ce vacarme simiesque à pro­pos de la vio­lence met en évi­dence un seul aspect du pro­blème, signale un type par­ti­cu­lier d’ac­tion vio­lente : la vio­lence des oppri­més, la seule « illégitime ».

Face à elle, la vio­lence « légi­time » de l’É­tat. N’ou­blions pas que l’É­tat légi­time sa propre vio­lence même quand elle détruit la vie et la sécu­ri­té de mil­lions d’êtres, les guerres et les mas­sacres. Noam Chom­sky écrit : « le sou­ci qu’on peut avoir de la vio­lence à Washing­ton (comme à Mos­cou et à Pékin) est émi­nem­ment sélec­tif ». Le terme blood­bath — bain de sang — « est com­mu­né­ment employé pour décrire les actes de vio­lence et de ter­reur — pas­sés, pré­sents et futurs — contre les popu­la­tions civiles lors­qu’ils sont attri­bués à l’en­ne­mi, et dans le cas où la vic­toire n’est pas de notre côté ». Par contre « cer­tains bains de sang semblent être consi­dé­rés comme « bénins », ou même posi­tif et construc­tifs ». [[Noam Chom­sky et E. S. Her­man. Bain de sang. CHANGE. Ed. Seghers/​Laffont. 1975, p. 20.]]

Mais sans aller jusque-là, la pra­tique de l’ex­ter­mi­na­tion phy­sique, consciente et métho­dique, des oppo­sants poli­tiques se géné­ra­lise, comme l’ont fait le nazisme et le fas­cisme, comme l’ont fait Sta­line et Fran­co, comme au Chi­li ou en Iran. (Si nous consi­dé­rons une période suf­fi­sam­ment longue, quel est le pays qui serait absent de cette liste ?)

Mais les États n’ont pas seule­ment le mono­pole de la vio­lence légi­time, ils ont aus­si celui de la force orga­ni­sée : armée, police, ser­vices secrets. Qui serait de nos jours assez aveugle ou ingé­nu pour igno­rer que la tor­ture est une ins­ti­tu­tion de gou­ver­ne­ment semi-clan­des­tine ? Même si l’É­tat ne la légi­time pas ouver­te­ment, la tor­ture « est essen­tiel­le­ment le fait des États » [[Amnes­ty Inter­na­tio­nal. Rap­port sur la tor­ture. Gal­li­mard. 1974, p. 22.]]. « De plus la tor­ture n’est pas une simple exac­tion loca­li­sée, elle est inter­na­tio­nale ; des experts sont envoyés d’un pays à l’autre ; des écoles de tor­ture jus­ti­fient et enseignent les méthodes à employer ; des équi­pe­ments modernes, conçus et uti­li­sés pour tor­tu­rer font l’ob­jet d’un com­merce inter­na­tio­nal » [[Ibid. p. 21.]]

Nous n’in­sis­te­rons pas davan­tage sur ce que tout le monde connaît.

Toutes ces mani­fes­ta­tions ouvertes de la vio­lence sont mani­pu­lées de telle façon que leur pré­sen­ta­tion quo­ti­dienne écrite et en images laisse dans l’ombre leur véri­table sens et leur connexion avec le pou­voir. Le dis­cours social tra­vaille au niveau de la repré­sen­ta­tion pour inver­ser en sur­face la rela­tion pro­fonde. Le dis­cours pré­sente les choses comme si la vio­lence com­men­çait avec l’acte du sujet qui se rebelle ; sont vio­lents ceux qui n’ac­ceptent pas, ceux qui disent non à l’ordre social. Puis vient la vio­lence de l’É­tat, réponse à la pre­mière, vio­lence secon­daire : c’est la répres­sion néces­saire pour sau­ver la vie et les biens des hon­nêtes citoyens, droit sacré à la pro­prié­té, à la vie et au tra­vail. C’est-à-dire vio­lence béné­fique pour secou­rir la loi et l’ordre, l’ordre social.

Mais le pro­blème de la vio­lence sociale est beau­coup plus large et plus profond.

Ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler « ordre social » est un cer­tain ordre, une enré­gi­men­ta­tion, néces­saire à la per­pé­tua­tion de l’ordre éta­bli — que ce soit le capi­ta­lisme pri­vé ou d’É­tat – c’est-à-dire au main­tien de la divi­sion en classes, du tra­vail sala­rié, de la pro­prié­té, d’un type de pro­duc­tion et de consom­ma­tion sélec­tive et donc répressive.

Autre­ment dit « l’ordre » est la façade d’un sys­tème de domi­na­tion poli­tique qui est le contexte indis­pen­sable à l’ex­ploi­ta­tion éco­no­mique. La domi­na­tion est basée sur la force, sur la répres­sion, en un mot, sur la violence.

Que cette vio­lence pre­mière n’ap­pa­raisse pas immé­dia­te­ment à la conscience c’est là une condi­tion indis­pen­sable aux sys­tèmes de gou­ver­ne­ment dits libé­raux. Occul­ter cette vio­lence de base, pré­sente dans toutes les rela­tions de pou­voir et élé­ment fon­da­men­tal de ce que nous appe­lons l’É­tat, consti­tue une longue entre­prise his­to­rique de condi­tion­ne­ment qui entraîne la com­pli­ci­té des vic­times. Cette rela­tion fon­da­men­tale entre le pou­voir et ses vic­times, cette dimen­sion de l’ir­ra­tion­nel en poli­tique, cette arti­cu­la­tion entre les ins­ti­tu­tions répres­sives et l’in­cons­cient indi­vi­duel, repose sur le croi­se­ment de deux lignes, de deux axes d’or­ga­ni­sa­tion sociale : la filia­tion et la sexua­li­té, croi­se­ment qui est actua­li­sé dans chaque situa­tion par­ti­cu­lière et dans diverses formes orga­ni­sa­tion­nelles, qui déter­mine l’au­to­ri­té et qui entraîne la subor­di­na­tion des femmes et des jeunes [[« Nous sommes aus­si les adver­saires de l’au­to­ri­té patriar­cale et juri­dique des maris sur les femmes, des parents sur les enfants ; parce que l’his­toire nous apprend que le des­po­tisme dans la famille est le germe du des­po­tisme poli­tique… » M. Bakou­nine. Œuvres com­plètes. Ed. Champ Libre. Volume 2. 1974, p. 58.]]. C’est le dres­sage qui com­mence à la crèche, dans la famille, à l’é­cole, à l’u­sine. C’est le pou­voir du chef, du patron, du flic. C’est sur cette « inté­rio­ri­sa­tion de la vio­lence » que repose l’É­tat. En un sens, elle est l’É­tat lui-même.

C’est ain­si que le prêche qui condamne le prin­cipe de la vio­lence ne fait que légi­ti­mer le pou­voir ins­ti­tu­tion­na­li­sé actuel.

Le pro­ces­sus de pro­duc­tion capi­ta­liste, qui n’est qu’un seg­ment de ce vaste pro­ces­sus his­to­rique de domi­na­tion et d’ex­ploi­ta­tion, déter­mine ou plu­tôt accen­tue et com­plète la consti­tu­tion d’un monde social « objec­tif », « réi­fié ». Pour le dire en des termes connus : le rap­port réel de l’homme avec son pro­duit est inver­sé dans la conscience. Dès lors les caté­go­ries psy­cho­lo­giques — pro­duit de l’in­té­rio­ri­sa­tion de la vio­lence pri­maire — sont des caté­go­ries de la domi­na­tion, c’est-à-dire, des caté­go­ries politiques.

De la sorte, les termes oppo­sés sont confon­dus, la vio­lence est aus­si bien la réponse à la répres­sion — répres­sion et refou­le­ment vont de pair dans le pro­ces­sus de domi­na­tion — que la répres­sion elle-même. Pour le résu­mer en une for­mule : la vio­lence est une fonc­tion de la struc­ture de domination.

