Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu…Être gouverné, c’est être à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné. pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !
[/J.P. PROUDHON (Idée générale de la Révolution au XIXe siècle)./]
Ne nous laissons pas compter
Le recensement est OBLIGATOIRE ! Remplir les feuilles de recensement est obligatoire ! En vertu du décret du tant et tant… bref c’est obligatoire et d’ailleurs, si vous rechignez, il vous en coûtera 40 F, ils l’ont dit à la radio ! Il n’en faut pas plus : le « chef de ménage » [[C’est le « chef de ménage », en principe un homme sauf cas particulier, qui reçoit le dossier et remplit la feuille de logement en y inscrivant d’autorité « l’épouse, le fils, la mère, la belle-fille, le neveu » etc. ; et il remplit aussi les bulletins « individuels » pour toute personne inscrite par lui sur la feuille de logement. Cette opération repose fondamentalement sur la structure familiale, le « ménage », malgré les apparences elle ne prend pas en considération les individus, ceux-ci sont placés sous la responsabilité d’un « chef de ménage » dont ils peuvent éventuellement n’avoir rien à foutre ! Pour ces individus mineurs, sous tutelle, épouse, fils, etc. le recensement ne s’adresse pas à eux, ils n’en ont donc rien à foutre non plus, ça ne les concerne pas.]] armé de son stylo se met en devoir d’énumérer les caractéristiques qui, chez lui, ont eu cette année l’honneur d’intéresser l’État. Quels diplômes ? Dans le même logement que le 1 – 1‑63 ? Les cabinets d’aisance, avec ou sans chasse d’eau ? OS 1, OS 2, qualifié ou hautement qualifié ? « Si vous êtes dans un autre cas, précisez votre position hiérarchique » ! « L’agent-recenseur » vous aidera à vous situer exactement dans les casiers savamment composés par l’INSEE (il est payé à la pièce).
L’INSEE, puissance tutélaire, forcément impartiale, qui compte tout, sait tout, a réponse à tout, et qui a pour cela le droit de poser les bonnes questions, de « recueillir les informations indispensables à l’étude de tout problème démographique, économique ou social ». Ou politique ? Non, politique, c’est pas l’affaire de l’INSEE, ça n’a rien à voir là-dedans. Ah bon, alors à qui ça sert ces informations ? eh bien à ceux qui font l’étude de « tout problème démographique, etc. ». Et pour qui la font-ils cette étude, sinon à l’usage des génies politiques et administratifs qui ont la bonté de prendre les décisions à notre place et de faire ainsi notre bonheur quotidien, « économique et social » ? — Taisez-vous et remplissez, sinon 40 F !
Ainsi il y aurait des lois qui m’obligeraient à déclarer par écrit, à je ne sais pas qui, quel est mon grade si je suis agent de l’État, à repérer parmi les 13 cas possibles mes diplômes, ma sous-qualification ou mon inculture, à déclarer depuis combien de temps je cherche du travail, à indiquer le nom des personnes qui habitent chez moi que cela leur plaise ou non, etc., etc ? Vous avez vu ça dans les lois, vous ? Et même si c’était vrai, ça vous paraîtrait acceptable ? Le jour où la « loi » se mettrait à prescrire de déclarer quelle est votre fréquence d’utilisation des installations sanitaires, combien de temps vous dure votre linge de corps, le nombre de repas que vous prenez 1. chez vous, 2. chez des amis. 3. au restaurant (important pour certaines études « économiques et sociales »…) vous allez répondre à tout ça et à autre chose encore ?
Est-ce que ça ne suffit pas de remplir déjà d’innombrables formulaires en de multiples exemplaires, pour faire quoi que ce soit : pour aller à l’école, faire des études, chercher du travail, trouver du travail, disposer de l’argent gagné par son travail, pour se faire soigner, pour voyager en congé payé, pour déclarer ses « revenus », pour entrer dans une bibliothèque publique… Numéroté, fiché, codé, qualifié, quantifié et finalement recensé ! Par qui et pour quoi ?Vous n’avez même pas à le savoir, puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien !
Puisqu’on vous dit que ces renseignements « ne serviront qu’à l’établissement de tableaux statistiques anonymes » (mais alors pourquoi faut-il absolument y porter des noms… ?) Eh bien, peut-être que ces renseignements ne prendront pas immédiatement le chemin des fichiers de la préfecture de police ou du grand ordinateur SAFARI ; en tout cas on voit bien l’intérêt qu’ils présentent pour fabriquer des circonscriptions électorales sur mesure. Mais ce qui compte, c’est qu’en tout cas cela ne dépend pas de nous, de vous et de moi, qui n’avons aucun contrôle réel sur ce qu’on fera de tout ça, et qui sommes obligés de faire une confiance aveugle à des instances (INSEE, Ministère de l’Intérieur) dont on apprend tous les jours qu’elles ne dépendent pas de nous, mais nous d’elles ! Et cela seul suffirait pour que nous refusions cette allégeance au pouvoir, à l’administration, à la statistique.
Encore, dans les grandes villes, on peut penser qu’il sera plus facile de neutraliser les conséquences éventuelles de cette mise en fiche ; mais dans les villages, les petits bourgs, les campagnes où les maires et les gendarmes, qui souvent portent eux-mêmes les feuilles de recensement, ne sont pas sans relations mutuelles ? Le recensement ne met-il pas en place un dispositif de quadrillage qui facilitera le repérage d’un certain nombre de personnes ? Pas les gros fraudeurs fiscaux, bien sûr, ni les généraux tortionnaires, ni les gangsters ou les maquereaux : ceux-là ont leur place reconnue dans une société convenable. Mais les déserteurs, de l’armée ou « de l’ordre social régnant », les objecteurs, les insoumis, les fugueurs, les trimardeurs, les résistants au travail et à l’ordre moral, les étrangers, les immigrés sans-papiers, les marginaux de toute espèce partis prendre l’air sans donner leurs raisons ni remplir de fiche de séjour… Quel bon prétexte pour les « autorités » des petites localités pour aller voir de plus près ce qui se passe dans ces fermes ou maisons communautaires plus ou moins isolées, pleines de passages, d’étrangers au pays, de jeunes chevelus et par conséquent suspects, « capables de tout » ! Recensez-moi tout ce monde-là et plus vite que ça, C’EST OBLIGATOIRE !
Quant à ceux qui penseraient qu’ils n’ont rien à voir avec ces gens-là, et qui ne voient pas pourquoi ils ne répondraient pas aux questions qu’on leur pose, « n’ayant rien à cacher », invitons-les à regarder de plus près ces questionnaires : quelles sont les caractéristiques sur lesquelles l’État s’intéresse à nous et nous comptabilise ? SEXE, NATIONALITÉ, FORMATION, PROFESSION ET LOGEMENT ! Tout un monde, toute une vie !… Ce sont là, sous nos yeux, les dimensions mêmes auxquelles la société « moderne » nous réduit, les mécanismes sociaux, par lesquels elle transforme des êtres vivants en robots salariés, en téléspectateurs, en touristes de masse, en citoyens tricolores, en morts au champ d’honneur — bref, en FRANÇAIS MOYENS !
Et on voudrait nous faire croire qu’à partir de là, les meilleures études démographiques, économiques et sociales seraient capables de fournir les moyens de construire un monde qui soit seulement vivable !
Voilà, sur la base d’une législation imaginaire, une opération qui de toute façon ne pourra que contribuer à reproduire la société telle qu’elle est, à renforcer l’isolement, le quadrillage, la réduction des individus — une opération qui se présente et se déroule sous le signe de la menace, de la sanction, de la délation !
À ces menaces, il faut répondre par la désobéissance collective, qui aujourd’hui sur le recensement, comme sur le service militaire et les impôts alimentant le budget de l’armée, et demain sur autre chose, nous permettra de nous reconnaître, de nous retrouver, renforcera notre volonté de résister et de nous organiser ― contre un pouvoir qui ne nous administre et ne nous recense que pour mieux nous opprimer et nous exploiter !
Quant aux 40 F… on verra bien comment ils feront pour nous les extorquer. Dans le pire des cas, ça nous permettra encore de nous rassembler et d’expliquer, collectivement, ce que nous pensons de leur mise en carte.
Les Moutons Enragés