La Presse Anarchiste

Allemagne : Stuttgart la fin de l’expiation

Rare­ment l’ap­pa­reil judi­ciaire s’est don­né les moyens d’un spec­tacle tel que celui qui nous vient d’Al­le­magne à l’oc­ca­sion du pro­cès des membres de la « Frac­tion Armée Rouge » plus connue sous le nom de Bande à Baa­der : salle de jus­tice construite en prise directe sur la pri­son, uni­que­ment pour cette occa­sion, cages à l’é­preuve des balles pour le jury, filet contre d’é­ven­tuelles bombes aériennes, déploie­ment mas­sif des forces de police.

Est-ce seule­ment la peur des actes déses­pé­rés et sui­ci­daires des « anar­chistes » encore en liber­té ou les « crimes » et per­son­na­li­tés des accu­sés qui jus­ti­fient cette super mise en scène ? L’É­tat alle­mand se sent-il tel­le­ment mena­cé qu’il s’offre par cette hyper­tro­phie du théâtre judi­ciaire la pos­si­bi­li­té d’un réconfort ?

Il semble qu’au-delà des expli­ca­tions tra­di­tion­nelles, un sens plus pro­fond doive être recher­ché à la bour­sou­flure de rites que, même dans sa para­noïa la plus intense, la socié­té du spec­tacle n’a­vait que rare­ment atteinte.

Certes, Baa­der, Mein­hof et leurs cama­rades ont su frap­per aux points les plus sen­sibles de la ron­ron­nante socié­té alle­mande : les banques et les camps amé­ri­cains. Certes l’in­fluence du conser­va­tisme le plus réac­tion­naire sinon d’un fas­cisme inavoué est encore bien pré­sente en Alle­magne : les jour­naux de la chaîne Sprin­ger, la C.D.U. de Mon­sieur Strauss ont vite sai­si l’oc­ca­sion pour réaf­fir­mer la néces­si­té d’un État fort et même mus­clé. Mais quelle que soit l’am­pleur de leurs actions, les accu­sés ne paraissent que peu jus­ti­fier une répres­sion aus­si for­ce­née, une publi­ci­té aus­si inten­sive pour leur pro­cès : le spec­tacle est sans com­mune mesure avec le « dan­ger » réel d’un groupe, semble-t-il, assez iso­lé et d’au­dience rela­ti­ve­ment limitée.

L’exem­pla­ri­té de ce pro­cès, des lois d’ex­cep­tion pro­mul­guées à cette occa­sion, du trai­te­ment réser­vé aux pri­son­niers (iso­le­ment total, non-inter­ven­tion pour sau­ver Hol­ger Meins mort pen­dant sa grève de la faim…) n’est pas réel­le­ment des­ti­née à pré­ve­nir les risques de conta­gion des idées et des actions de la Frac­tion Armée Rouge.

En fait, l’É­tat alle­mand pro­cède à la liqui­da­tion défi­ni­tive des freins que l’his­toire récente avait mise à l’exer­cice de sa toute-puis­sance. Dans une Alle­magne mar­quée par l’hit­lé­risme, la répres­sion ne pou­vait que se faire dou­ce­reuse, l’É­tat ne pou­vait que se conso­li­der len­te­ment sous peine d’é­vo­quer irré­sis­ti­ble­ment un pas­sé encore bien proche. Il fal­lait donc jouer le jeu démo­cra­tique le plus tra­di­tion­nel, tabler sur le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, s’ou­vrir à l’Est et s’a­ge­nouiller au mémo­rial d’Au­sch­witz. Mais l’heure de l’ex­pia­tion semble main­te­nant pas­sée. La culpa­bi­li­sa­tion vis-à-vis de l’ex­té­rieur n’est plus de mise. Ayant recons­truit sa puis­sance éco­no­mique et poli­tique, l’É­tat alle­mand doit se don­ner les moyens de son ren­for­ce­ment et affir­mer sa force.

Il lui faut mon­trer non seule­ment à l’in­té­rieur de ses fron­tières, mais aus­si à l’ex­té­rieur qu’il ose frap­per fort, qu’il peut se le per­mettre. Il affirme ain­si que son pas­sé est liqui­dé, qu’il n’est plus un obs­tacle à sa domi­na­tion. Il demande à être enfin recon­nu comme un État à la pano­plie duquel il ne manque plus une arme. Il se veut entiè­re­ment cré­dible et capable d’é­vo­luer en égal dans le grand concert des nations policées.

La super pro­duc­tion de Stutt­gart est l’acte offi­ciel de nais­sance de l’É­tat alle­mand recou­vrant sa pleine sou­ve­rai­ne­té. À ce titre, Baa­der et ses cama­rades deviennent les marion­nettes et les vic­times d’un spec­tacle sur le livret duquel ils n’ont aucune prise. Para­doxa­le­ment, en vou­lant détruire l’É­tat alle­mand, ils ont four­ni le pré­texte à celui-ci de s’af­fir­mer défi­ni­ti­ve­ment. Ils risquent de payer très cher cette erreur. Nous aus­si, si nous ne trou­vons pas le moyen de cas­ser les fils qui les main­tiennent prisonniers.

Serge

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