Nous pou­vons pen­ser alors que la vio­lence ne ces­se­ra d’exis­ter que dans une socié­té non répres­sive. Dans le monde uto­pique de l’a­nar­chie, elle sera le sou­ve­nir du désordre, la marque du vieux monde.

Mais l’a­nar­chie n’est pas seule­ment l’u­to­pie, elle est fon­da­men­ta­le­ment la néga­tion des rap­ports de pou­voir exis­tants et leur trans­for­ma­tion dans un sens liber­taire. Nous devons lut­ter dans cette socié­té, ici et main­te­nant, « il n’y a pour nous ni ciel plus pro­pice ni terre plus fer­tile ». La vio­lence nous est impo­sée comme répres­sion sociale d’a­bord, comme répres­sion poli­cière ensuite ; enfin, comme impé­ra­tif iné­luc­table de la lutte. Parce que l’op­pres­sion de l’É­tat et l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste sont les formes typiques de la vio­lence organisée.

Rébellion et insurrection

Alors, « on a rai­son de dire que la vio­lence et la révo­lu­tion appar­tiennent plus au vieux monde qu’au nou­veau, plus à l’au­to­ri­ta­risme bour­geois qu’à l’a­nar­chisme pro­lé­taire en ce qu’elles pré­sup­posent tou­jours l’exis­tence de l’au­to­ri­té contre laquelle se sou­le­ver et com­battre ; et en ce que, d’un cer­tain point de vue, elles-mêmes ont ten­dance à deve­nir une mani­fes­ta­tion auto­ri­taire ». (Fabri, 1928).

Et si la vio­lence est liée à la Révo­lu­tion c’est parce que la Révo­lu­tion est liée à la socié­té actuelle. C’est à l’in­té­rieur du sys­tème capi­ta­liste et éta­tique que se déve­loppe le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Le pro­blème est alors non pas celui de la vio­lence en elle-même, mais de la légi­ti­ma­tion de la violence.

La révo­lu­tion oppose à l’ordre exis­tant, au sys­tème capi­ta­liste et à l’É­tat, un pro­jet, une image d’autres rela­tions sociales, une stra­té­gie du chan­ge­ment. Mais l’u­to­pie fait par­tie du monde actuel, en tant que néga­tion, certes, mais construite sur les mêmes bases historiques.

La révo­lu­tion est aus­si, et fon­da­men­ta­le­ment, la contes­ta­tion en acte du sys­tème éta­bli. Pour les révo­lu­tion­naires, la révo­lu­tion n’est pas une idée abs­traite, n’est pas le grand soir, ni un mil­lé­na­risme ; c’est un pro­ces­sus social, col­lec­tif, qu’il faut construire et mettre en place quo­ti­dien­ne­ment jus­qu’à ce qu’on arrive au moment insur­rec­tion­nel et expro­pria­teur qui inter­rompt la conti­nui­té existante.

C’est par rap­port à ce pro­ces­sus révo­lu­tion­naire que la vio­lence acquiert un sens par­ti­cu­lier — celui qui nous inté­resse — dans notre monde capitaliste.

L’ac­tion vio­lente extraite, iso­lée du réseau de rela­tions sociales dans lequel elle s’ac­com­plit, ne peut être vue qu’à tra­vers de vaines consi­dé­ra­tions mora­listes : la méchan­ce­té de la vio­lence, le carac­tère sacré de la vie. D’ac­cord, et parce que nous aimons la vie, nous ne renon­çons pas à la lutte.

Dans la réa­li­té sociale, dans la réa­li­té de la lutte de classes, de l’op­pres­sion gou­ver­ne­men­tale et patro­nale, ce qui dif­fé­ren­cie la vio­lence révo­lu­tion­naire de la vio­lence d’É­tat, ce qui lui donne son carac­tère propre, ce n’est pas la carac­té­ris­tique de l’acte violent en lui-même, ni les signi­fi­ca­tions attri­buées par la mani­pu­la­tion spec­ta­cu­laire-mar­chande, ni le fait d’être indi­vi­duel ou collectif.

Bien sûr, le pro­to­type de la vio­lence révo­lu­tion­naire est la vio­lence col­lec­tive, l’ac­tion directe dans l’u­sine, la rue, l’ac­tion de masse qui dis­loque le pou­voir cen­tral et l’o­blige à mon­trer sa véri­table face : celle de la vio­lence qui défend les privilèges.

Quand la vio­lence col­lec­tive tend à se géné­ra­li­ser de façon spon­ta­née et concer­tée — quand elle fait par­tie d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire — elle nous rap­proche de la pos­si­bi­li­té de l’in­sur­rec­tion. C’est en elle, dans l’in­sur­rec­tion que l’as­pi­ra­tion liber­taire ren­contre le pro­jet anarchiste.

Un autre type de vio­lence contre l’É­tat est mar­qué par son carac­tère évident de réponse à la répres­sion. Ce sont les exemples clas­siques du pré­ten­du « ter­ro­risme anar­chiste », que les anar­chistes ont tou­jours défen­du et qui sont en rap­port avec une époque ou avec un cer­tain type de socié­té où la vio­lence était per­son­ni­fiée. Case­rio exé­cu­ta Car­not parce qu’il était res­pon­sable de la per­sé­cu­tion des anar­chistes et du meurtre de Vaillant. Cáno­vas del Cas­tillo était le pré­sident du Conseil de Ministres ; il a été res­pon­sable des assas­si­nats, sup­plices, tor­tures appli­quées aux pri­son­niers de Mont­juich. Angio­lil­lo, exi­lé, tra­vaillait comme typo­graphe ; il déci­da de faire le voyage de Tra­fal­gar Square aux bains de San­ta Ague­da et tua Cáno­vas d’un coup de feu. Angio­lil­lo est mort dans le « gar­rote vil ». Et Gae­ta­no Bres­ci, tis­se­rand, quit­ta Pater­son, New Jer­sey, pour retour­ner en Ita­lie et ven­ger les pay­sans fusillés par ordre du roi Hum­ber­to. Il le tua à Mon­za. Et Alexandre Berk­man qui atten­ta contre le négrier Frick, res­pon­sable de l’as­sas­si­nat de 11 ouvriers de la Car­ne­gie Steel Com­pa­ny. Et Wil­kens qui tua le mas­sa­creur des gré­vistes de la Pata­go­nie… la liste est longue et elle n’est pas close.

Dans les pays où se déve­loppe la gué­rilla urbaine, ce type d’exé­cu­tion des bour­reaux conti­nue à se pratiquer.

Dans le monde moderne, dans cette socié­té capi­ta­liste avan­cée de consom­ma­tion spec­ta­cu­laire où la repré­sen­ta­tion, l’i­ma­gi­naire, acquièrent un poids, une iner­tie uni­for­mi­sa­trice, les formes de la vio­lence deviennent plus imper­son­nelles. La répres­sion ne s’exerce plus dans les aires mar­gi­nales, mais elle se géné­ra­lise, se déper­son­na­lise et tend à tout englou­tir et tout unifier.

La violence et le projet

À l’é­gal d’An­gio­lil­lo au siècle der­nier, Puig Antich fut gar­rot­té — et avant lui Del­ga­do et Gra­na­dos. Le « gar­rote vil » est réser­vé aux anar­chistes et aux « délin­quants de droit com­mun » ; la mort aus­si les unifie.

Les GARI prennent la relève en France, mais à un moment où le ter­ro­risme d’É­tat, le ter­ro­risme « révo­lu­tion­naire » et le ter­ro­risme fas­ciste sont dif­fi­ciles à dis­tin­guer, et pas seule­ment à cause de l’in­fluence de la presse et de la TV. De même qu’il y a un fas­cisme de masse, il y a aus­si un ter­ro­risme, un type de vio­lence « illé­gi­time » en ce qu’il n’est pas exer­cé direc­te­ment par les appa­reils d’É­tat, mais qui repro­duit les rap­ports de pou­voir exis­tants et tend à s’im­po­ser comme exté­rieur à la lutte popu­laire, à se sub­sti­tuer à elle, et à récréer des nou­velles (ou anciennes) condi­tions de domi­na­tion et d’exploitation.

Dans le large spectre de la vio­lence poli­tique, il existe une zone neutre où il est dif­fi­cile de s’o­rien­ter et dif­fi­cile de défendre cer­taines actions vio­lentes, où la stra­té­gie est confuse. Ten­ter de la cla­ri­fier est un tra­vail qui reste à faire. Au pôle fas­ciste, la chose est claire ; la vio­lence est une forme clan­des­tine de la vio­lence d’É­tat. À l’autre pôle, où le mot révo­lu­tion recouvre plu­sieurs choses dif­fé­rentes, et à un moment où les actions col­lec­tives n’ont pas un carac­tère révo­lu­tion­naire mais plu­tôt réfor­miste, la vio­lence de petits groupes est liée plus que jamais au pro­jet qui l’ex­plique et la légi­time ; étant don­né que ce pro­jet, pour les anar­chistes, est lié étroi­te­ment à la néga­tion et trans­for­ma­tion des rap­ports de pou­voir exis­tant ici et main­te­nant dans la socié­té actuelle, il existe, il doit exis­ter une éthique de l’ac­tion, une rela­tion entre les moyens et les fins.

Même si toute vio­lence des oppri­més est jus­ti­fiée d’a­vance, elle doit, pour être révo­lu­tion­naire, s’ins­crire dans un mou­ve­ment et dans un pro­jet, elle doit être légi­ti­mée par la fina­li­té qui est pour­sui­vie, c’est-à-dire la créa­tion d’un monde non répres­sif, sans exploi­ta­tion éco­no­mique ni domi­na­tion poli­tique. Sans État. [[Il est évident que la fin recher­chée — le conte­nu uto­pique du pro­jet — ne se situe pas dans le futur, ce qui jus­ti­fie­rait après-coup l’u­ti­li­sa­tion dans l’ac­tion de n’im­porte quels « moyens » (le pré­sent c’est le seul temps pos­sible de l’ac­tion). Ce que nous rou­lons dire c’est que dans chaque acte de vio­lence révo­lu­tion­naire le conte­nu qui le légi­time dépend de la place que cet acte occupe par rap­port à un pro­jet, à une fina­li­té liée à l’acte lui-même.]]

Le pou­voir en place a inté­rêt à dépo­li­ti­ser la vio­lence qui s’op­pose à lui et à la rame­ner au rang d’une vio­lence « cri­mi­nelle », sans conte­nu révo­lu­tion­naire, vio­lence de for­ce­nés et d’é­ga­rés sociaux. La confu­sion sur l’o­ri­gine idéo­lo­gique à laquelle les médias tendent si faci­le­ment va dans ce sens. L’u­ti­li­sa­tion du terme « anar­chie » leur sert de char­nière. Quant Ponia­tows­ki, ministre d’É­tat, ministre de l’In­té­rieur, dénonce « le mépris crois­sant de la loi, germe du désordre, du crime et de l’a­nar­chie », il montre bien le jeu : la loi et l’ordre sont une seule et même chose ― à savoir, le code bour­geois et la sta­bi­li­té du sys­tème poli­tique —, leur sont oppo­sés le désordre, le crime et l’a­nar­chie. Si le mot anar­chie est uti­li­sé dans le sens du désordre son usage est redon­dant mais le sens poli­tique qui appa­raît est immé­dia­te­ment repris et réduit à celui de la cri­mi­na­li­té. On ne voit plus là que les éter­nels trouble-fête, les « ban­dits anar­chistes » du chan­ce­lier Schmidt.

Par bon­heur sub­siste dans la conno­ta­tion du terme d’a­nar­chie une cer­taine valeur irré­duc­tible qui l’a pré­ser­vée jus­qu’à pré­sent de la dégra­da­tion qu’ont subie d’autres déno­mi­na­tions jadis radi­cales et révolutionnaires.

Nico­las

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